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On ne désirait rien tant que le déroulement normal des choses sur la place en bas. Le déroulement normal des choses pouvait inclure des accidents voire même des catastrophes, même s’il consistait surtout en l’absence de tout événement remarquable - sauf à remarquer ce qui n’avait pas lieu de l’être. Le déroulement normal, en fait, c’était le cours des choses telles qu’il se déroule sans nous. C’est ça qu’on voulait, comme une objectivité du monde réel - réel c’était comme normal, extérieur à soi, pas entaché de nous, indiscutable, puisque tout ce qui provenait de nous nous semblait discutable. La règle de base pour obtenir la garantie que le déroulement des choses était normal sur la place en bas, c’était que nous n’y soyons pas : les choses se déroulent en notre absence comme elles se dérouleraient en notre absence, c’était le principe. L’insuffisance de la méthode qui repose sur ce seul principe est la suivante : comment savoir si les choses se déroulent comme en notre absence lorsque nous ne sommes pas là, si nous ne sommes pas là pour le constater ? On avait pensé demander à quelqu’un d’aller voir pour nous, et de nous faire des rapports, mais alors la personne qu’on aurait chargée de cette mission aurait été une part de nous, et nous aurions été présents sur place par son biais - c’était une impasse. La meilleure solution était la suivante : avoir vue sur la place en bas depuis un lieu qui nous empêchait d’y intervenir, par exemple le toit d’un immeuble, ou encore un balcon haut perché. Avec la mort dans l’âme et l’angoisse au ventre, ainsi que quelques lacunes technologiques qui nous auraient peut-être sauvé la mise, nous dûmes renoncer : si nous pouvions voir la place, c’est que nous étions visibles depuis elle, et donc fatalement des éléments qui constituait ce qu’elle était. Ce réel qui nous contenait était décidément bien épineux.