dimanche 31 octobre 2010

353 : samedi 30 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (16/18) Trois heures après réception de ma missive, l’effrontée avait osé se contenter d’un bref « bonjour », sans majuscule, rapidement tapé sur le tchat. Mon cœur s’emporta de colère, surprise ou déception. Comment osait-elle s’arranger avec un si mince effort alors que j’avais pris soin de trouver les mots ? Je ne savais que répondre et n’avais d’ailleurs rien à dire de précis ou de vague, c’est pourquoi je préférais réaliser une pirouette et prendre la fuite, prétextant un empêchement professionnel. Je passais hors-ligne et m’éclipsais subitement. C’était tout à la fois facile, lâche et déprimant. Insatisfaite, j’allais fouiller à nouveau dans son profil en espérant détecter un indice me prouvant qu’elle aurait été capable de m’offrir mieux : masturbation misérable de l’esprit. La fiction au secours d’une sexualité en dépérir n’a pas le goût du miel. La recherche est vaine : on ne remplace pas un corps par son avatar informatique.


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Société du spectacle Foule en liesse, comme une kermesse. Les badauds crient et sourient, transportés par les rythmes et cadences de la fanfare ils lèvent les yeux. Tous sont à la fête, public aussi bien que baladins. Et eux ont oublié qu'ils sont monté sur des chars, ont chaussé des échasses, mis des perruques, enfilé des masques. Théâtre de rue, où les actions de représentation s'extériorisent et sortent dans la rue. Les comédiens s'oublient. Ce ne sont pas les seuls. Dans une salle de bal par la danse il devient possible d'être à la fois spectateur et protagoniste, sans mise en scène, c'est surtout un lieu de rencontres, occasion d'une célébration. Le spectacle se produit aussi au dedans, en des lieux clos. Maisons de quartier, théâtres, opéras. Quatrième mur ? Il se produit alors des moments qui sont uniques, on "donne" des œuvres, alors interprétations qui sont incarnations de partitions, ou bien encore pures créations. D'un soir à l'autre il peut se trouver nombres de variations dans les représentations, pour les acteurs c'est un présent qui se rejoue en permanence, provisoirement, pour un temps, le temps de la représentation de l'œuvre qui deviendrait presque motif. Dans ce cadre, le prix des places s'échelonne selon les positions dans la salle ou dispositions de l'audience - relatives à la vision, à l'audition, à l'isolation aussi vis-à-vis des autres spectateurs. D'aucuns au premier rang se concentrent pour tout voir, tout percevoir, sans distance importante. Leur ouïe est un peu assourdie, les perspectives de leur regard balayant les espaces de la scène. Ceux-là ont voulu se placer au devant, à l'avant, être les premiers. N'ont peut-être pas pris garde au buste triomphant qui surplombe parfois l'estrade, ou ne font pas attention au charme discret des éventuelles loges tout en haut, ou de côté, de parts et d'autres, là où l'on voit tout ce qui se passe ou presque, là où on est vu de personne, là où l'on se sert de petites jumelles (parfois de véritables objets d'orfèvrerie) pour observer avec minutie le détail des performances ou l'ensemble de ce qui a lieu sur scène, là-haut où l'acoustique des musiques se déploie dans une ascension qui magnifie, qui unifie le son. Pensons aussi à ces perspectives radicalement autres, et quasi renversées, celle des artistes ou gens de scène, qui sans se faire voir, souvent penchent la tête, le regard oblique, pour observer de l'autre côté, en coulisse, derrière le rideau ou les pans du décor, d'un air parfois amusé ou angoissé, et non sans une certaine complicité.


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On pouvait les tuer, ceux du fond du sud enneigé, on ne pouvait pas les convertir. Ils ne bronchaient pas, imperturbables, impassibles et supérieurs. Ils ne donnaient aucun signe d’affaissement ou de doute, pas la moindre apparence d’hésitation. Ils semblaient ne pas être gênés par l’idée de tous mourir bientôt, ils étaient en cela invincibles et très gravement menacés, seulement protégés par les distances immenses au bout desquelles ils vivaient. Puisque peu leur importait que la vie leur soit retirée du moment que jusqu’à la mort de leur corps, l’âme dont ils étaient avec Dieu le seul détenteur ne soit pas cédée à d’autres avidités ni à d’autres petits maîtres, ce dont ils étaient les seuls décisionnaires, et surtout les uniques titulaires de la force permettant de ne point s’y résoudre, ce furent d’autres communautés que celles dont ils étaient fragments qui travaillèrent à l’exil qui sauverait leur vie, des groupes d’anarchistes enfiévrés de romantisme mystique et d’écrivains éperdus de mysticisme romantique, des anarchistes écrivains résidant dans les majestueuses, populeuses et splendides villes du nord, et des écrivains anarchistes issus des cités somptueuses, baroques et grouillantes au loin, qui s’éprirent de ces fous perdus infiniment sages et démesurément grands d’âme, comme on s’embrase ou se prend d’amour pour un autre soi-même meilleur que soi, dont on voudrait qu’il réussisse à sa place ce que l’on a pas su accomplir, et ceci pour peut-être laisser possible qu’une place reste à prendre pour soi-même à ses côtés, et de façon surtout à ce que sa propre existence demeure plus légère et plus vaste de savoir que tant de grandeur était du monde où l’on coulait soi-même ses jours.


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Il avait découpé un essieu de charrette pour en faire un jeu de palets. Dehors, il portait une casquette presque en permanence ; le reste du temps son crâne chauve et blanc en laissait voir la trace sur le front et la nuque, tout comme son torse nu montrait précisément la marque claire du maillot de corps. Il avait fabriqué la maquette d'une batteuse en intégrant au mécanisme le moteur de l'essuie-glaces d'une Deux Chevaux. Il avait dû accepter de vendre son accordéon pour pouvoir acheter encore quelques dizaines d'ares du côté de la Noue Morin. Il a eu la jaunisse au cours des dernières semaines. Il avait été réquisitionné pour travailler en Allemagne, pendant plus de quatre ans. Il avait eut une fille avant, une autre après. Il parlait peu.

samedi 30 octobre 2010

352 : vendredi 29 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (15/18) Le divertissement ponctuel était finalement devenu routinier. Il ne restait que le vice, une fumée de charbon qui se collait au bas-ventre et me poussait à collectionner ces entretiens que j'écourtais pour ne conserver que le parfum de corps emmêlés. Je laissais entendre que j’attendais plus : expression de ma perversité mais aussi prix à payer pour obtenir un verre ou un dessert sans avoir à dégainer mon porte-monnaie. Je ne m'amusais plus de ces badinages inutiles et ne prenais plus la peine de mimer une gêne ou une réserve. J’étais entrée sans difficulté en la matrice de cette séduction falsifiée. Il suffisait de reproduire les gestes d’une drague académique, de répéter les formules empruntées et de laisser penser qu'il s'agissait de la première fois pour ne pas blesser l'ego de ces saboteurs affectifs. Je m’étais égarée plus d’une fois entre les pattes d’hommes qui avaient cru pouvoir m’appâter à l’aide de messages plats et en général mal orthographiés. J’avais donc pris soin de sortir des codes ou conventions pour m’adresser à cette inconnue nouvellement aimée.


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C’était, une fois de plus, le restau du vendredi entre collègues, sans les chefs restés entre chefs, ce restau là, bien connu, sûr, et les impressions de déjà-vu qui allaient avec.


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Lorsqu’un hiver, des soldats vinrent faire rentrer les pacifistes dans les rangs de la subordination aux pouvoirs terrestres, du sang fut versé sur les neiges qui recouvraient les chemins du village que l’armée avait choisi au hasard. Les pacifistes ne se défendirent pas, ne combattirent ni ne luttèrent par la force, les soldats ne faiblirent ni ne défaillirent. Les premiers restèrent de marbre, ni arrogants ni dressés, tout simplement indifférents, tandis que les seconds plantaient des lames dans leur chair et les mettaient en joue pour tirer, et tiraient, certes surpris de ne point rencontrer de résistance, mais acceptant que l’imprévue facilité de la tâche ne les dispensât pas soudainement de tout de même l’accomplir. Les fantassins tuèrent tous ceux qu’ils trouvèrent dans les rues du village où ils avaient débarqués, ils n’eurent pas pour ceci à recourir à davantage d’aptitudes martiales que si on leur avait commandé de détruire des fétus de paille, mais ce n’avait pas été pour eux comme abattre des épouvantails, car ce furent des porteurs de regards infiniment bons, calmes et sages qu’ils durent assassiner. Ils repartirent moroses. Les yeux qui dans l’immense plaine déserte n’étaient pas là pour les voir auraient perçu dans leur démarche un infime abattement.

vendredi 29 octobre 2010

351 : jeudi 28 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (14/18) Je m’étais gavée des ressources du réseau comme un enfant qui se serait jeté sur un flot de bonbons qui lui eut été offert gracieusement. À la poursuite d'un tremblement, d'une excitation qui ne venait plus à force d'abus, j’étais hâtivement passée à l'utopie du sexe expéditif et sans entorse. Le jeu ne valait déjà plus d'être vécu. Ici, la chandelle se consumait trop vite, avant même que l'échange ait été consommé. Il s'agissait d'être rapide, de choisir habilement, de deviner les replis de gras qui tapissaient certaines panses. Sélection très sommaire souvent dictée par l'ennui provoqué par la répétition journalière, le recommencement du labeur nécessaire à la subsistance ou l’impossibilité de réveiller son cœur. La plus grande faiblesse des hommes était sûrement de ne pas s'imaginer faire partie de l'échiquier. J'avais déplacé trop de pions qui se croyaient rois, les laissant au préalable venir à moi, me glisser un numéro, me proposer un rendez-vous dans leurs quartiers, attendre que je boive un peu trop les entraînant à boire pour abréger la conversation qui se faisait pesante.

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C’était un village qui avait foutu dehors ses habitants. Perché sur son éperon de roches et d’herbe rase, de bourrasques sifflantes et de corneilles croassantes, il les avait tous épuisés, lessivés, découragés. Les uns après les autres, ils étaient partis. Le village était resté vide, dominant les vallées environnantes, s’exposant à tous les vents, faisant sonner la cloche de son église abandonnée et grincer la porte de son petit cimetière.


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Ils ne s’étaient reliés à rien, hormis les congénères qui formaient avec chacun d’eux leurs petits groupes, et l’espace au fond duquel ils menaient leur existence était si vaste qu’on le leur permit un temps, ou plutôt qu’il ne fut pas rapide de constater qu’une constellation de paysans illuminés vivaient dans l’extrême sagesse de l’insoumission, de l’ascèse, du pacifisme et de l’exaltation. Tôt ou tard, et précocement dans leur retard, les souverains qui à des milliers de verstes de là séjournaient dans des palais d’or coiffés de dômes à profils de bulbes, et officiaient dans des temples cruciformes coiffés de bulbes d’or, conçurent une vigoureuse hostilité à l’encontre de la constellation des visionnaires inspirés qui au sud ne portaient d’autre divinité que la leur, qui selon eux était celle de Dieu lui-même, et les sommèrent lourdement de rapidement retrouver la raison, la compagnie de la réalité et l’asservissement.


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C’était avoir oublié ce qui y était écrit, et avoir perdu ce post-it rose super important.

jeudi 28 octobre 2010

350 : mercredi 27 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (13/18) Du catastrophisme à l’utopie : les nouveaux réseaux comme cheval de Troie des relations galantes mais aussi comme forme d’expansion de leurs possibilités. On avait tout dit de ces nouvelles liaisons et on s’était aussi empressé de condamner les dangers qui paraissent aller nécessairement de pair avec elles. On s’ajoutait ici et là grâce à des prétextes fallacieux : motifs professionnels, connaissances communes et de plus en plus éloignées, intérêts partagés ou simples tentatives pour nouer un contact sexuel, comme on se serait rabattu sur un anonyme en fin de soirée en quittant un quelconque bar.


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Les feuilles volantes Un type, un gars qui cause à la radio, un spécialiste de Michelet – j'imagine qu'il s'agit de Jules, l'historien – raconte que ce dernier rédigeait son journal sur des feuilles volantes et non pas dans un cahier. L'inconvénient des feuilles volantes, car pour notre spécialiste il s'agit d'un inconvénient, c'est que les chances de retrouver les passages égarés ou reniés sont quasi nulles. Le chercheur préfère les biffures sur cahier, qui laissent au moins une petite chance de décrypter ce que l'auteur a voulu supprimer du journal et, qui sait, de comprendre pourquoi tel ou tel passage a été rendu illisible. Les feuilles volantes constituent donc un obstacle au travail de nos spécialistes mais elles apparaissent aussi comme une astuce utile aux rédacteurs de journal. Grâce aux feuilles volantes, ils peuvent choisir ce qu'ils veulent faire apparaître de leurs écrits, et aussi, bien entendu, ce qu'ils veulent faire disparaître pour de bon. Choisir les feuilles volantes plutôt que le cahier permet ainsi d'élaborer des zones d'invisibilité, des vides plus intéressants que les zones d'illisibilité en cela qu'ils permettent aux lecteurs possibles du journal d'imaginer un monde de mots et de faits qui n'a pas de limite.


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Ils étaient obscurément nés pendant un siècle ancien dans la Russie profonde, au fond des steppes et des forêts, en un lieu qu’on ne savait pas situer plus précisément qu’au sein d’une zone vague et plus grande que la plupart des États que comprend le monde. On ne sait qui furent les héros de leur création puisqu’ils n’en revendiquent aucun et ne considèrent d’autre grandeur et sainteté que celle qu’ils portent en eux-mêmes, chacun spécifiquement comme tout individu même si la plupart, tous sauf eux qui ne sont pas nombreux, l’ignore, et que pour cette raison ils n’ont que rejet pour l’hagiographie et toute peinture de grandes figures. Un jour quelqu’un, ou peut-être étaient-ils plusieurs, convainquit un autre ou davantage que le Dieu qu’ils adoraient n’était pas logé ailleurs qu’en chacun d’eux, qu’il n’y en avait pas trace dans une écriture ou en des livres, ni dans quoi que ce soit qu’avait bâti ou créé les hommes, bâtiments, objets ou chants, nulle part ailleurs que dans leur simple existence, et que pour ces raisons il ne pouvait plus y avoir d’Église ni de pouvoir civil, mais seulement une existence divine pour les réceptacles de la divinité sur Terre. Ceux qui s’en convainquirent et en décidèrent pour eux le dirent à d’autres qui en furent à leur tour convaincus et qui à leur tour convainquirent, jusqu’à ce qu’ils soient quelques milliers. Leurs rangs cessèrent alors de s’élargir, ils étaient dispersés dans l’immensité, autonomes et hérétiques, totalement et par principe pacifiques, totalement et par principe insoumis à toute autorité, sinon celle de trouver les moyens de satisfaire leurs besoins vitaux.


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C’était avoir entendu, aux informations, dès le matin avant de partir, les clairons victorieux des casseurs ayant signé la loi, sous les cymbales des journalistes. Zapper, changer de radio, éteindre la radio et au bureau, toute la journée, endurer le sourire triomphant de tel collègue, les bourrades dans le dos de certains commerciaux. En rire. Attendre le lendemain. S’en vouloir de penser à tout ça, à l’insaisissable, car c’était perdre son énergie quand il fallait se concentrer sur ce qui était là, à portée de main, au moins.


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Renaud était las, ne le disait pas, mais était las. Il avait été enfant merveilleux, chargé de tous les désirs de ses parents. Il avait été lumineux, centre d'un groupe qui la suivait dans toutes ses découvertes du monde adulte. Il avait été jeune cadre remarquable et remarqué. Il avait été jeune père racontant des contes qui s'ouvraient en rêves. Il avait été tendre époux et roc familial. Il avait été responsable, entraînant, animateur, consolateur. Et, toujours, quand il s'installait dans un rôle, il avait découvert un nouvel horizon, un but, vers lequel s'ébranler, sans trop montrer, sans s'avouer le petit recul, le soupir résigné, qui lui venait, qui effleurait cet autre Renaud qu'il abritait sans le désirer. Ce lui qu'il avait toujours voulu aimer, auquel il rêvait d'obéir.


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Il est dans le patio, réfléchit le regard plongé dans le vide, il est seul et joue avec un trousseau de clefs qu'il tient dans sa main, il ne fait rien, ne pense à rien de précis il concentre son attention sur le tintement métallique, il palpe et ressent la froideur les contours puis examine la dureté la solidité de chaque clef qu'il pince une à une entre ses doigts. L'autre main repliée sur la nuque, en haut du dos, il se serre vaguement le cou, il attend, ne sait pas ce qu'il attend vraiment, cherchant à tuer le temps il soupire, il s'ennuie un peu peut-être. Il fait froid, il n'a pas froid. Il regarde avec son corps, les yeux mi-clos, ces entités de métal, chacune avec son poids son volume, fonction d'ouverture et de fermeture, chacune avec son lieu, son usage, son usure. Soudain il lui vient à l'idée que certaines d'entre elles n'ont presque jamais servi, et se demande s'il n'a pas oublié à quoi elles pourraient bien correspondre...

mercredi 27 octobre 2010

349 : mardi 26 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (12/18) Nous y étions. C’était bien ça « l’Époque Internet ». On pouvait pénétrer dans la vie des gens sans leur avoir jamais accordé un mot, ni cultiver à leur égard une pensée qu’elle soit douce, amicale ou amoureuse. On pouvait également autoriser l’impossible sous prétexte de la rapidité d’un clic de souris ou de l’éloignement entre les êtres. Même les plus maniérés n’avaient pas été éduqués ni préparés à affronter ce terrain social d’un genre nouveau. Alors ils se lâchaient, reniaient leur éternelle bienséance et se permettaient les pires crasses, vulgarités ou trahisons. La morale au bûcher ! Ici, il semblait paradoxalement que rien ne pourrait se savoir.


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C’était laisser passer les métros, en attendant qu’une rame soit suffisamment poreuse pour s’y couler. Se dire que la journée serait raccourcie et, déjà, prévoir de ne pas partir plus tard le soir en compensation de l’heure perdue, intégrer ça, silencieusement, au coût, en prononçant, mentalement souriant, le «t» final.


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Les yeux de l'autre en face de moi reflètent l'image de mes yeux, l'image d'un visage et tous ses tremblements, peut-être ses incertitudes ou encore son assurance. Le regard de l'autre, regard que parfois je ne vois pas, renvoie à l'image de moi. Je ressens ce regard son impact sur moi. Cependant mon regard ne se reflète pas dans le regard de l'autre. Mon regard est rempart. La rencontre véritable de deux regards est chose assez rare : les contours du monde alors se déplacent, ses profondeurs s'ouvrent saoules de présence, vecteurs invisibles portant le nom d'émotions, que l'on peut toujours s'efforcer de désigner - toujours une part nous en échappe, car le mystère persiste quand bien même on déchiffre, on explique, on analyse, quand bien même on se décarcasse à tenter de (dé)construire en systèmes ces choses qui n'ont aucun terrain, aucun fondement, pas de raison, aucune explication... Comprendre comment par la parole, dans le discours, il est possible dire ce qui est en parlant de ce qui n'est pas. Entre les deux une tension, ou alors une vision non, peut-être une question, ou peut-être même, incompréhensible, se tenant là, comme ça, le réel, avec tout ce qu'il a parfois de reflets, de réalités.


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Le séjour eut lieu pendant une période où les températures et le temps étaient particulièrement modérés, dans leur version grisâtre et automnale bien que sans grande fraîcheur. Ainsi la célèbre chaleur lourde, moite et chargée d’insectes, le soleil écrasant qui avait organisé ici pendant longtemps la société et les lieux, avant qu’il ne l’organise plus particulièrement puisqu’on avait progressivement agencé le temps et l’espace de la même façon que sous d’autres climats, c’est-à-dire comme presque partout et dans l’indifférence économique au climat, cette chaleur tout à fait particulière, inconfortable, légendaire et propice aux mythologies ne s’était pas présentée à nous pendant notre voyage, où nous étions pourtant venus la rencontrer, pas la rencontrer elle-même mais comptant sur elle comme élément incontournable et nécessaire du décor, et dont nous constatâmes, ou du moins fîmes l’hypothèse de ce constat, qu’elle n’était pas seulement un élément du milieu que nous visitions, mais probablement le support même de la spécificité de celui-ci, et qu’en l’absence de cette épouvantable chaleur à crever, là-bas était exactement comme ailleurs, comme si nous n’étions même pas partis, comme si ce que nous eûmes l’occasion de voir et de parcourir n’était là-bas, malgré la distance et en dépit de la langue et les lois qui n’étaient pas les mêmes, qu’un voisinage ordinaire des lieux où nous avions nos habitudes, consubstantiel et similaire à ceux-ci dans les strictes limites des banales variations contingentes.

mardi 26 octobre 2010

348 : lundi 25 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (11/18) Du regard qui décline jusqu’aux genoux qui plient sous le poids de l’émotion, puis le corps tout en entier se renversant, votre rencontre m’a laissée pantelante. Je ne sais qu’espérer, pas même une réponse ou un rendez-vous, je suis perdue comme on se sent errer lorsque l’on est embarrassé de sentiments nouveaux. Je vous souhaite une agréable soirée et me permets aussi de vous embrasser à distance. / C. C.


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Il a très vigoureusement pris l’enveloppe entre ses mains, et avec la même détermination en a sorti la lettre et l’a lue. Ce qu’il prenait en main, ce n’étaient pas alors que des morceaux de papier, mais c’était toute la situation de celui qui les avait reçus par courrier et qui y avait lu d’obscurs paragraphes qui lui avaient semblé menaçants, et auquel il montrait sa résolution à résoudre et évacuer pour lui les problèmes qui s’étaient abattus sur le destinataire dépassé. Tandis qu’il lisait le courrier, pour accéder à la compréhension de ce qu’il devrait affronter et vaincre, toujours dans une attitude de défi et de certitude de la puissance et des capacités dont il se pensait doté alors, et pendant qu’il avait l’allure d’une personne dont la présence elle-même est une barrière à l’adversité, il constata lentement en lui-même son impuissance totale à déjà comprendre et ensuite défaire ce qui se présentait là. Il relut plusieurs fois le courrier, ne compris rien non plus à ce qui ne lui était qu’un charabia jargonneux dont il perçut à son tour la probable nature de menace, sentit un défi à son orgueil dont le refus à le relever lui était tout à fait inconcevable, quand bien même l’adversaire cette fois l’emmenait sur un terrain où il était incapable de porter le moindre coup, comme s’il avait été enlevé, pieds et poings liés, au beau milieu d’une bande de cogneurs infatigables et sans pitié. Il redoubla la détermination à ne pas permettre que la moindre nuisance arrive et l’assurance qu’il l’empêcherait toujours, quoi qu’il advienne et quel que soit l’ennemi, il les surjoua pour celui au secours duquel il volait et pour lui-même, il livra des conseils hors de propos qu’il avait au répertoire de ses connaissances et proféra des formules de bravade à destination de tout malheur, présent et à venir, tel un matamore boxant l’air une fois qu’il s’est convaincu qu’aucune mâchoire jamais ne serait plus dure, ni assortie de bras et de poings capables de lui apprendre le goût de la poussière et la compagnie de la chute.


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Le ciel était rouge ce matin, et je frissonnais un peu, front collé à la fenêtre de la salle de bains en le regardant. À l'heure du café, dans l'odeur du pain grillé, tu m'as proposé de mettre en marche la chaudière, et je me suis récriée que nous rentrions à peine dans l'automne. D'ailleurs à midi le jardin ronronnait de tiédeur sous une lumière d'or pale. Mais en revenant du mur du fond, avec un panier de poires, je me suis arrêtée un moment sous le figuier. Le soleil traversait les branches, venait poser des taches de clarté sur les plaques d'herbe, sur les derniers fruits écrasés qui achevaient de disparaître, de se réduire.


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C’était, le soir, profiter du départ d’un collègue un peu plus tôt que d’habitude, et lancer, nonchalant : « ah, tu y vas ? Tu m’attends ? Je descends avec toi. » Comme rendre notre départ prématuré, du point de vue de ceux restants, conséquence du geste de l’autre, rien de plus et, en bas, s’en aller, léger, comme si l’on avait gagné quelque chose, sur le temps, sur la vie.

lundi 25 octobre 2010

347 : dimanche 24 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (10/18) Après la dissipation du trouble initial, j’ai gardé votre visage en mon esprit comme une obsession qui n’avait pourtant été jusque là que masculine. Je raffole d’hommes et n’accorde un véritable intérêt à la gent féminine que lorsque cette dernière empiète sur mon terrain amoureux. Mais puisque cette ritournelle lascive me trotte dans la tête, il me paraît plus sain de vous en faire la confidence et j’espère mois lourdement que les avances que vous avez l’habitude de recevoir ou que je recueille de mon côté.


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Je me réveillai tard, aujourd’hui, mais je fus très rapidement hors du sommeil, sans plus aucun engourdissement du corps ni de l’esprit, en quelques instants. La sensation générale de mon corps était très agréable, comme si j’étais parfaitement reposé et plein d’une énergie abondante mais totalement sous mon contrôle, tant et si pied que je ne me souvins du pied qui me souciait la veille qu’après quelques minutes. Il n’était plus douloureux, aussi mon cerveau ne fut pas sommé de lui accorder une quelconque attention. Je me le rappelai tout de même, bientôt, et ne pus croire ce que je vis à l’extrémité de ma jambe gauche. L’intégralité de mon pied n’était plus qu’un seul orteil, de la taille que la veille encore avait mon pied, celle d’ailleurs qu’avait toujours mon autre pied. Aucune douleur. Panique totale. L’orteil grossi conserve une assez bonne fonction de pied, il m’est encore possible de marcher sans claudiquer, je ne peux par contre enfiler aucune de mes chaussures gauches. Je surveille le phénomène en permanence. Sans repère, je ne serais plus capable de dire si la transformation de mon corps en orteil en train de se poursuivre, ou si elle s’est déjà arrêtée. Il me semble qu’elle continue, mais je ne saurais exclure que la panique altère de façon considérable mon jugement.


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Le lumbago (4/5) : Le cabinet se trouvait dans un quartier chic de la capitale. “Mais combien ça va me coûter cette histoire ?” se demanda-t-elle en franchissant la lourde porte cochère qui protégeait une cour intérieure impeccablement tenue, pavée et très fleurie. Un sexagénaire aux cheveux longs et blancs vint lui ouvrir la porte et lui donner une poignée de main bien sèche avant de disparaître dans son bureau en la priant de patienter. La salle d’attente était vraiment atypique, basse de plafond, encombrée de chaises dépareillées chinées à la brocante et de tableaux étranges où peintures et matières diverses se côtoyaient : lames de rasoirs, clous, algues, graines de sésame et sable noir... Pas de porte-revues mais quelques guéridons avec sans doute les cartes de visites d’amis restaurateurs, galeristes, libraires. Pas banal. Elle était en pleine contemplation lorsqu’une porte qu’elle n’avait d’abord pas vue s’ouvrit brusquement sur sa droite. Elle encadrait le visage souriant du spécialiste comme un clown sorti de sa boîte. Elle n’avait plus qu’à le suivre. Elle fut frappée par le nombre de paires de lunettes qui se trouvaient dans cette nouvelle pièce étroite : 5 sur un abat-jour, 2 sur le bureau du praticien. Elle ne put s’empêcher d’en faire la remarque. “Oui, répondit-il, en effet, je les perds tout le temps et je déteste chercher.” C’est alors seulement qu’elle vit qu’en plus de la paire de lunettes chaussée sur le bout de son nez, il en dépassait une de la poche de sa chemise. Le téléphone sonna. “Oui Michel qu’est-ce que je peux pour toi ? Encore ? Mais je t’avais dit de faire gaffe quelques jours, c’était trop te demander. Tu peux mardi ? Jeudi ? 15h ? Non ! Arrête tes conneries je bosse là. Bon je te rappelle.” Cet homme lui était très sympathique. Et quand elle sortit de chez lui, même si elle avait toujours mal, elle s’était aussi redressée et marchait presque normalement, à ceci près qu’elle avait ralenti son allure. Il ne lui avait pas demandé un centime. “La prochaine fois ! avait-il dit.” A peine remontée dans le taxi, l’assistante de son employeur l’appelait pour savoir si oui ou non on pouvait compter sur elle pour aller en Angleterre le mercredi suivant. Comme à son habitude, elle avait ce ton déplaisant et hautain qui cherche à humilier son interlocuteur. “Je ne sais pas Marie-Astrid, je vais faire mon possible mais je ne peux rien vous garantir.” En raccrochant elle avait pris sa décision, il n’était pas question de se donner autant de mal pour le peu d’égards qu’on lui accordait.

dimanche 24 octobre 2010

346 : samedi 23 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (9/18) Je suis exactement l’inverse de cette anatomie de femme fatale que j’imagine se déployer sous mes yeux, suivant le rythme d’une mélodie de Sarah Vaughan. Je suis pour ma part plus affairée à poncer l’ensemble des courbes qui apparaissent sur mon corps et à calfeutrer les replis qui parviennent à s’y glisser au fil du temps malgré mon attention. Restriction alimentaire comme activité complémentaire et continue. Ne pas manger tient l’esprit éveillé et affamé, tant et si bien que l’on a l’impression d’être en permanence à la table de Gargantua sans pouvoir prendre part au festin. Supplice de Tantale qui doit vous sembler déraisonnable, vous qui dévorez avec une lascivité exquise les géantes tartes au citron meringuées du salon de thé parisien Le Loir dans la Théière. Je ne sais d’ailleurs si c’est aux pâtisseries ou à vos lèvres les effleurant que j’ai commencées à rêver en premier.


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Hier après-midi, j’ai commencé à ressentir des élancements de douleur dans un des orteils de mon pied gauche, le deuxième en partant de l’extérieur. J’ai dû me le cogner contre un pied de lit ou de table, alors que je marchais chez moi sans chaussures, ce dont, pourtant, on se rend souvent compte instantanément, et avec une vivacité qui fait s’évanouir la distraction. Je n’ai pas un tel souvenir, pourtant en retirant soulier et chaussette gauches, l’orteil douloureux s’est présenté à mes yeux tout à fait violacé. La douleur serait apparue à retardement, et progressivement à la suite d’un choc que je n’aurais pas constaté au moment où il aurait eu lieu. Ceci semblait tout à fait improbable. En inspectant à nouveau mon pied gauche, plus tard dans la soirée, c’est l’effroi qui a supplanté la douleur, la zone violacée s’était étendue à l’ensemble des orteils et gagnait sur le pied, la douleur ne s’était quant à elle pas étendue mais un léger engourdissement s’était diffusé partout où l’hématome était visible, et c’était comme si tous mes orteils n’était plus qu’un seul, j’avais perdu la sensation de leur séparation les uns des autres. Après avoir palpé et massé, un soudain assoupissement m’est monté, et je n’ai gagné mon lit qu’avec de grands efforts pour maintenir ma veille jusqu’à lui. Je dormis d’une seule traite.


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Sur notre chemin, partout, c'étaient des présentoirs avec journaux bien rangés, bien tassés, d'autant plus nombreux qu'il se disait que nous n'en lisions plus, ou pas assez, ou de moins en moins, que nous préférions les innombrables publications légères ou spécialisés qui constituaient des mosaïques denses fournies et sans ordre ni sens sur les murs des boutiques. Et nous achetions, pas toujours, mais assez régulièrement, un ou plusieurs de ces journaux, généralement les mêmes, et les lisions avec, de plus en plus, le sentiment de tout ce qui y manquait, le constat navré d'une uniformité plus ou moins bien dissimulée.

samedi 23 octobre 2010

345 : vendredi 22 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (8/18) Vous attirez l’attention en dévoilant là des bas de soie et quelques bouts de gambettes et exposant ici des décolletés audacieux enveloppés de corsets rétro. La curiosité autocentrée a été évincée par une attirance autrement plus naturelle, j’oserais dire primaire. L’exacerbation de la sensualité de vos courbes m’a immédiatement fascinée. Pas de glamour sans apparats, vos costumes et robes élégantes que vous semblez exposer dans les circonstances les plus quotidiennes ont donnés naissance à la fascination que j’accorde pour vous aujourd’hui.


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La protection de la beauté par la laideur (21) La moitié septentrionale de la zone, où l’on avait hermétiquement regroupés les habitants du quartier qui ne l’avait pas encore désertée, connut une réorganisation complète de son activité économique, dans le sens de la plus grande autonomie possible. Ce mouvement fut fortement incité par les autorités territoriales, qui étaient assurées que cette société leur resterait de toute façon dépendante et sous leur contrôle, puisque presque intégralement dépourvue de matières premières, qu’elles étaient les seules à lui fournir. Les artisans et les commerçants qui résidaient dans la zone, s’il n’y exerçaient pas déjà leur profession, furent réquisitionnés et équipés sur place pour l’y pratiquer, en fonction des besoins qu’il était possible de déduire de la démographie. Alors que ces nouveaux équilibres contraints se mettaient en place, les autorités territoriales mesurèrent le chemin parcouru, et localisèrent le tournant décisif qu’avait pris leur entreprise à destination d’un nouveau type de société, l’élément fondamental de la spécificité collective qu’ils recherchaient : dans la zone, l’administratif s’était intégralement substitué au politique.


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C’était passer toute la journée sur le web, coder trois lignes utiles, faire semblant de lire de la doc, tourner en rond sur le web.

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C'est parce que j'ai été appelée à 7h34 par ma belle mère sur une sombre histoire d'un train ayant affiché un retard supérieur à 30 minutes déclenchant, de par les conditions contractuelles de fonctionnement publiées par la SNCF à l'usage de sa clientèle, un remboursement automatique du billet - utilisé ou pas, demande qui elle-même a entraîné la recherche toutes affaires cessantes du dit billet probablement oublié l'avant veille lors d'une visite telle que celles que nous fait désormais régulièrement la personne sus mentionnée, recherches qui se sont avérées particulièrement laborieuses eu égard, d'une part à la petite taille du billet, qui, à destination de la banlieue parisienne, représente un rectangle de 2X4 centimètres et non pas, comme c'est le cas pour les billets de grande ligne, 6X12, et d'autre part, à l'état de désordre endémique subi par un appartement dont l'administration est largement abandonnée au profit d'une bande de voyous adolescents ignorant les rudiments les plus simples du rangement documentaire, qu'il m'a fallu décaler ma séance de relecture obligatoire des articles à paraître dans une revue par toi bien connue , mais ignorée par la majorité de ses abonnés, relecture qui doit désormais donner lieu à une validation informatique impérative sans laquelle le process de publication de cette revue dont la sortie se fait le plus généralement dans une indifférence totale de la communauté bancaire à laquelle elle est sensée s'adresser, est irrémédiablement stoppée, un retard donc, qui a lui même décalé la rédaction du texte auquel je me suis par ma seule volonté issue de moi même astreinte dans l'alimentation rédactionnelle de ton blog glossolalien et en dépit du fait que mon inspiration défaillante, voire même, il faut le reconnaître, très limitée, me conduisant à ne fournir à ce blog à forte coloration littéraire, que des productions d'un niveau contestable, relativement au regard des autres articles publiés, mais aussi en simple et unique valeur absolue, aboutissant en fin de compte, et pourtant à une heure très avancée de la soirée, à ne pas envoyer le texte promis. Pardon.

vendredi 22 octobre 2010

344 : jeudi 21 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (7/18) Mes talents d’espionnage n’ont pas été ici malmenés puisque tout paraissait donné d’avance : goûts, habitudes, occupations professionnelles et diverses accointances. Si le package n’est que rarement complet, il y a toujours un avorton de piste à explorer pour recomposer une identité écartelée. Vous faites justement partie de celles qui ne sont pas effrayées à l’idée de montrer plus que la moyenne. J’ai découvert étonnée, que vous participiez à ses exercices de strip-teases burlesques enseignés et remis à la mode par Gentry de Paris. Le songe du double éclate en mille morceaux confus et honteux. Comment ai-je pu penser qu’une telle créature pouvait être mon fac-similé ? Il était trop tôt pour que je puisse mettre la main sur elle, le graal n’a de valeur que si la recherche a été mêlée d’épreuves et de sueur. Vous êtes trop près aussi : l’alter ego à Paris ne présente qu’un faible intérêt, d’autant que vos habitudes burlesques rendent hommage à la belle époque parisienne et aux spectacles du Moulin Rouge. Si les ailes vermillon chatouillent la curiosité des touristes, en termes d’exotisme ma paroisse aurait pu trouver mieux puisque mon appartement n’est qu’à deux pas de ce temple érotico-pittoresque.

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La protection de la beauté par la laideur (20) La seconde décision qui fut prise pour la zone, simultanée à celle de rendre étanche ses frontières, fut l’entérinement d’une assez ancienne proposition, qui avait été l’objet de vifs curiosité et intérêt lors de sa formulation : que les usagers de la zone soient tous des aveugles. La nombre d’habitants du quartier ayant fortement diminué depuis l’apparition du phénomène de destruction de l’espace public par le regard, on put tous les regrouper au nord de la zone, par delà le boulevard de l’Hôtel-Dieu. C’est la partie de la zone située au sud de cet axe qui accueillerait les aveugles, dont on commençait à appeler l’immigration, qui ne manquerait pas de se développer spontanément, grâce aux multiples services et encadrements qui seraient ici mis en place pour faciliter l’existence de celles et ceux qui subissaient le handicap de la cécité. On équipait et on organisait la partie méridionale de la zone à cet effet, et ceci de façon à limiter au maximum les besoins en personnel qu’aurait cette cité des aveugles pour fonctionner de façon optimale. On automatisait le plus possible, on confiait le plus de tâches que l’on pouvait aux aveugles et aux machines. Pour les irréductibles et résiduels besoins en ressources humaines, on recruterait des aveugles.


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Un jour, ou l'autre jour, tout d'un coup là comme ça j'ai mal aux yeux les joues en feu je vois rouge. Courage... Un verre de rouge n'est pas rouge. Un tube de rouge n'est pas (toujours) rouge. Les lèvres, quelles qu'elles soient, seraient plutôt roses que rouges. Un feu rouge, à l'évidence, est rouge de temps en temps c'est un fait, un fait pratique, c'est rythmique. Et pourtant... Un cœur, tout caché, invisible qu'il est, sera toujours rouge.


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C’était hésiter à poser une RTT pour le lendemain, surtout en ce moment, mais se dire que ça ne se faisait pas, qu’il était trop tard, se dire aussi que le reste à faire supporterait cette journée off et puis, après les hésitations, aller trouver son chef, absent, soupirer, et oublier ce jour de repos, tant pis.

jeudi 21 octobre 2010

343 : mercredi 20 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (6/18) J’ai été extrêmement déçue et me suis par conséquent ruée vers les vignettes électroniques déterminées par vos soins, cherchant à repérer ce pourquoi j’étais venue ici. Rien ou si peu : la forme du menton qui s’avance vers l’avant et donne un caractère marqué au visage ou peut-être la générosité de la lèvre inférieure. Vous avez la physionomie des femmes qu’on dit plantureuses et le corps d’une pin-up : taille fine, hanches, fesses et poitrine généreuses.

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Tous les hommes que j'ai connus sont partis. J'erre dans ce monde nouveau aussi froide qu'un soleil d'hiver. Rien n'arrive plus à me réchauffer, ni ces plaids de fortune ramassés au coin des rues ni le poêle qui gît au centre de ma chambre. Un carré vide, sombre et froid, le reflet de l'espace de ma mémoire. A gauche une table en formica blanc et une chaise bleue érodée, bleue comme mes cheveux, érodée comme mes traits, dessus des fringues éparpillées et un journal merdique de l'armée. Je m'occupe en remplissant les cases de mots-croisés. Futiles, faciles. Pas un seul tableau n'orne ces murs gris, pas un seul poster, le néant du crépi et ça crépite du vide sous mon crâne. En face de l'entrée à droite, sous l'unique fenêtre grillagée, un matelas double posé à même le sol habillé de linge dépareillé et usé, contre à terre, une lampe de chevet à l'abat-jour grisâtre et un ordinateur portable bon marché : mes deux seuls réconforts dans cette piaule merdique. Douceur de la lumière tamisée pour l'un face au terrible néon blanc qui clignote au-dessus du miroir du lavabo, les espoirs qu'il transporte pour l'autre. Espoirs de trouver enfin les réponses. Je ne perds pas pied non, je m'obstine jour après jour à tenter de reconstituer les pans de ma mémoire, je ne veux pas croire que ce monde tel que je le vois aujourd'hui a toujours été ainsi. Mais pour l'instant, voilà tout ce que j'ai réussi à reconstruire : ce grand carré vide. Deux cents cinquante six jours maintenant que je tiens méticuleusement à jour ce journal et je ne sais toujours pas à quoi il peut servir : je n'y vois nulle avancée, nul changement, nulle lueur, si ce n'est me permettre d'évaluer le temps qui passe dans la monotonie de ce monde que je ne connais pas – que j'ai jamais connu ? – et dont il semble pourtant n'y avoir rien de nouveau à se repaître dès le premier jour vécu. Deux cents cinq six. Seize par seize. Un carré putain, l'immense carré vide de ma mémoire. Fermer les yeux, ne plus penser ? Panser ces bleus à l'âme, ces bleus au corps et oublier ce même itinéraire, ce même ferry, ces mêmes ruelles chaque jour, ces mêmes immeubles. Tous les jours encore les mêmes plaintes, les mêmes espoirs trahis, les mêmes gens que je ne reconnais pas mais que j'apprends à re-connaître comme un long poème oublié. Les ai-je un jour déjà connus ? De ce monde je hais l'absence de mémoire. De ce monde, je hais le froid, ce gris, ces vides en chacune des ruelles et en chacun des hommes. L'armée partout, le rationnement, le vide, le grand vide. Le monde a-t-il toujours été comme cela ? Je rêve en cette lucarne posée près de mon lit qu'un jour elle puisse éclairer ces propos presque hérétiques. Me taire et écrire ces mots, jour après jour, dans l'espoir une fois seulement d'y trouver signe, de pouvoir imprimer une seule trace du passé et pouvoir penser enfin à demain.


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C’était, à propos de certaines absences, se demander : en grève ou bloquer chez eux, sans essence ou sans train, dans l’attente d’une issue ? À midi, devoir supporter l’ignoble discours, fermé, menaçant, culpabilisant, du commercial, qui brandissait l’Union Soviétique comme ultime argument ; ne prendre ni dessert ni café, « j’ai un truc à terminer. »


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La protection de la beauté par la laideur (19) Alors que les recherches, les études et les prospectives se poursuivaient, deux décisions furent prises pour la zone. La première se voulait provisoire et entendait geler l’état du quartier, pour permettre le plus grand nombre de possibilités ultérieures, lorsque l’une ou plusieurs d’entre elles seraient rendues opérationnelles et appliquées. Il s’est tout simplement agi d’empêcher aux personnes toute entrée et toute sortie de la zone, dont le périmètre devint intégralement et en permanence gardé par l’armée. Seuls les militaires étaient autorisés à y entrer et à en sortir, c’est eux qui procédaient au ravitaillement des personnes restées dans le quartier, en vivres et en produits. Le contingent était composé de troupes issues des corps d’armées de tous les états participant financièrement aux recherches scientifiques relatives à la zone.


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Ils étaient arrivés un matin au bureau, cinquantenaires, moyennement larges, neutres. Ils avaient demandé à me voir, « à propos de Madame Benoit » et j'avais hésité un peu sur le nom. Une de ces locataires sans histoire, une ligne sur des stencils, une silhouette croisée un jour en faisant visiter un appartement, souvenir vague d'une grandeur décharnée, impression d'un sourire fugitif. Ils venaient déposer les clés, notre tante est morte, vous ne saviez pas ? (et j'ai pensé que la concierge aurait, en effet, pu me prévenir) nous avons pu venir pour deux jours, nous ne pouvons rester, les affaires vous comprenez, elle avait beaucoup de choses, mais nous n'en avons pas l'utilité, nous comprenons que ce n'est pas facile mais nous n'avons pas le temps de nous en occuper. Et comme je leur répondais qu'ils devraient se mettre en rapport avec un commissaire priseur, non, il n'y a rien de valeur, des objets, juste,quelques uns, des souvenirs, que nous avons pris, et elle d'une voix haute, une voix de chanteuse des années 40, je pensais que vous pourriez prendre rendez-vous avec Emmaüs. Après discussion j'avais accepté de m'en charger, pas Emmaüs bien sûr, ils ne se seraient pas dérangés d'après le mari, rien d'intéressant, mais une entreprise de débarras, et oui le dépôt de garantie, et si cela ne suffisait pas il me donnait leur adresse. Et je me retrouvais là, attendant le bonhomme qui devait établir un devis, la gardienne partie, un peu vexée peut-être que je n'ai pas besoin d'elle, que je ne veuille pas lui faire perdre son temps. Et je n'osais bouger. L'horreur de pénétrer par effraction dans cette vie, ce qu'il en restait, l'obligation de regarder cependant, d'évaluer, la gêne. L'envie d'aimer cette femme dont je ne savais rien, dont je sentais la présence, l'envie d'être en colère.


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C'était de toutes parts qu'arrivaient maintenant les pèlerins. Sur leurs T-shirts, sur leurs sacs à dos, sur leurs planches ou leurs casquettes, tous ils arboraient ce smiley bizarre qui s'était imposé comme leur emblême dès le début du mouvement. Le voir reproduit sur des écharpes de portage ou sur les cerfs-volants des enfants pouvait inquiéter ou agacer un œil extérieur, mais il aurait été injuste d'évaluer l'hypothétique danger causé par ces gens comme supérieur à celui lié à n'importe quel regroupement de personnes aussi nombreux – extrêmement nombreux. Chacun de ces pèlerins se faisait sa propre idée de ce qu'avait pu être le continent retiré; certains ne croyaient pas qu'il eût réellement existé, mais pour tous il représentait une voie à suivre, bien que parfois indiscernable.

mercredi 20 octobre 2010

342 : mardi 19 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (5/18) Et puis « Vous », entrée en fanfare, de façon presque romanesque. Une apparition commentée par un emmerdeur de narrateur omniscient numérique : « Vous êtes maintenant amie avec Noémie Adorina. » Je me suis précipitée sur votre profil, tel un cervidé étonné d’entrer en rut avant la période et qui ne sait que faire de son appétence. J’y ai sondé les photos : d’abord celles où l’on avait indiqué votre présence. Cet épinglage révèle toujours plus que les portraits que l’on a savamment choisis, les dits flatteurs qui n’ont que faire de la vraisemblance et sont voués à camoufler les défauts que le jour ne sait pour sa part épargner. Les autres images, celles extraites subitement de la collection de souvenirs arrosés d’une de nos fréquentations, celles qui laissent entrevoir un bourrelet ou encore les grimacées, sont plus vicieuses et si l’on n’a pas apprivoisé dare-dare ces nouveaux outils électronicomédiatiques on a vite fait d’être dépassé par les événements. Je n’ai jamais laissé le choix au hasard, protégeant du mieux possible cet espace des informations compromettantes ou des simples gaffes. En fin de compte, et même si je n’ai pas énormément à cacher, l’idée que mes proches et contacts moins contigus puissent tomber un beau matin sur un cliché de moi déplaisant ne m’enchante pas tellement. Le geste relève de la trahison. Alors qu’il nous aurait toujours paru aberrant d’aller glisser dans les tiroirs des connaissances de nos gentils camarades des négatifs compromettants entre les chaussettes, caleçons ou soutiens-gorge, nous voici du jour au lendemain la proie de paparazzi ordinaires. « Pas vu, pas pris ! » : mieux vaut se méfier. Fort heureusement, la majorité des personnes qui facebook, myspace et twitter ne fait pas autant de manières ; vous non plus.

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C’était comme un retour de long week-end, se souvenir, confusément, de la foule de samedi et des CRS, figés, dans l’attente des ordres, inévitables, et ne pas pouvoir en parler à des gens qui vous croisaient, persuadés de vous avoir vu la veille. Boire un café et l’heure, déjà, de se remettre au travail.


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Les arbres portent des feuilles jaunes et des branchages qui tombent comme lourds de pluie, de fruits ou de pulpe. Ils bordent les cours d’eau et les lacs. En bas de la pente où ils sont, c’est le fleuve qu’ils doivent longer. En marchant vers eux, au travers des pâturages, on découvre bientôt le fleuve effectivement, il coule à gros flots, gonflés et chargés de boue, comme si l’on sortait d’une longue période de pluie. Les couleurs du paysage sont pourtant celles de l’aride, elles s’accordent aux feuillages jaunes et tombants qui sont notre point de mire, l’herbe et les buissons sont secs, la terre sous les pieds est trempée pourtant, et vous colle sous les semelles en épaisses couches. Les berges du fleuve sont boueuses, et le cours charrie corps et branches, d’étranges poutres ; les quelques instants pendant lesquels nous restâmes debout sur la rive à contempler les eaux, nous vîmes passer deux bidons rouillés et une barque vermoulue. Le vent léger nous porta un peu de fraîcheur, la lumière claire perça les nuages et tomba doucement sur nous. Vers l’aval maintenant, rapidement nous nous décidâmes.

mardi 19 octobre 2010

341 : lundi 18 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (4/18) À l’adolescence le double avait poliment cédé la place à la belle et conne idée d’âme sœur. Il s’agissait toutefois moins de découvrir les aspérités de l’âme de mon prochain que de tenter d’y déceler les similarités avec la mienne. Je découvrais, impatiente les points communs avant de fuir en regrettant d’avoir été aussi naïve et de me plaindre de mon aveuglement. J’avais ensuite pris mes marques dans le domaine des plaisirs charnels et amoureux. Je n’avais que foutre des dissemblances : un homme était un homme, le mettre dans mon lit ou occuper le sien m’importait guère.


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C’était, pour un rendez-vous, prendre la ligne 14, la ligne sans conducteur, se répéter ça, pendant le voyage, « sans conducteur ». C’était trouver du confort ici, dans ce futur à portée de main, contrôlé à distance, sans conducteur, se voir circuler, finalement, sans trop d’encombre, sans essence, et se préparer à une journée sans collègues, chez le client, à écouter, à répondre, à conseiller, d’une voix mesurée.


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Il traverse le carrefour tous les jours vers la même heure, entre dix-sept heures et dix-sept heures trente, et toujours de la même façon. Il vient de l’ouest sur le trottoir de gauche, et à l’intersection traverse l’avenue pour prendre la rue vers le sud, le long du trottoir de droite. Il traîne derrière lui, par une corde, une planche rectangulaire à roulettes, où sont posées ses affaires, en un tas recouvert par une bâche trouée et maintenu en place par deux tendeurs. Cet homme noir, chauve et barbu, paraissant âgé d’une cinquantaine d’années, semble venir alors du même endroit chaque jour, pour quotidiennement se rendre au même lieu, toute ses possessions avec lui, un cache-oreilles enserrant son crâne depuis qu’il fait plus froid, et portant un épais blouson abîmé qu’il a dû sortir depuis peu de l’empilement mobile de ses possessions. Un blouson chaud pour traverser l’hiver est certainement un équipement précieux. Si tout ce que l’on possède tient entièrement sur une planche de bois de quelques décimètres carrés, posée sur quatre roulettes, de façon à ce que l’intégralité de sa fortune puisse être en permanence avec vous et sous votre vigilance, on ne peut avoir en sa possession qu’objets hautement précieux. On peut donc ne vivre qu’avec ceci, mal, mais on le peut. En associant ce presque rien à des ruses, des trouvailles et des tactiques pour parvenir à utiliser la ville et ce qui s’y trouve pour l’aide à sa survie, un ensemble de connaissances minuscules et capitales qui conditionnent les heures, et vous font venir de l’ouest jusqu’à ce carrefour, entre dix-sept heures et dix-sept heures trente chaque jour, et y prendre au sud, aller je ne sais où, avant peut-être qu’un autre trajet, le long duquel d’autres personnes peut-être voient passer tous les jours à la même heure l’homme noir, chauve et barbu, passer en tirant le tas de ses affaires sur le petit chariot, pour se rendre jusqu’à un recoin discret qu’il aura trouvé, où un sommeil abrité, ou du moins un repos plus au calme sera possible.

lundi 18 octobre 2010

340 : dimanche 17 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (3/18) J’habitais alors un village installé au cœur d’une banlieue huppée où nul n’était supposé contraster : harmonie des classes sociales et des habitus. Je m’étais accoutumée à cette osmose apaisante, à un tel point que je finissais par appréhender la confrontation avec les élèves de l’école primaire implantée à seulement 50 mètres de la mienne. Nous avions pourtant tous reçu la même éducation : bourgeoise et hypocrite. À peu de détails près, nos destins avaient de grandes chances d’être jumeaux. Nous nous efforcions de perpétuer les traditions lors des tournois sportifs en nous adonnant à des guerres de sobriquets et de jeux de mots scandés comme des revendications syndicales en temps de grève. Autrui ne pouvait être qu’affreux, sale et méchant. La sérénité des miroirs m’avait permis de repousser les éventuelles collisions avec le genre humain.


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rentrée fictive 8 / Serge Caulaincourt, Les Anomalies d'un caïd Lequel d’entre nous n’a jamais rêvé d’entrer, ne serait-ce que le temps d’une journée, dans la peau d’un nofuleur ? Par la magie de son écriture, Serge Caulaincourt nous rend cette expérience accessible. Les Anomalies d’un caïd nous entraîne en effet au cœur de l’angoisse persistante que génère le tatron, cette présence invisible mais néanmoins inquiétante auprès de laquelle le métalage ressemble à un conte pour fillettes… Plutôt que de ressasser les éternels clichés sur la constourma, le récit repose sur un exercice de style périlleux mais néanmoins réussi, consistant à nier le lotarcret, ce qui permet à l’auteur de mettre en évidence l’éble afumort de nos castagies modernes. Dans une récente interview donnée à la Philoctète review, le romancier déclarait avoir voulu saisir « la dimension crunale de nos volontés individuelles », ce qu’il réussit parfaitement par le truchement de son héros, Gaby Wolf-Iseki, faux transnium mais véritable ronte veltirou. Celui-ci, décrit dès l’incipit en un mouvement spiral airé à couper le souffle – lambda qui velton du haut de sa tour s’enquit d’un fraeva, condamné au tasoutrope d’ultrage jusqu’au bas de la barre de quinze étages, infratingneur de toute éternité, les veines striées au culbamort – racle jusqu’aux fonds de tiroir afin de tronquer l’ahalage, certain que là réside l’herne dageur. Commence alors une quête exempte de tout faiclanisme ou autre marble foncret, ce qui, en ces temps d’arbladelle généralisée, mérite qu’on le souligne. Counige digne des plus grands, Les Anomalies d’un caïd est sans aucun doute l’événement phare de cette rentrée littéraire où, comme chaque année, le porcobout côtoie le plitrotion sur les tables de nos libraires. Mais qu’importe ! Tant qu’ils verront publié pareil altitrope, les lecteurs nolins sauront qu’ils peuvent garder confiance dans le bisvridou.


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Le lumbago (3/5) Étendue sur le dos à même le sol, comme une tortue renversée et impuissante, elle pleura de rage. Elle attendit le retour d’une première collègue pour se faire accompagner chez le médecin à l’autre bout de la rue. Pendue à son bras, elle marchait telle une grand-mère, courbée, à petits pas très précautionneux, comme sur des œufs. Ah la belle omelette qu’elle se préparait ! Elle avait mal, elle avait honte, en croisant dans l’escalier le reste de l’équipe qui rentrait de pause, elle était en colère. C’est précisément ce qu’elle avait voulu éviter en s’inscrivant à ce club... A vrai dire la colère était chez elle un sentiment permanent dont elle s’accommodait tant bien que mal. Elle avait grandi avec elle et il ne fallait pas grand chose parfois pour qu’elle dégénère en véritable fureur. Le médecin diagnostiqua un lumbago aigu. Cela tombait très mal avec ce voyage professionnel qu’elle devait encadrer deux jours plus tard. Elle se réjouissait de se rendre en Angleterre découvrir cette artiste et ce musée dont elle ignorait tout trois mois plus tôt. Plus qu’un musée, c’était le lieu de vie du sculpteur et le parc où se dressaient ses centaines d’œuvres qu’elle aurait découverts. Elle concevait un enthousiasme toujours égal pour tout ce qui était loin, nouveau et artistique. Le médecin lui avait recommandé de ne pas rester immobile pour que son corps sécrète des endorphines, aussi avait-elle décidé de retourner travailler, de terminer les préparatifs et voir si elle ne pouvait pas malgré tout endurer ce voyage. A peine rentrée au bureau, le PDG l’informa qu’il lui avait pris rendez-vous chez son kinésithérapeute personnel et qu’un taxi l’attendait pour l’y conduire. Cet homme faisait des miracles.


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Tout de même, l’époque où je te désirais follement est celle dont la nostalgie me vient avec le plus de puissance. Ce sont d’autres souvenirs d’alors qui me reviennent d’abord, et dont je me baigne avec un ravissement exquisément blessé, le paysage et ses odeurs, la confiance dans ce que permettrait l’esprit, la beauté partout, semblait-il. Et tu es là aussi, point de la plus intense beauté dans le panorama, délice et promesse fous, douceur et lumière vives dans la douceur et la lumière ubiques. Tu m’étais intégralement érotique, et tout à fait impossible.