jeudi 28 octobre 2010

350 : mercredi 27 octobre 2010

Lettre d’amour à une inconnue (13/18) Du catastrophisme à l’utopie : les nouveaux réseaux comme cheval de Troie des relations galantes mais aussi comme forme d’expansion de leurs possibilités. On avait tout dit de ces nouvelles liaisons et on s’était aussi empressé de condamner les dangers qui paraissent aller nécessairement de pair avec elles. On s’ajoutait ici et là grâce à des prétextes fallacieux : motifs professionnels, connaissances communes et de plus en plus éloignées, intérêts partagés ou simples tentatives pour nouer un contact sexuel, comme on se serait rabattu sur un anonyme en fin de soirée en quittant un quelconque bar.


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Les feuilles volantes Un type, un gars qui cause à la radio, un spécialiste de Michelet – j'imagine qu'il s'agit de Jules, l'historien – raconte que ce dernier rédigeait son journal sur des feuilles volantes et non pas dans un cahier. L'inconvénient des feuilles volantes, car pour notre spécialiste il s'agit d'un inconvénient, c'est que les chances de retrouver les passages égarés ou reniés sont quasi nulles. Le chercheur préfère les biffures sur cahier, qui laissent au moins une petite chance de décrypter ce que l'auteur a voulu supprimer du journal et, qui sait, de comprendre pourquoi tel ou tel passage a été rendu illisible. Les feuilles volantes constituent donc un obstacle au travail de nos spécialistes mais elles apparaissent aussi comme une astuce utile aux rédacteurs de journal. Grâce aux feuilles volantes, ils peuvent choisir ce qu'ils veulent faire apparaître de leurs écrits, et aussi, bien entendu, ce qu'ils veulent faire disparaître pour de bon. Choisir les feuilles volantes plutôt que le cahier permet ainsi d'élaborer des zones d'invisibilité, des vides plus intéressants que les zones d'illisibilité en cela qu'ils permettent aux lecteurs possibles du journal d'imaginer un monde de mots et de faits qui n'a pas de limite.


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Ils étaient obscurément nés pendant un siècle ancien dans la Russie profonde, au fond des steppes et des forêts, en un lieu qu’on ne savait pas situer plus précisément qu’au sein d’une zone vague et plus grande que la plupart des États que comprend le monde. On ne sait qui furent les héros de leur création puisqu’ils n’en revendiquent aucun et ne considèrent d’autre grandeur et sainteté que celle qu’ils portent en eux-mêmes, chacun spécifiquement comme tout individu même si la plupart, tous sauf eux qui ne sont pas nombreux, l’ignore, et que pour cette raison ils n’ont que rejet pour l’hagiographie et toute peinture de grandes figures. Un jour quelqu’un, ou peut-être étaient-ils plusieurs, convainquit un autre ou davantage que le Dieu qu’ils adoraient n’était pas logé ailleurs qu’en chacun d’eux, qu’il n’y en avait pas trace dans une écriture ou en des livres, ni dans quoi que ce soit qu’avait bâti ou créé les hommes, bâtiments, objets ou chants, nulle part ailleurs que dans leur simple existence, et que pour ces raisons il ne pouvait plus y avoir d’Église ni de pouvoir civil, mais seulement une existence divine pour les réceptacles de la divinité sur Terre. Ceux qui s’en convainquirent et en décidèrent pour eux le dirent à d’autres qui en furent à leur tour convaincus et qui à leur tour convainquirent, jusqu’à ce qu’ils soient quelques milliers. Leurs rangs cessèrent alors de s’élargir, ils étaient dispersés dans l’immensité, autonomes et hérétiques, totalement et par principe pacifiques, totalement et par principe insoumis à toute autorité, sinon celle de trouver les moyens de satisfaire leurs besoins vitaux.


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C’était avoir entendu, aux informations, dès le matin avant de partir, les clairons victorieux des casseurs ayant signé la loi, sous les cymbales des journalistes. Zapper, changer de radio, éteindre la radio et au bureau, toute la journée, endurer le sourire triomphant de tel collègue, les bourrades dans le dos de certains commerciaux. En rire. Attendre le lendemain. S’en vouloir de penser à tout ça, à l’insaisissable, car c’était perdre son énergie quand il fallait se concentrer sur ce qui était là, à portée de main, au moins.


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Renaud était las, ne le disait pas, mais était las. Il avait été enfant merveilleux, chargé de tous les désirs de ses parents. Il avait été lumineux, centre d'un groupe qui la suivait dans toutes ses découvertes du monde adulte. Il avait été jeune cadre remarquable et remarqué. Il avait été jeune père racontant des contes qui s'ouvraient en rêves. Il avait été tendre époux et roc familial. Il avait été responsable, entraînant, animateur, consolateur. Et, toujours, quand il s'installait dans un rôle, il avait découvert un nouvel horizon, un but, vers lequel s'ébranler, sans trop montrer, sans s'avouer le petit recul, le soupir résigné, qui lui venait, qui effleurait cet autre Renaud qu'il abritait sans le désirer. Ce lui qu'il avait toujours voulu aimer, auquel il rêvait d'obéir.


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Il est dans le patio, réfléchit le regard plongé dans le vide, il est seul et joue avec un trousseau de clefs qu'il tient dans sa main, il ne fait rien, ne pense à rien de précis il concentre son attention sur le tintement métallique, il palpe et ressent la froideur les contours puis examine la dureté la solidité de chaque clef qu'il pince une à une entre ses doigts. L'autre main repliée sur la nuque, en haut du dos, il se serre vaguement le cou, il attend, ne sait pas ce qu'il attend vraiment, cherchant à tuer le temps il soupire, il s'ennuie un peu peut-être. Il fait froid, il n'a pas froid. Il regarde avec son corps, les yeux mi-clos, ces entités de métal, chacune avec son poids son volume, fonction d'ouverture et de fermeture, chacune avec son lieu, son usage, son usure. Soudain il lui vient à l'idée que certaines d'entre elles n'ont presque jamais servi, et se demande s'il n'a pas oublié à quoi elles pourraient bien correspondre...