jeudi 30 juin 2011

593 : mercredi 29 juin 2011

C’était préparer l’en-cours, écrire a posteriori les conceptions, les études, puis documenter ce qui n’était pas fait mais devait l’être, tout ça venu de la hiérarchie directe qui avait comptes à rendre en très haut lieu d’un jour à l’autre, président et fonds de pension, actionnaires et clients – tout ou partie de ces engeances, comment savoir réellement ? – réunion en anglais et millions à la clé, alors devoir modifier ce qui, dans un proche jadis nous avait été familier avant de changer complètement ces ébauches, tout en imaginant ce que cela serait dans un futur de seulement quelques jours ou semaines, terre non fouillée d’un projet hors du temps.


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Rencontre IX Des merveilleuses odeurs de cuisine s’échappaient de la fenêtre de la cuisine. Aude s’y était mise dès le début de l’après-midi. Elle avait préparé et farci les légumes, son plat était appétissant avec toutes ses couleurs ! Elle mettrait les daurades au four dès qu’ils seraient là ! Il lui restait à choisir le vin et à faire cuire sa tarte aux prunes. C’était une recette de sa grand-mère, avec les belles quetsches du jardin. Elle dresserait la table sous le tilleul et disposerait les petites bougies achetées la veille. Elle remonta ses cheveux sur la nuque et s’adossa à la fenêtre. Elle se sentait bien ici ! Elle alluma une cigarette et se prit à rêver… Si seulement Mathieu donnait signe de vie ! Elle avait écouté toute la soirée les deux derniers disques : au travers de sa musique, elle percevait son côté farouche, sa détermination, mais aussi de la douceur qui se mêlait à une sorte de désolation. Il avait su choisir ses musiciens. Les morceaux étaient parfois très lents, graves, laissant l’auditeur admiratif. Puis venaient de petites pièces courtes, au piano, d’une grande originalité. Le pianiste faisait corps avec son instrument, le rythme était presque endiablé ! Et cette longue mélodie au violon, avec ses variantes. Aude l’adorait, avec ces passages tout en retenue, les notes qui restaient comme suspendues, cherchant leur souffle… Aude ne savait jouer d’aucun instrument, elle le regrettait. Car elle aimait la musique, passionnément ! Et dans cette maison, elle pouvait enfin l’écouter tout à loisir. Elle se demandait si Mathieu composait aussi du jazz. Certains passages lui faisaient penser aux disques de Keith Jarrett qu’elle affectionnait particulièrement. Elle aurait voulu pouvoir lui parler, lui exprimer ce qu’elle ressentait, passer du temps avec lui. La veille, elle avait pris conscience de ses sentiments pour lui. Mais elle savait qu’elle devait être prudente. Mathieu n’était pas ordinaire, son caractère était tout en contrastes. Elle ne voulait plus revivre l’enfer des derniers mois, avant la mort de sa grand-mère. L’échec avait été cruel, dévastateur ! Une passion folle, désespérée avec un être malade, qui avait fini par des semaines de tourmente. Elle s’était retrouvée un matin, brisée, tant physiquement que moralement, avec, pour seul réconfort, un appartement dévasté. François était parti en saccageant tout, jusqu’à ses livres et ses manuscrits qu’il avait brûlés. Un être de feu, incohérent, exigeant, d’une beauté exceptionnelle mais d’une intelligence démoniaque. Quelques jours après son départ, elle mesurait le cauchemar dans lequel elle s’était plongée. Sa grand-mère n’avait posé aucune question mais son regard en disait long sur sa désapprobation. Pendant des journées et des nuits interminables, Aude avait lentement remonté la pente. Mais ce n’est qu’ici qu’elle avait pu se remettre à écrire… Elle avait tant besoin de douceur ! Et cette impression qui ne la lâchait pas : sa vie lui filait entre les doigts ! Elle haussa les épaules, enfila une robe légère, se brossa les cheveux et se dirigea vers le gros arbre auquel elle avait accroché un hamac. Une petite sieste lui ferait du bien !


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Du fond de son lit, Aude entend le mugissement du vent. Le son du raclement des branches traverse le mur de la maison et vient nourrir ses frayeurs d'enfant. Dehors l'orage gronde et la pluie bat la terre. Elle se sent en sécurité sous sa couette sans être tout à fait rassurée, les éléments qui se déchaînent dépassent son entendement. Enfin deux bras aimant viennent l'entourer tandis qu'une voix douce murmure dans ses oreilles. Aude se blottit contre sa maman et se rendort apaisée.

mercredi 29 juin 2011

592 : mardi 28 juin 2011

Je voudrais ne pas avoir fait ce rêve d'un treillis de bois devant lequel je me tenais, massive et grande, inconfortable, des larges croisillons qui me séparaient d'un monde de containers, amas divers, tas d'outils et de linges hors d'usage, autour desquels de minuscules corps nus, marqués, corps d'hommes, de femmes, et même d'enfants, s'affairaient lentement, ou gisaient, corps qui me faisaient honte de ma santé retrouvée, et parmi lesquels je t'ai découvert, assis à l'écart, rêveur et élégant dans ta détresse, ton regard perdu dont j'ai voulu croire qu'il me cherchait, moi qui était là, incapable de franchir l'espace, de me réduire à votre taille de gros insectes, de m'asseoir à côté de toi, de te soigner ou de partager votre sort.


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C’était longues conversations à la machine à café – lieu au nom inchangé mais à la fonction rafraîchie assurée par le distributeur de frais à côté de la traditionnelle machine, et vite vidée dans la journée. Se brumiser. Visiter plus que de coutume la salle des serveurs, en attendant que la climatisation soit réparée (immanquablement demain, après l’orage). Sortir, en bas, la rue, le vent chaud caressant s’il n’était rafraîchissant, l’espace ouvert, surtout, entre ces quelques immeubles haussmannien. Et, pendant tout ce temps, les idées qui remuent, bouillies, quelque part d’indicible, sur ces problèmes, ces questions, sur tel ou tel projet, méninges incontrôlées toujours en mouvement, à notre insu nous donnant, au moment le plus inopportun parfois, la solution.


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Bertrand reste un moment à l'extérieur du café. Son discours est prêt, il arnaque des vieilles depuis des années en leur vendant le rêve charitable d'aider des enfants à l'autre bout du monde. Aujourd'hui, il est fatigué, il rêve de troquer ses moribondes pour une belle bombasse rousse aux jambes si longues que ses yeux s'y perdraient.


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Rencontre VIII La voiture roulait vite sur les petites routes de campagne. Pierre se dit qu’il devait ralentir : il avait plu toute la nuit et la chaussée était glissante. Mais il avait envie que les heures passent vite. Ce soir, il irait chercher Lucie à la gare ! Il avait remis la maison en ordre, coupé les plus belles roses du jardin et préparé un gratin d’aubergines. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait heureux ! Lucie était merveilleuse ! Depuis leur rencontre, il ne cessait de revivre chaque détail de leur longue soirée. Elle était si frêle et si sauvage ! Ils avaient quitté l’exposition, laissant les vautours se gaver de petits fours et, d’un commun accord, avaient marché le long des quais. Lucie ne marchait pas, elle sautillait ! Au début, il avait eu du mal à la suivre mais elle l’attendait, dansant d’un pied sur l’autre. Ils s’étaient assis sur un banc et elle lui avait raconté l’Afrique, ce continent aux mille facettes. Elle lui avait décrit les visages de ces femmes avec lesquelles elle avait vécu, les ribambelles de gamins devant les cases, la lenteur étudiée des hommes du village, la poussière, le soleil qui lui brûlait le visage, le travail de son frère qu’elle avait laissé là-bas. De temps en temps, elle s’arrêtait de parler et ses yeux scrutaient les toits. Il l’avait questionnée à ce sujet. Elle s’était assombrie et lui avait répondu qu’elle lui raconterait plus tard : « Cette partie de ma vie est dans l’ombre, pour l’instant, je suis dans la lumière ! » Il n’avait pas insisté. Ils avaient parlé jusqu’au petit matin puis avaient investi la terrasse d’un café et commandé un vrai petit déjeuner. Ils s’étaient quittés à regret. Lorsqu’il l’avait embrassée, elle s’était blottie dans ses bras, frottant sa peau contre la sienne. Il avait suivi sa longue silhouette dansante, bondissant sur les trottoirs mouillés. Elle lui avait promis de venir ce week-end, pour quelques jours. Il était certain qu’elle s’entendrait bien avec Aude. Au fait, savait-elle que Mathieu serait avec eux ? Valait-il mieux que ce soit une surprise ? Il balaya ses interrogations pour se concentrer sur Lucie. Elle avait quelque chose d’un oiseau, cette façon d’être sur le qui-vive en permanence. Il aimait sa franchise, ses allures de garçonne, sa vivacité, son rire clair, sa sensibilité. Il avait noté aussi qu’elle serrait les poings, comme Mathieu. A quoi pensait-elle dans ces moments-là ? Il avait repéré un petit tremblement sur ses lèvres qui revenait souvent, comme si, tout à coup, elle allait se mettre à pleurer. Le même qu’avait sa mère lorsqu’elle doutait d’elle-même. Elle l’avait étonné à l’exposition : rien ne lui avait échappé ! Les photos de son ami étaient magnifiques, elle les avait reçues comme un cadeau. Elle y retournerait seule, avait-elle dit. Pierre s’arrêta devant une grande maison, attrapa ses dossiers sur le siège arrière et descendit à la rencontre de son futur client. Celui-là était coriace mais maintenant, il s’en moquait totalement ! Il se sentait subitement confiant, sûr de lui, beaucoup moins seul ! Avant d’entrer, il pensa à la voix de Mathieu au téléphone : vibrante, chaude, éclatante de joie. Son frère lui manquait, il était temps qu’il revienne !

mardi 28 juin 2011

591 : lundi 27 juin 2011

S'évanouir Quels sublimes nuages, et quelle merveilleuse façon d’en finir ! Le lieu est devenu le rendez-vous de tous ceux qui souhaitent quitter cette terre, de manière « romantique », du moins dans un sens vague que l’on accorde à ce terme. Peu importe l’explication, et peu importe comment on l’avait découvert. Le fait est que l’on peut ainsi, non pas mourir, mais disparaître: la différence pour certains est essentielle. Il faut d’abord grimper, très longtemps, pour atteindre le sommet de la montagne et être ainsi à plus rien de ce plafond nuageux gris-blanc. Au début, certains avaient simplement mis la main dans ce plafond opaque, pour ne rien ressortir, sans souffrance d’ailleurs. Un premier avait sauté. Son corps s’était partiellement enfoncé dans le nuage, mais n’était retombé que ce qui n’y avait pas pénétré. Il suffisait donc d’un bond pour en finir. Aujourd’hui, certains, encore en sueur de leur ascension, sautent à peine, leur tête disparaissant dans cette brume cotonneuse, et ne retombe que leur corps. La vision, cependant, est assez terrible pour ceux qui restent: ces corps sans tête, qui glissent le long de la pente pour s’arrêter en contrebas. Aujourd’hui, la plupart, tel un sportif tâchant de battre son record, se concentrent et bandent une dernière fois leurs muscles et leur esprit, pour sauter suffisamment en haut et disparaître totalement. Comme pour beaucoup, l’exploit reste impossible, il faut savoir que certains ont réalisé l’ascension à plusieurs, chargeant sur leur dos un sautoir: spectacle étrange désormais que ces désespérés, que l’on voit sauter sur un trampoline comme des enfants, avant de disparaître pour ne jamais retomber. En finir par le haut, nul ne l’aurait imaginé.


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Rencontre VII Mathieu était assis à la terrasse d’un café. Il aimait bien ce quartier de Paris ! Vivant, populaire, avec ses petites librairies, ses ateliers d’artistes, ses commerçants avec leurs étals de fruits. Et puis la petite place sur laquelle il déambulait, où il s’amusait à observer les passants. Quelque part, ce quartier lui rappelait Marseille : beaucoup d’agitation, des rires, des femmes qui s’interpellaient d’une fenêtre à l’autre, des petits vieux qui discutaient tranquillement, des jeunes pressés, des enfants courant et chahutant devant leurs mères qui faisaient leur marché, le balayeur, toujours le même, avec son éternel mégot aux lèvres… Mathieu, ici, se sentait en paix. Aujourd’hui, il faisait beau, le ciel s’était accordé à son humeur. Il avait remis la veille son disque à son ami et Manu l’avait aussitôt écouté. Plusieurs fois. Puis il avait souri de toutes ses dents et l’avait serré dans ses bras. C’était gagné ! En quittant le studio, Mathieu avait ressenti une immense joie. Puis la fatigue l’avait assommé. Il avait dormi douze heures d’affilée. Maintenant, il devait appeler Pierre ! Il composa son numéro et lui raconta tout : les journées et les nuits à composer, les allées et venues chez ses amis musiciens, leurs critiques, ses doutes et ses colères, les difficultés avec le violoniste, jusqu’à hier soir ! Pierre l’écouta sans dire un mot, se racla la gorge et hurla de joie. Mathieu savait ce que cela signifiait. Depuis dix ans, Pierre le soutenait, l’encourageait, le portait à bout de bras sans jamais se plaindre. Pierre était de ces êtres que l’adversité stimule. Dix ans ! A la mort de leur mère, ils avaient décidé de partager la petite maison aux lilas. Ils s’entendaient bien mais Mathieu s’était enfoncé, muré dans son désespoir. Il avait trouvé tellement injuste que la mort prenne si vite cette femme qu’ils adoraient. Elle leur avait tout donné : sa douceur, sa tendresse, sa passion de l’art et surtout, pour lui, la passion de la musique. Il la revoyait encore avant ses concerts, très pâle, tendue, si belle dans sa robe de soie noire qui rehaussait ses grands yeux clairs. Lorsqu’elle entrait sur scène, le silence était éloquent. Dès qu’elle posait ses mains sur le clavier, son corps se transformait. On l’appelait « la danseuse aux mains d’or » parce la musique qu’elle jouait prenait possession de son corps. Elle était si belle ! Pas un jour ne s’était passé sans qu’il ressente au fond de lui le grand vide que sa mort avait laissé. Il s’était jeté à corps perdu dans la musique. Aujourd’hui, elle aurait été heureuse : dans son regard, il aurait lu de la fierté… « Quand rentres-tu ? », lui avait demandé Pierre. « Samedi ! Je resterai un peu puis il faudra que je revienne ici pour régler certains détails avec les musiciens. » Pierre avait raccroché en lui criant qu’on l’attendait ! « On », qui était ce « on » ? Voulait-il réunir quelques amis ? Il se dit qu’il verrait bien. Il pouvait s’offrir du temps pour lui, maintenant. Il décida d’aller flâner le long des quais. Peut-être trouverait-il un livre ou une jolie gravure pour Aude ? Que faisait-elle ? L’avait-elle oublié ? Avait-elle écouté ses disques ? Il s’en voulait de s’être laisser-aller à la colère devant elle. Sans-doute ne le lui pardonnerait-elle pas ? Plusieurs fois, il avait failli lui téléphoner. Pour s’excuser, pour lui dire… qu’elle lui manquait. Il la connaissait si peu malgré les quelques confidences de sa grand-mère. Quel imbécile il était ! Il n’avait même pas lu ses livres ! Ils trônaient sur la table de chevet de sa petite chambre. Il pensait à son visage aux grands yeux effrayés…Bon sang ! Pourquoi l’avait-il ainsi malmenée ? Samedi, il irait la voir, il l’inviterait à dîner si elle n’était pas trop fâchée. Pierre comprendrait…


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Il y a comme une éclaircie dans le ciel. Sophie lève les yeux de sa peine et prend le temps de la lumière. Elle inspire cet instant fugitif, sens la fraîcheur de l'apaisement avant de refermer les yeux. Il faudrait que cette journée s'achève, c'est tout.


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C’était suer. Et, las, faire suer.

lundi 27 juin 2011

590 : dimanche 26 juin 2011

L'école m'a enseigné qu'on évite l'érosion du territoire pour se préserver de l'océan trop proche. Vraisemblablement, des tuyaux sont enfouis dans le sable. Percés au niveau des cavités, ils reçoivent les précipitations et les acheminent vers les citernes : il n'y a pas de source sur l'atoll, chaque maison dispose d'une citerne qui l'alimente en eau... Au pied du cocotier, le cube me regarde à nouveau. C'est un crabe de terre. Il me chuchote son nom, puis se met à courir en zigzag, disparaissant sous les palmes qui jonchent le sol. Je ne bouge absolument pas.


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Je voudrais rêver de cette maison à l'orée d'un gros bourg, pleine de meubles hétéroclites, marqueteries nobles avec bronzes délicatement ciselés et sculptures amples et grasses, osier plus ou moins tarabiscoté, et formes simples en bois peint, une élégance décontractée dans lequel le parc entrerait, marquant sa présence par des bouquets un peu fous dans des jattes de pierre, des imperméables et une collection de chapeaux de paille ou de toile, pour abriter les amis de passage, qui seraient assez nombreux, chaleureux s'ils le désiraient, mais sans insistance, totalement libres en dehors des repas préparés en commun, pour que les petites rides qui pourraient endommager la sérénité des jours soient quasiment imperceptibles.


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Lumière. Éclats du jour qui se cogne. Dans le sillage des ombres les heures s'enfuient les jours s'enfoncent.


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Mon voisin de métro paraît âgé de vingt-sept ans et demi. Il a les cheveux très courts, presque ras, sur un petit crâne rond, et il porte un foulard à pois. Nous sommes assis côte à côte. Mon voisin de métro tient sur ses genoux une lettre qui est en fait une simple feuille de papier kraft pliée en trois, de temps en temps il la déplie puis la replie. A l’intérieur il y a quelques lignes imprimées, un nom centré, mais ce n’est pas un faire-part de naissance ni de décès, peut-être un avis de soutenance de thèse ? A l’extérieur le cachet de la poste empêche de voir clairement l’adresse, je parviens néanmoins à lire : « Mathieu STYLATOR, 11 rue du Chemin Vert, 75011 Paris ». Hum ! Il a tout à fait une tête à s’appeler Mathieu. Numéro 11 d’une rue du 11e arrondissement, et nous sommes en 2011… Quant au nom de STYLATOR, no comment. Mon voisin de métro pousse un petit soupir très discret, mais je l’ai perçu tout de même. Nous sommes très proches.


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Au départ elle n'ose pas vivre. Elle a oublié, cette liberté d'être tout simplement ne lui serait pas venu à l'esprit auparavant et elle se sent presque indécente de respirer sans réfléchir, de laisser couler ses journées. Puis elle savoure chaque instant avant de sombrer dans l'ennui. Sa vie sans but est devenue insipide.

dimanche 26 juin 2011

589 : samedi 25 juin 2011

Lui n'avait jamais imaginé qu'elle puisse partir. Elle avait été un point d'ancrage dans sa vie, quelque chose qui ne changeait jamais, avec se douceur rassurante et son don pour évacuer les tracasseries quotidienne de son horizon. À force il ne la voyait plus, elle était devenue un ombre évidente qui lui permettait d'avancer dans sa vie et sa carrière, de prendre cet élan tel un goulu vers le succès, l'argent, les autres femmes. Lorsqu'il est arrivé chez lui il n'a pas réalisé tout de suite ce vide qu'elle y avait laissé. Jusqu'à l'heure du dîner bien sur, pour lequel il du se contenter des deux yaourts perdu au milieu du frigidaire.


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Je me souviens de brumes légères, et d'un ciel gris bleu pâle, un ciel très clair, d'où chutait une pluie très fine mais ce qui m'a frappé ce jour-là ce n'était pas la pluie à ce moment-là, mais c'était le vent. Et à chaque fois que je repense à ce moment-là, c'est comme si le vent autour de toi faisait partie intégrante du moment. Le vent qui emportait ta chevelure, orientait tes mouvements, et la façon dont il recouvrait ta voix ce jour là il était bien orgueilleux comme toi impétueux comme toi. Comme si ce vent violent nous avait forcés à vivre quelque chose de plus profond,quelque chose de plus important.


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Rencontre VI En rangeant les derniers papiers de sa grand-mère, Aude avait fait une découverte : un petit carnet empli de dates, certaines étaient barrées, d’autres soulignées à l’encre rouge. Parmi celles-ci, sa date de naissance. Elle essayait de donner un sens à ce qu’elle avait sous les yeux. Y avait-il un lien avec elle ? Aude était orpheline, sa grand-mère l’avait élevée seule. Ses parents étaient morts dans un accident de la route lorsqu’elle avait trois mois. Elle avait une seule photo d’eux : ils étaient jeunes, ils se souriaient. Longtemps, elle avait cherché une ressemblance. Il n’y en avait pas. Ils étaient restés pour elle de parfaits étrangers. Sa grand-mère n’en parlait jamais. Un soir de son adolescence, Aude avait posé des questions. « On ne fait pas revenir les morts. Tu es comme ta mère, tu vis à cent à l’heure. Elle est morte sans avoir le temps de vivre. C’était ma seule enfant. » Sa voix s’était brisée, Aude n’avait plus rien demandé. Ce carnet l’intriguait. Elle décida de le garder. Plus tard, elle irait à la mairie pour en savoir un peu plus. Au fond d’elle-même, elle s’étonnait de son manque de curiosité. Ses origines ne l’intéressaient pas. Un coup de sonnette interrompit ses pensées. Pierre était devant la porte, seul. Il lui apportait des fraises de son jardin. Aude fit du café. Elle était heureuse de le voir ! Elle savoura quelques fraises en l’écoutant. Il avait changé, il semblait fatigué, un peu désemparé, sa fougue s’était estompée. Malgré la question qui lui brûlait les lèvres, Aude l’écouta patiemment parler de son travail, de la maison qu’il voulait transformer, des vacances qu’il ne prendrait pas. Tout à coup, il s’arrêta. Il la fixa intensément. « Mathieu est parti. Je ne sais pas où il se trouve. C’est sa musique : elle le rend fou ! Il m’appelle de temps en temps. Il m’a laissé ceci pour toi. » Aude posa ses mains sur le petit paquet. Elle était incapable de l’ouvrir. Pierre ne dit rien puis lui proposa d’aller déjeuner à l’auberge du lac, ce qu’elle accepta aussitôt. Ils y passèrent le reste de la journée. Pierre avait retrouvé son grand sourire et lui raconta des dizaines d’anecdotes, toutes plus drôles les unes que les autres. Il lui confia aussi qu’il voulait lui présenter quelqu’un. Il était certain qu’elle lui plairait. Elle était artiste. Ils convinrent de se retrouver le samedi suivant. Aude lui promit qu’elle ferait la cuisine. Pierre la quitta en plaisantant sur ces talents de cuisinière. Elle se mit à courir dès qu’il eut le dos tourné. Elle arriva essoufflée à sa maison, attrapa le paquet de Mathieu et alla s'asseoir sous le gros arbre. Elle découvrit deux nouveaux disques et une longue lettre qui commençait ainsi « N’oubliez jamais d’être vous-même ! Je m’en vais pour un temps, là où je serai, j’achèterai vos livres. Ainsi, je vous connaîtrai mieux… »

samedi 25 juin 2011

588 : vendredi 24 juin 2011

D’abord, se placer en queue de rame pour raccourcir la distance entre la porte du wagon et le couloir en fin de quai. Anticiper, c'est aussi avoir prévu dès Châtelet les Halles, que la sortie à l’Étoile se fera de l'autre côté. Ne pas hésiter à se placer près de la porte opposée -en fonction de la densité humaine ça peut résister. Pressions / bousculades / on trace sauvagement son bonhomme de chemin au milieu des miasmes, des haleines chargées, des pardessus moites. Souvent touristes et provinciaux restent scotchés pile là où ils sont entrés, (ignorants que les quais varient de côté). Des nez restent collés aux vitres éraflées, des épaules s’incrustent dans les mâchoires, des sacs dans les bides. Compression colossale. Délimiter un espace, une place à soi, minimale mais à soi, déjà une victoire. Puis derrière une vitre, annonciatrice de l'ouverture imminente des portes, une lueur arrive en s’amplifiant. Agréable détente, déploiement articulaire. Malmenées par l’annonce vocale synthétique, l'interminable stridence du freinage et – Tcheeuu le déclic mat de l'ouverture des portes, les oreilles se recroquevillent. Recommandé: se poser à l’aplomb des deux pieds, avant de balancer le gauche en éclaireur sur le quai, hâtivement rejoint par le pied droit. Un nombre impressionnant de congénères s'occupent à s'extirper à toute blinde: brinquebalement de l’homme à la béquille, l’autiste aux écouteurs qui va dare-dare et l'habituée zigzagante avec art. Quel est le secret pour progresser sans ramer ? La bulle externe. À la vitesse de l’éclair inspirer fort et profond, puis les yeux fermés expirer lentement, ce qui gonfle la bulle externe, elle se déploie autour du corps. Ainsi entouré de cette extension invisible, un écart se crée avec la foule affairée. On suit le flot en bas d’un complexe métallique vomissant à sa base des marches pressées de prendre de l'altitude. On s'entasse au petit bonheur la chance, ça se déroule. Alerte ! Ma bulle se dégonfle alors que sa nécessité augmente. Dans le goulot de l'escalator, la masse s'effiloche et devient brusquement… des gens. Tout est possible, eux qui débarquent se collent sur la première marche, valises au milieu du passage, les habitués décompressent en se calant sur la rampe, à la bourre les banlieusards tracent toujours. Poussettes, contrôleurs en meute, groupe tous habillés pareil... Ça bouchonne, ça empêtre, ça freine le moment du ciel. La règle tacite de l'escalator : ceux qui montent les marches à gauche, les stationnaires sur la droite. Deux immobiles bloquent l’avancée. Je contiens l’impatient qui me suit d’une oscillation hostile. Toussote pour signifier aux obstacles qu'un repositionnement serait bienvenu. Me racle la gorge : - Pardon, excusez, peux passer ? Répéter jusqu'à ce qu’un déplacement s’amorce, même minime. Piétinement mécaniquement des rainures mouvantes. J’ébauche un élan en attendant le transfert latéral libérateur. Maintenant : trouée devant, passage disponible au moins trois marches libres avant le prochain dos barrage. Me propulse fissa jusqu’au premier palier, sol semé de chewing-gum gris aplatis, grosse poubelle ronde, éclairage nébuleux. Décompression de la carcasse cependant… Dans un puits de lumière, quatre escalators où la marée humaine s'effrite. Ce ne sont plus des ombres, mais des silhouettes. À ce stade de l'ascension vers la sortie, le corps retrouve son entière épaisseur. Odeur de pâtisserie industrielle réveillant les narines. En surface la vie attend les gens, fonceurs, rêveurs, étonnés, perdus, blasés. Ça va se déployer sous le ciel. S’extirper quelques heures des entrailles délétères du RER A. Dès l'air libre, redevenir. Enfin à portée de pas, la lenteur sera.


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C’était se croire invité à cette réunion dont le thème ressemblait à quelque chose qui pouvait nous être utile. Au début s’étonner de certains visages rencontrés là et, après vingt minutes, commencer à s’impatienter, en venir à poser quelques questions précises et s’apercevoir de la distance séparant les intérêts de ceux présents ici des nôtres quant à nos projets, nos tâches quotidiennes, se rendre compte du temps perdu, hésiter à partir, rester un peu, profiter du calme relatif, du fauteuil de réunion et puis s’irriter de ces vains bavardages, de notre bêtise à rester là, penser au temps qu’il faudrait rattraper alors que nous étions vendredi (mais quelle différence, ce jour, avec les autres, au fond ?) tout en sentant le confort narcotique et finalement irritant, effrayant comme un sable mouvant, du fauteuil de réunion, regarder l’heure plusieurs fois sans discrétion, tousser, changer de position, respirer fort, se lever et s’excuser tout bas pendant que deux parlaient forts, mécontents l’un de l’autre, et passer prendre un café dont nous aurions besoin pour rattraper cette heure et les perturbations causées.


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Il lui semble avoir passé sa vie à l'attendre, dans des parcs, des cafés, sur le parvis de la mairie ou à la maternité. Une vie à attendre qu'il arrive, qu'il se décide, une vie devant l'horloge à expliquer ses oublis, ses distractions et ses retards, à accepter, expliquer, coercer tendrement sans surtout le cabrer. Aujourd'hui elle est fatiguée. A force elle réalise qu'elle n'attend plus. Elle ne guette plus les pas, elle n'oriente plus ses choix en fonction de lui, elle se sent libre et seule et c'est plus simple ainsi. Il lui faudra sans doute plusieurs jours avant de réaliser qu'elle n'est plus là, que ses placards sont vides, qu'elle est partie.


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Rencontre V Aude avait retrouvé toute son efficacité. Elle avait passé une semaine en ville, avait vidé son petit appartement sans aucun regret. Elle le laissait à Lucie, son amie de toujours, qui préparait l’exposition de ses peintures rapportées d’Afrique. Elle reviendrait pour le vernissage, lui avait-elle promis. Lucie allait beaucoup mieux et comprenait les raisons du départ précipité de son amie. Ces deux-là cultivaient une rare complicité ! Elles se quittèrent sur le trottoir, s’embrassant avec effusion : Aude avait rendez-vous chez son éditeur. Le soir même, elle était rentrée au village, soulagée, heureuse de retrouver sa maison, ses arbres, les odeurs de son enfance. Elle trouva dans la boîte aux lettres un petit paquet carré, enveloppé dans du papier de soie. Elle s’assit sur l’herbe : c’était un disque. Mathieu avait écrit : « Revenez-nous vite ! Prenez le temps de l’écouter, j’aimerais beaucoup avoir votre avis. » Elle remonta lentement l’allée, son cadeau serré contre son cœur. Mathieu ! Il la troublait. Sa voix, ses intonations graves et mélodieuses, parfois presque comme un chatoiement… Il avait un charme sensuel qui lui sautait à la figure, des mains longues et si fines ! Elle ne parvenait pas à soutenir son regard. A trente quatre ans, elle subissait encore les émois d’une toute jeune fille. Que lui arrivait-il ? Elle s’en voulait terriblement d’être ainsi, démunie de ce naturel propre aux femmes de son âge. Dans ces moments-là, elle souhaitait rentrer sous terre. Sa peau marquait-elle le feu qui l’habitait ? Elle avait honte et devenait subitement cassante, presque désagréable… Elle entra dans le bureau et mit son disque. Aussitôt, elle oublia tout. La musique avait pris possession de son corps, elle se sentit oiseau, vague, sable. Elle voyageait avec les nuages, se roulait dans les dunes, courait à perdre haleine, s’accrochait à la lune, dansait sur la neige, se perdait dans les profondeurs, se balançait sur les rayons du soleil. Elle volait ! Les dernières mesures étaient un long sanglot. Aude en eut le souffle coupé. Elle était stupéfaite ! Comment avait-il fait ? Sa musique parlait non seulement à son cœur mais aussi à son âme. Elle était tout simplement magnifique. Elle voulait le lui dire, très vite. Elle enfourcha le vieux vélo. Lorsqu’elle arriva, elle vit la porte ouverte et se précipita à l’intérieur. Elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. Le salon était sens dessus dessous ! Des éclats de verre jonchaient le sol. Elle appela : personne ne répondit. Puis elle le vit, debout, les poings serrés, blanc comme un linge, le regard douloureux. Il ne la voyait pas, ne l’entendait pas. Elle s’approcha, posa une main sur son bras. « Aude ! Pardonnez-moi ! Vous tombez mal. Ma musique, ils n’en veulent pas ! » Il la repoussa doucement, se dirigea vers son bureau et claqua la porte. Aude était abasourdie et ne savait que faire. Elle remit un peu d’ordre, balaya le verre et s’en alla lentement, en poussant son vélo. Elle était incapable de tenir dessus, elle tremblait de la tête aux pieds. Le soir, elle appela. Pierre lui répondit d’une voix triste et gênée qu’il fallait attendre. Que Mathieu ne voulait voir personne. Il lui ferait signe quand la crise serait passée. Aude raccrocha, perplexe. Pendant les semaines qui suivirent, elle n’eut aucune nouvelle. Elle s’était remise à écrire. A la fin de sa journée, elle mettait son disque et pensait à Mathieu, livide au milieu du salon. Il avait l’air aussi farouche que Lucie lorsqu’ils l’avaient enfermée. Lucie s’en était sortie, grâce à son frère et à sa peinture. Mathieu s’en sortirait, grâce à son frère et à sa musique. Elle en était certaine ! Elle connaissait bien cet état pour l’avoir vécu elle-même de nombreuses fois. Sans sa grand-mère, elle n’aurait sans-doute pas trouvé la force de continuer…

vendredi 24 juin 2011

587 : jeudi 23 juin 2011

C’était le coup de barre de quatorze heures trente.


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J'ai rêvé d'une grande salle dans la maison sur la grève, de murs chaulés s'effaçant dans la pénombre, d'un âtre et de ton dos penché pour faire partir les flammes, de grands bocaux qu'elles feraient sortir de l'ombre, pleins de ces coquillages que nous ramènerions de nos promenades paresseuses.


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Rencontre IV Le ciel était brouillé, la chaleur lourde, l’air moite. Aude s’était allongée au fond du jardin sur un vieux drap. Un papillon jaune et noir se posa sur son bras. Elle admira sa finesse. Elle le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse, presque jalouse de sa légèreté. Elle se remémorait sa visite chez les deux frères. Ils l’avaient gardée à déjeuner, lui avaient raconté leur vie, la rencontre, un soir de concert au village, de cette femme insolite, passionnée de littérature et de musique, sa grand-mère ! Ils s’étaient liés d’amitié, pas une semaine ne passait sans qu’ils ne viennent la voir. Elle les accueillait toujours chaleureusement, c’est ainsi qu’ils lui avaient fait partager leurs questionnements, leurs doutes, leurs travaux. Elle les encourageait, prenait part à leurs discussions, leur commentait certains articles de journaux et regrettait toujours l’absence de sa petite fille. Sur la fin, elle était devenue beaucoup plus silencieuse et pressait Mathieu pour qu’il lui fasse écouter sa musique. Elle ne parvenait plus à lire, elle gardait sa vue pour déchiffrer les lettres qu’elle recevait et pour y répondre. Cela lui prenait de longues heures. À tour de rôle, ils allaient lui poster son courrier. Ils l’avaient trouvée un matin, dans son fauteuil, une lettre à la main. Elle s’était endormie ainsi et ne s’était plus réveillée… Aude était si émue qu’elle n’avait pas pu prononcer un seul mot. Elle s’était levée et s’était enfuie, pédalant à toute vitesse jusqu’à la maison. Elle s’était réfugiée au pied du gros arbre et avait laissé échapper son chagrin. Depuis, elle n’était pas retournée à la maison aux lilas. Elle rassemblait ses souvenirs, le dernier Noël passé ici, le visage attentif et affectueux de cette femme qui l’écoutait patiemment, des heures durant, ne comprenant pas tout mais s’efforçant d’atténuer son désespoir. C’était la seule personne à qui elle avait toujours confié la tourmente de sa vie. Maintenant, elle se retrouvait seule avec la certitude de vouloir abandonner cette vie absurde. Elle irait chercher ses affaires et tirerait un trait définitif sur la ville, les connaissances, les blessures, les déceptions, les chocs successifs. Elle savait une seule chose : ici, elle se retrouvait, le silence et la beauté du lieu lui suffiraient, elle n’avait plus besoin de jouer, de faire semblant, elle pourrait être elle-même, sans compromis ! Un gros nuage sombre passa au-dessus de sa tête et de grosses gouttes chaudes se mirent à tomber. Elle resta là, sous la pluie. L’eau qui ruisselait la fascinait, c’était comme si elle emportait avec elle un morceau de sa vie.


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Catherine a toujours aimé récurer les casseroles. Elles étaient pleines de graisses, lorsque posées sur un feu elles étaient recouvertes de suies. Elle grattait avec énergie et bonne humeur, ses doigts noircis et attaqués par sa tâche. "Au moins, on voit la différence" disait-elle. Faire disparaître des tâches manifestes, regarder la propreté surgir de dessous ses doigts suffisaient à la remplir d'une douce sérénité.

jeudi 23 juin 2011

586 : mercredi 22 juin 2011

C’était déjeuner quand même en terrasse car, après tout, nous étions bien en juin, ne craignant pas les quelques gouttes qui ne faisaient que rebondir sur l’auvent déroulé puis tomber à côté de nous, rafraîchissant le frais, éclaboussant un peu nos pieds quand d’autres gouttes arrivaient directement sur le bord de notre table, nous passager d’un nuage très dilué tombé sur la ville, premier jour raccourci de l’année, premier pas vers l’hiver.


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Si Amandine ne s'était pas ennuyée au bureau, elle n'aurait pas regardé par la fenêtre, les nuages blancs magnifiques et perçant le ciel n'auraient pas attiré son attention, elle n'aurait pas cédé à la tentation de les prendre en photo avec son iPhone, ce dernier ne serait pas tombé par l'interstice de l'entrebâillement de la baie vitrée donnant 10 étages plus bas. Philippe ne l'aurait pas trouvée en pleur la tête sur son clavier, touché par son chagrin, ne l'aurait pas invitée à déjeuner, courtisée puis épousée. Parfois, l'ennui, ça a du bon...


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Rencontre III Ce matin-là, Aude se réveilla tard. Le soleil inondait la chambre. Elle avait passé toute la nuit à écrire. Son manuscrit était sous enveloppe, prêt à être envoyé à son éditeur. Elle se sentait libérée, hors du temps. La veille, elle avait pris conscience de sa chance : cette maison était à elle, elle mesurait et savourait maintenant le cadeau de sa grand-mère. C’était décidé, elle vivrait ici, la ville ne l’attirait plus. Depuis trois semaines, elle vivait au ralenti, entourée des meubles et des objets de celle qui l’avait tant aimée. Elle avait retrouvé toute sa correspondance, soigneusement rangée dans le petit coffret en nacre de la table de nuit. Des photos d’elle aussi, à tout âge, sur lesquelles elle souriait. Et puis des articles de revues littéraires : il n’en manquait pas un ! Au bas de chacun d’eux, sa grand-mère avait noté de sa belle écriture son avis sur chaque parution. Aude en avait été bouleversée ! Non pas de l’intérêt pour ses livres, mais des critiques avisées de cette femme qui avait appris à lire seule et qui s’exprimait d’une façon merveilleuse ! Elle comprenait subitement la phrase de Mathieu l’autre jour et s’en voulait de n’avoir pas pu venir plus souvent, surtout les derniers temps ! Mais elle n’aurait pu lui offrir qu’un visage défait, elle avait sombré ces derniers mois, jusqu’à ne plus savoir qui elle était ni où aller… Cela lui semblait loin maintenant, elle ne voulait plus y penser. Elle s’étira, prit une douche rapide, enfila sa salopette et dévala l’escalier, à la recherche du vieux vélo. Il était là, couvert de poussière mais en bon état. Elle grimpa dessus, traversa le jardin, ouvrit le petit portail et fila vers le village. La petite route serpentait à travers champs, l’air sentait bon, le ciel était pur, son humeur plutôt joyeuse. Elle s’arrêta chez le boulanger et, sans réfléchir, acheta trois tartes aux prunes et une tablette de chocolat noir, celui qu’elle affectionnait particulièrement. Puis elle prit la direction de l’étang. Il fallait qu’elle les voie ! Qu’ils lui racontent, qu’ils lui expliquent ce qu’ils avaient partagé avec sa grand-mère ! Elle reconnut tout de suite la petite maison blanche. Le lilas embaumait, il était magnifique, surtout le plus foncé. Elle posa son vélo contre un vieux banc en bois peint et frappa à la porte. C’est Pierre qui lui ouvrit et son grand sourire la rassura. « Entre, Aude ! On se tutoie, n’est-ce pas ? Mathieu dort encore, il a composé toute la nuit. Il a une commande, il te racontera. » Elle sursauta quand un gros chien noir se coucha sur ses pieds. « Je te présente Tempête. N’aie crainte, c’est le plus gentil chien du monde ! Il est juste un peu trop affectueux ! », s’exclama Pierre en la serrant dans ses bras. Aude était conquise et suivit Pierre sur la terrasse. Le café qu’il lui proposa était délicieux. Elle le regardait, fascinée par son exubérance. Quel âge avait-il ? La trentaine ? Un peu plus ? Elle l’écoutait raconter ses projets. Il la prit par la main et l’emmena dans son bureau. « Regarde, c’est là-dessus que je bosse. Tu vas me donner ton avis. » Elle n’y connaissait rien mais se surprit à prononcer quelques mots. C’était un beau projet, Pierre lui transmit en quelques minutes sa passion, lui montrant chaque plan, argumentant, réfléchissant à voix haute, la bousculant parfois pour améliorer un détail… Elle se prit au jeu, riant et se concentrant avec lui, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Elle se troubla soudain lorsqu’elle entendit derrière elle une voix grave, pleine de douceur : « Vous avez les yeux de votre grand-mère, vous l’a-t-on déjà dit ? »

mercredi 22 juin 2011

585 : mardi 21 juin 2011

C’était chiffrer sans visibilité, combien de jours, combien de jours par grande fonctionnalité, chiffrer sans le but lointain ni cette vision sans lesquels un projet n’est qu’une idée qu’on aurait pu aussi bien ne pas tracer sur le paperboard et la laisser se perdre avec l’eau de la douche dans l’évacuation, au matin, d’où elle était, sans doute, venue ; chiffrer revenait à, littéralement, chiffrer, crypter les zones de lumières du sous-projet (seules telles et fixées dans l’esprit de l’initiateur) en formes obscures et mouvantes, par quelques questions c’était pousser les frontières du sûr et agrandir dangereusement ce pays idéel en no man’s land survolé de balles sans patrie ; c’était, ainsi, malgré tout, avancer.


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Marc aime s'imaginer grain de poussière sur son épaule. Il pourrait ainsi la suivre et savourer ses instants de vie. A la place il accepte la douleur de la nuit et ses incertitudes, ne pas savoir où elle est, ce qu'elle fait, avec qui. Le jour il la côtoie au bureau, il est l'ombre derrière ses rires, l'invisible au regards en dérobades. Il sait. C'est une fois chacun chez soi que la torture commence: il n'aurait jamais du rompre.

mardi 21 juin 2011

584 : lundi 20 juin 2011

Ai-je fait ce rêve d'un vieil asile, où nous étions nombreux, pièces nues derrière des arches – nos pauvretés parées par ce noble bâtiment, son austérité rythmée. Et nous y entretissions nos désaccords, notre solidarité, notre dénuement, rendus plus aigus, peut-être, par cette semi liberté en si rude esthétique. Nous en pervertissions l'ordonnance par des débordements de tissus et ustensiles, et profitions des fins d'après-midi, quand le soleil perdait de sa virulence, pour errer, converser à mots lents, en regardant les enfants en tornade, dans la poussière de la grande cour, autour du vieux platane boursouflé de cicatrices, sous les appels et musiques qui s'échappaient des cellules ou des galeries et s'abattaient sur nous. Derrière la grille la ville s'activait, aussi crainte que proche.


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C’était, finalement, pouvoir déjeuner avec cet ancien collègue, dans un quartier à mi-chemin, inconnu des deux, dans un restaurant au hasard, au menu appétissant, aux plats décevants, surtout le dessert. Prolonger la conversation par un café (trop fort), discuter du temps partagé ensemble, de qui est devenu quoi, de qui a des nouvelles d’Untel, des différences et particularités de cette boîte comparativement aux autres connues depuis ; se dire au-revoir sur la promesse d’un déj prochain.


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Sophie laisse le sommeil l'envahir de son insensibilité bienheureuse.


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Rencontre II Plusieurs jours avaient passé depuis la visite des deux frères. Aude s’était reposée et avait entrepris un grand tri dans les affaires de sa grand-mère. C’était long, mais elle prenait son temps. Les vêtements, d’abord, qu’elle devait donner. Chacun était sous housse et elle les sortait un par un, revivant des scènes de vie : la longue robe sombre qu’elle portait si souvent, qui était, disait-elle, sa seconde peau. C’est vrai qu’elle lui allait bien, elle accentuait sa minceur et mettait en valeur ses yeux ! Et puis cette grosse veste en lainage qu’elle ne quittait plus, contre laquelle elle avait si souvent enfoui son visage. Oui, elle exhalait encore son parfum ! C’était troublant, il lui semblait parfois voir sa grand-mère se glisser dedans… Aude connaissait cette garde-robe. Elle réalisa tout à coup combien cette femme était économe. A part deux jolies robes fleuries qui lui étaient inconnues, tout était là, sous housse et bien propre, et chaque vêtement parlait à son cœur. Elle s’attaqua au linge de maison, parfaitement plié et repassé, embaumant la lavande conservée dans de petits sachets fleuris, qu’elle avait aidé à confectionner. Puis, un peu remuée et lasse, elle ferma la pièce et descendit dans le jardin. Sur la première marche, une enveloppe était posée, sous une grosse pierre. Elle regarda attentivement l’écriture longue et fine, mit l’enveloppe dans sa poche puis s’avança dans les allées. Le gros arbre au tronc creux était toujours là, de même que la branche en forme de balançoire ! C’est là qu’elle venait se réfugier l’été, qu’elle cachait ses trésors, c’est là aussi, beaucoup plus tard, qu’elle avait commencé à écrire…Toute une partie de sa vie défilait, les meilleurs moments, les plus heureux ! Les yeux fermés, elle se laissa envahir par les souvenirs. Dans sa tête, résonnait encore la voix ferme et un tantinet inquiète de sa grand-mère : « Aude, où es-tu ? Il faut rentrer maintenant ! » Plus jamais elle ne lui sourirait ! Elle soupira, fit demi-tour et alla s’asseoir sur la passerelle. Un mince filet d’eau serpentait parmi les herbes folles. Elle se souvint alors de l’enveloppe et l’ouvrit. C’était un message très simple : Si le cœur vous en dit, passez nous voir, nous sommes sur le vieux chemin de l’étang, la maison blanche entourée de lilas. A très bientôt, Mathieu. Elle replia la missive et entra dans la maison. Elle était touchée mais sa nature sauvage lui soufflait de ne pas répondre. Décidément, elle ne changerait donc jamais ! Ce besoin de s’isoler qui la taraudait indéfiniment ne l’avait pourtant pas aidée. Elle se rua dans le petit bureau, les larmes aux yeux et s’enferma pour écrire. Entourée de livres, de photos, de quelques tableaux dont elle connaissait les moindres détails, elle se sentait protégée. Le fauteuil à bascule était vide mais le châle en soie bleu l’attira. Elle frissonna et le mit sur ses épaules. Puis il n’y eut plus rien d’autre que sa main qui traçait les mots sur les pages blanches.


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Farigoule Bastard s'est rendu à la capitale, invité au vernissage d'une rétrospective sur son œuvre. A vrai dire, Il ne savait pas exactement en quoi consistait son œuvre. C'est ainsi que, curieux et en sandales, car chez lui les siroccos assèchent les rivières | la chaleur décérèbre les murs, le voilà qui débarque à Paris, arpente les quartiers mornes et riches du bord de Seine, et se met en quête d'un lieu où passer la nuit. Il a froid aux pieds.

lundi 20 juin 2011

583 : dimanche 19 juin 2011

Ainsi soient ces passages, ces parcours, ces chemins, ces routes. Visibles ou invisibles invincibles ils sont là, ils existent. Input, output. Le point par où l'on rentre n'est pas celui par où l'on sort. Artefacts, systèmes de signes, immense enchevêtrements de voies, de tunnels, de ponts, lignes continues discontinues. Ils relient; structurent les espaces; supportent les flux; forment un ensemble de circuits. D'autres temps et d'autres rythmes animent les passages des espaces intérieurs. Souterrains ils relient, anarchiques, d'un point de la ville jusque d'autres, et leurs usages varient selon les périodes ou les époques. Au dessous certains terrains sont aménagés pour permettre un passage aisé ; on y voit des marques, des repères symboles spécifiques aux usages oubliés : d'autres lieux sont étroits, humides, toute torche s'y éteint, des trous au sol comme autant de trappes vous menacent. Occultes et secrets des renfoncements comme des alcôves ou chambres de stockage jouxtent les tunnels ou les larges allées centrales. Il s'en trouve par ailleurs d'autres passages derrière les échelles ou sous les marches des éventuels escaliers qui relient au monde extérieur ce labyrinthe intérieur. Parfois on voit en haut des rayons de lumière du jour, s'échappant d'une creusée verticale ouvrant au dehors, une échappée, accessible ou non. Tout cela ne me dit pas quelle voie sera celle que tu emprunteras. Je lis ton corps ses lignes et ses courbes, je lis ton regard ses parcours et ses routes, je lis ta voix et ses chemins au-delà.


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Si je pose la question à l'école, elle me dira que la latitude, la longitude et l'altitude justifient ces cavités, bien que l'atoll soit isolé. Sans plus rien dire, je me mets à réfléchir. Les bracelets de métal des cocotiers sont de forme ronde : ils peuvent servir à creuser des trous dans le sable. Cependant, les cocotiers sont larges. D'un diamètre supérieur à celui des cavités. Je sais par l'école que le diamètre sert à donner la largeur des cercles dessinés au tableau. Des bracelets adaptés au diamètre des cavités ont donc été fabriqués. Dans le but peut-être de créer des bouches d'aération. Et sans doute des galeries souterraines pour faciliter l'écoulement des eaux de pluie.


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Ses mains volent sur le clavier avec légèreté, faisant naître grondements de tonnerres et roucoulements amoureux. La scène parait si grande, et elle si petite sous le faisceau serré de lumière blanche perçant l'obscurité, face à ce gigantesque piano qui se plie pourtant à ses moindre gestes. Elle est arrivée humblement et sereinement. La salle de concert s'est tue en un souffle, le temps qu'elle s'asseye et qu'elle ferme les yeux en lançant ses doigts devant elle. Depuis une heure déjà elle domine les notes et offre à son public un éventail d'émotions authentique et pur. Rien n'est imposé. Il suffit cependant de fermer à son tour les yeux pour voyager avec elle. Le temps continue de filer au gré des notes, puis le silence s'impose, d'un coup, comme une douleur. Notre cœur bat alors que nous savourons les dernières résonance donnant sur rien, nous restons immobiles, saisis... cet instant est le meilleur compliment qu'on puisse lui faire. Après il y aura les gens debout, les applaudissements, les bouquets de fleurs et les "encore". La musique existe aussi grâce au néant qui après l'avoir précédée revient sans être plus tout à fait le même.

dimanche 19 juin 2011

582 : samedi 18 juin 2011

Elle s'allonge enfin sur des coussins, enlève ses sandalettes et dénoue ses cheveux. La journée derrière elle s'efface peu à peu alors que le jour disparaît et laisse place au vent frais de la nuit.

samedi 18 juin 2011

581 : vendredi 17 juin 2011

Après avoir actionné la jalousie de la fenêtre qui retenait la lumière, les trois enfants De sortent de leurs lits douillets et renouent avec le jour. Avec entrain quand les temps sont comme les œufs, durs. La journée s'annonce déjà aussi pleine qu'une coquille. Les enfants De prennent aujourd'hui leur courage de demain et sortent du nid. Ils entendent siffler le train qui est déjà dans l'étang à quelques minutes près. Trois tickets pour Bali via Bâle, le moral n'est pas en berne. Et bille en tête, ils ont envie d'écrire. Au Bic ils allongent des lignes de mirlitons : A bas le basilic. Abba, la basilique pop. Ubu, le busuluque pup. Et autres blablabla… Par la fenêtre, c'est mieux que ballot pour ces pas vieux: le Jura traversé par les wagons, les cumulus qui s'assombrissent, puis la foudre qui poudroie et leurs vers qui vont vers quoi. La tension est égale à la résistance multipliée par l'ampérage (voir par l'intensité), de quoi retourner à l'époque des chevaux dessinés dans des grottes. Balisant dans le blizzard, chassant le galop qui revient naturellement, ils n'oublient pas d'éteindre la rivière quand s'allument les étoiles filantes. La vie, c’est d'la balle pour les enfants De. A quoi ils joulent, j'te raconte pas. Au bout de la ligne et du jour, c'est le dernier qui a le mot.


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C'était préférer ne pas.


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Je voudrais rêver que j'avance dans une forêt, un peu étrange, qui mêlerait les essences, des hêtres pour la colonnade, le recueillement, la cathédrale, mais aussi, par endroits, des conifères de toutes tailles entrelardés d'épineux, qui feraient mine de me retenir, me griffer, pour le piment d'un risque de cauchemar, mais qui s'effaceraient souplement à mon contact, sans que je sache si ce n'est pas moi qui ne suis plus qu'errance vaporeuse.


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Au lever du jour aller marcher alentours vers le bois. Il y avait au dehors, sur la terre et sur toute la végétation, ce givre, ces craquelures qui recouvraient aussi mon esprit. Ces brumes qui rendent l'air opaque, et nacrée, la lumière en transparence. Atmosphères et impressions fugaces qui se renforcent avec l'air froid. Tout semblait comme se vivifier. C'est pourtant une période de l'année où tout s'engourdit, tout ralentit. Et tout ce qu'on entendait d'ailleurs ici c'est le bruit lointain des trains de marchandises qui passent là bas sur le pont ferroviaire - parfois aussi la nuit jusqu'à l'aurore...


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La nuit s'est installée avant qu'elle ne se rende compte de l'épuisement du jour.

vendredi 17 juin 2011

580 : jeudi 16 juin 2011

C’était revoir et corriger, améliorer, reprendre, sculpter, dégrossir, poncer, peaufiner au mieux, ciseler fin, limer, arranger, polir, réordonner, ajuster, accorder encore, réagencer mieux, resserrer toujours, raccourcir un peu, rogner, abréger, repréciser, détailler et généraliser, clarifier, souligner comme par trois fois, caractériser, particulariser, refactoriser, déspécialiser, repousser au plus, le point, qu’on dit final sans vouloir pour autant mourir, disons dernier, s’il existait en pareil métier.


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Dans la nuit du tombeau, les échos de l’éternel retour n’en finissent pas de résonner, et l’on entrevoit l’ombre de l’homme qui, débout près de l’entrée, frappe à coups majestueux sur le gong. Lit-il dans cette quasi obscurité les destins croisés des chambellans et des portières ? Il a rejeté en arrière son chapeau orné de trois plumes de tétras fuligineux. Ce qu’il attend, c’est une autre épiphanie, qui ne saurait se produire sans un décret des puissances supérieures.


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Rencontre I Les deux hommes étaient assis sur les marches de la vieille maison. L’un d’eux, le plus grand, fumait. Elle ne les connaissait pas. Elle resta un instant à les observer. Qui étaient-ils ? Que faisaient-ils ici, devant la maison de sa grand-mère ? Il y a deux mois, après la mort de celle-ci, elle était venue seule, dans l’espoir de comprendre… Cette femme qu’elle avait tant aimée et dont elle s’était éloignée parce que la vie en avait décidé ainsi. Elle avait arpenté chaque parcelle du parc, retrouvant les beaux arbres derrière lesquels elle s’était cachée, petite. Les odeurs lui rappelaient les moments privilégiés de son enfance. Les souvenirs jaillissaient et avec eux, une certaine nostalgie. Elle revoyait cette femme silencieuse qui lui avait tant donné. Sa maigreur, son apparente sévérité qui masquait un cœur d’or ! Maintenant, elle n’était plus là mais cet endroit vivait toujours. Les rosiers embaumaient, la petite passerelle sur laquelle elle avait couru lui semblait si fragile !... Elle abandonna ses souvenirs car les visiteurs s’étaient levés. Ils l’avaient aperçue. Elle alla à leur rencontre. Le plus jeune parlait beaucoup et elle eut du mal à démêler, dans ce flot de paroles, la raison de leur visite. Ils étaient frères, cela ne se voyait pas. Ils avaient bien connu ma grand-mère : sur la fin de sa vie, ils lui avaient rendu de menus services. Elle était si seule ! A tour de rôle, ils lui faisaient ses courses, venaient passer avec elle quelques soirées, lui faisaient la lecture car sa vue avait bien baissé. Parfois, ils l’emmenaient en ville et l’accompagnaient au concert, à une exposition, ou tout simplement chez le coiffeur. Elle ne savait pas, elle était désolée. Comment leur expliquer que sa vie était compliquée, qu’elle ne pouvait plus venir mais qu’elles correspondaient, toutes les deux, très régulièrement. Oui, ils savaient tout cela, la vieille dame le leur avait dit, elle était très émue quand le facteur lui apportait une lettre. C’est pour ça qu’ils étaient venus, ils voulaient connaître cette jeune femme dont elle leur avait si souvent parlé. Aude les regardait à tour de rôle, se demandant si elle ne rêvait pas… Elle se sentait partagée entre une délicieuse envie d’en savoir plus et une légère angoisse à l’idée de les connaître davantage. Elle les fit entrer dans la maison et fut surprise de constater qu’ils y étaient très à l’aise. Pierre, celui qui parlait beaucoup, proposa des rafraîchissements. Il disparut dans la cuisine. Mathieu s’était confortablement installé dans un fauteuil et l’observait en silence, un grand sourire sur son beau visage. Il était très grand, maigre, très brun avec un profond regard rayonnant d’intelligence. Elle se sentit tout à coup minuscule, démunie, elle s’assit sur la petite chaise paillée qui avait toujours été la sienne. Au son de sa voix, elle l’avait reconnu : c’était lui qui l’avait appelée pour l’informer de la mort de sa grand-mère. « Ainsi, vous écrivez ? » demanda-t-il. « Oui, et vous ? », murmura-t-elle. Elle se sentait piégée et désirait ardemment qu’il parle de lui. « Je compose. Mon frère, lui, est architecte. C’est un peu lui qui me fait vivre », dit-il en riant. « Vous savez, votre grand-mère, elle s’intéressait à tout ! Elle était bien plus cultivée que nous deux réunis ! Nous avons passé de belles soirées à l’écouter. » Aude n’en revenait pas ! Elle commençait à comprendre le ton joyeux qu’elle trouvait si souvent dans les longues lettres. Pourquoi ne lui en avait-elle rien dit ? Elle but la citronnade que lui tendait Pierre, puis leur demanda de partir. Trop d’émotions ! Elle avait besoin de réfléchir. Ils l’embrassèrent chacun sur les deux joues, lui promirent de revenir et s’éclipsèrent, la laissant un peu bouleversée.


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Amandine pose ses ciseaux et rêve. A travers la vitre du salon de coiffure des clients passent. Ils n'ont pas rendez-vous aujourd'hui et fixent le trottoir devant eux sans songer à lever les yeux pour lui sourire. Amandine admire un instant le ciel chargé de nuages et soupire avant de prendre un mèche de sa cliente plongée dans un magazine. "On fait quoi aujourd'hui ?"

jeudi 16 juin 2011

579 : mercredi 15 juin 2011

C’était préférer ne pas.

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Elle ne sait plus. Combien de verres, combien de cigarettes, combien d'hommes. Elle danse sous une tente, il y a eu un mariage tout à l'heure qu'elle ne peut oublier, bien sûr, puisqu'elle y était et puisque les mariés dansent à côté d'elle. Elle tourbillonne dans des bulles de champagnes, il lui en faut encore, un peu plus, jusqu'à s'oublier, ne plus sentir, ressentir, souffrir, ne pas réaliser ce train qu'elle n'a pas pris et cet homme qu'elle aime, qui a ce pouvoir sur elle et qui en a épousé une autre aujourd'hui.


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Elle se glisse dans la peau d’une autre. Elle parle à tort et à travers, éclate de rire à tout bout de champ, grignote sans arrêt, prend des poses, boit beaucoup trop, lance des œillades au premier venu. Ceux qui la connaissent ne sont pas dupes et se demandent quelle mouche l’a piquée. Mais elle ne se démonte pas. Elle ne pense plus, elle va s’étourdir, s’oublier. Ce soir, elle joue, c’est tout ! Elle réclame de la musique et se met à danser pieds nus, seule au milieu de tous. On l’encourage, on l’applaudit, elle rit à perdre haleine, ses cheveux dénoués, prête à tout. Elle ne sent pas les mains qui l’attrapent, ne voient pas les visages inquiets de ses amis. Lorsqu’elle s’effondre à même le sol, elle les repousse et reste là, trempée de sueur, la respiration haletante, totalement ivre, un sourire idiot aux lèvres. C’est fini ! Elle le sait ! Elle a juste conscience du carrelage froid. Puis elle se relève, ramasse ses sandales, prend son sac, les regarde tous un par un et n’en reconnaît aucun. Le mal dont elle souffre ne les regarde pas ! Sur la pointe des pieds, elle se dirige à reculons vers la porte et s’enfuit. Elle veut aller jusqu’à la mer. Son corps ne répond pas mais elle le fait plier. Elle traverse sans regarder, ignorant les klaxons, marche au milieu des rues. C’est fini ! se répète-t-elle. Elle parvient enfin à la plage, se déshabille et s’allonge nue sur le sable, au bord de l’eau. Les vagues la lèchent, cela lui fait du bien. Le sable est doux et encore chaud. Le temps s’écoule lentement, ses yeux se perdent dans le ciel. Petit à petit, elle se récupère. L’autre s’est noyée : tant mieux ! Elle enfile sa robe, attache ses sandales, attrape son sac d’où elle sort une longue enveloppe brune. Maintenant, elle peut la lire. Elle repère un café, s’assied à la terrasse et méthodiquement, mot à mot, ligne par ligne, page par page, elle découvre ce qu’il lui a écrit. Elle voit ses mains tracer chaque mot. Elle entend son souffle. Elle devine son air tourmenté, ses lèvres qu’il mord sans cesse, ses pieds qui s’agitent sous la table… C’est fini ! Le café ferme, elle s’en va, serrant contre sa poitrine ce qu’elle avait de plus précieux. A la gare, elle récupère son sac de voyage et monte dans le train. C’était son premier concert, elle n’y sera pas. C’est mieux ainsi ! Elle n’a plus rien. Le train s’enfonce dans la nuit qui masque ses larmes. Elle serre l’enveloppe de toutes ses forces. C’est fini !