samedi 25 juin 2011

588 : vendredi 24 juin 2011

D’abord, se placer en queue de rame pour raccourcir la distance entre la porte du wagon et le couloir en fin de quai. Anticiper, c'est aussi avoir prévu dès Châtelet les Halles, que la sortie à l’Étoile se fera de l'autre côté. Ne pas hésiter à se placer près de la porte opposée -en fonction de la densité humaine ça peut résister. Pressions / bousculades / on trace sauvagement son bonhomme de chemin au milieu des miasmes, des haleines chargées, des pardessus moites. Souvent touristes et provinciaux restent scotchés pile là où ils sont entrés, (ignorants que les quais varient de côté). Des nez restent collés aux vitres éraflées, des épaules s’incrustent dans les mâchoires, des sacs dans les bides. Compression colossale. Délimiter un espace, une place à soi, minimale mais à soi, déjà une victoire. Puis derrière une vitre, annonciatrice de l'ouverture imminente des portes, une lueur arrive en s’amplifiant. Agréable détente, déploiement articulaire. Malmenées par l’annonce vocale synthétique, l'interminable stridence du freinage et – Tcheeuu le déclic mat de l'ouverture des portes, les oreilles se recroquevillent. Recommandé: se poser à l’aplomb des deux pieds, avant de balancer le gauche en éclaireur sur le quai, hâtivement rejoint par le pied droit. Un nombre impressionnant de congénères s'occupent à s'extirper à toute blinde: brinquebalement de l’homme à la béquille, l’autiste aux écouteurs qui va dare-dare et l'habituée zigzagante avec art. Quel est le secret pour progresser sans ramer ? La bulle externe. À la vitesse de l’éclair inspirer fort et profond, puis les yeux fermés expirer lentement, ce qui gonfle la bulle externe, elle se déploie autour du corps. Ainsi entouré de cette extension invisible, un écart se crée avec la foule affairée. On suit le flot en bas d’un complexe métallique vomissant à sa base des marches pressées de prendre de l'altitude. On s'entasse au petit bonheur la chance, ça se déroule. Alerte ! Ma bulle se dégonfle alors que sa nécessité augmente. Dans le goulot de l'escalator, la masse s'effiloche et devient brusquement… des gens. Tout est possible, eux qui débarquent se collent sur la première marche, valises au milieu du passage, les habitués décompressent en se calant sur la rampe, à la bourre les banlieusards tracent toujours. Poussettes, contrôleurs en meute, groupe tous habillés pareil... Ça bouchonne, ça empêtre, ça freine le moment du ciel. La règle tacite de l'escalator : ceux qui montent les marches à gauche, les stationnaires sur la droite. Deux immobiles bloquent l’avancée. Je contiens l’impatient qui me suit d’une oscillation hostile. Toussote pour signifier aux obstacles qu'un repositionnement serait bienvenu. Me racle la gorge : - Pardon, excusez, peux passer ? Répéter jusqu'à ce qu’un déplacement s’amorce, même minime. Piétinement mécaniquement des rainures mouvantes. J’ébauche un élan en attendant le transfert latéral libérateur. Maintenant : trouée devant, passage disponible au moins trois marches libres avant le prochain dos barrage. Me propulse fissa jusqu’au premier palier, sol semé de chewing-gum gris aplatis, grosse poubelle ronde, éclairage nébuleux. Décompression de la carcasse cependant… Dans un puits de lumière, quatre escalators où la marée humaine s'effrite. Ce ne sont plus des ombres, mais des silhouettes. À ce stade de l'ascension vers la sortie, le corps retrouve son entière épaisseur. Odeur de pâtisserie industrielle réveillant les narines. En surface la vie attend les gens, fonceurs, rêveurs, étonnés, perdus, blasés. Ça va se déployer sous le ciel. S’extirper quelques heures des entrailles délétères du RER A. Dès l'air libre, redevenir. Enfin à portée de pas, la lenteur sera.


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C’était se croire invité à cette réunion dont le thème ressemblait à quelque chose qui pouvait nous être utile. Au début s’étonner de certains visages rencontrés là et, après vingt minutes, commencer à s’impatienter, en venir à poser quelques questions précises et s’apercevoir de la distance séparant les intérêts de ceux présents ici des nôtres quant à nos projets, nos tâches quotidiennes, se rendre compte du temps perdu, hésiter à partir, rester un peu, profiter du calme relatif, du fauteuil de réunion et puis s’irriter de ces vains bavardages, de notre bêtise à rester là, penser au temps qu’il faudrait rattraper alors que nous étions vendredi (mais quelle différence, ce jour, avec les autres, au fond ?) tout en sentant le confort narcotique et finalement irritant, effrayant comme un sable mouvant, du fauteuil de réunion, regarder l’heure plusieurs fois sans discrétion, tousser, changer de position, respirer fort, se lever et s’excuser tout bas pendant que deux parlaient forts, mécontents l’un de l’autre, et passer prendre un café dont nous aurions besoin pour rattraper cette heure et les perturbations causées.


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Il lui semble avoir passé sa vie à l'attendre, dans des parcs, des cafés, sur le parvis de la mairie ou à la maternité. Une vie à attendre qu'il arrive, qu'il se décide, une vie devant l'horloge à expliquer ses oublis, ses distractions et ses retards, à accepter, expliquer, coercer tendrement sans surtout le cabrer. Aujourd'hui elle est fatiguée. A force elle réalise qu'elle n'attend plus. Elle ne guette plus les pas, elle n'oriente plus ses choix en fonction de lui, elle se sent libre et seule et c'est plus simple ainsi. Il lui faudra sans doute plusieurs jours avant de réaliser qu'elle n'est plus là, que ses placards sont vides, qu'elle est partie.


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Rencontre V Aude avait retrouvé toute son efficacité. Elle avait passé une semaine en ville, avait vidé son petit appartement sans aucun regret. Elle le laissait à Lucie, son amie de toujours, qui préparait l’exposition de ses peintures rapportées d’Afrique. Elle reviendrait pour le vernissage, lui avait-elle promis. Lucie allait beaucoup mieux et comprenait les raisons du départ précipité de son amie. Ces deux-là cultivaient une rare complicité ! Elles se quittèrent sur le trottoir, s’embrassant avec effusion : Aude avait rendez-vous chez son éditeur. Le soir même, elle était rentrée au village, soulagée, heureuse de retrouver sa maison, ses arbres, les odeurs de son enfance. Elle trouva dans la boîte aux lettres un petit paquet carré, enveloppé dans du papier de soie. Elle s’assit sur l’herbe : c’était un disque. Mathieu avait écrit : « Revenez-nous vite ! Prenez le temps de l’écouter, j’aimerais beaucoup avoir votre avis. » Elle remonta lentement l’allée, son cadeau serré contre son cœur. Mathieu ! Il la troublait. Sa voix, ses intonations graves et mélodieuses, parfois presque comme un chatoiement… Il avait un charme sensuel qui lui sautait à la figure, des mains longues et si fines ! Elle ne parvenait pas à soutenir son regard. A trente quatre ans, elle subissait encore les émois d’une toute jeune fille. Que lui arrivait-il ? Elle s’en voulait terriblement d’être ainsi, démunie de ce naturel propre aux femmes de son âge. Dans ces moments-là, elle souhaitait rentrer sous terre. Sa peau marquait-elle le feu qui l’habitait ? Elle avait honte et devenait subitement cassante, presque désagréable… Elle entra dans le bureau et mit son disque. Aussitôt, elle oublia tout. La musique avait pris possession de son corps, elle se sentit oiseau, vague, sable. Elle voyageait avec les nuages, se roulait dans les dunes, courait à perdre haleine, s’accrochait à la lune, dansait sur la neige, se perdait dans les profondeurs, se balançait sur les rayons du soleil. Elle volait ! Les dernières mesures étaient un long sanglot. Aude en eut le souffle coupé. Elle était stupéfaite ! Comment avait-il fait ? Sa musique parlait non seulement à son cœur mais aussi à son âme. Elle était tout simplement magnifique. Elle voulait le lui dire, très vite. Elle enfourcha le vieux vélo. Lorsqu’elle arriva, elle vit la porte ouverte et se précipita à l’intérieur. Elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. Le salon était sens dessus dessous ! Des éclats de verre jonchaient le sol. Elle appela : personne ne répondit. Puis elle le vit, debout, les poings serrés, blanc comme un linge, le regard douloureux. Il ne la voyait pas, ne l’entendait pas. Elle s’approcha, posa une main sur son bras. « Aude ! Pardonnez-moi ! Vous tombez mal. Ma musique, ils n’en veulent pas ! » Il la repoussa doucement, se dirigea vers son bureau et claqua la porte. Aude était abasourdie et ne savait que faire. Elle remit un peu d’ordre, balaya le verre et s’en alla lentement, en poussant son vélo. Elle était incapable de tenir dessus, elle tremblait de la tête aux pieds. Le soir, elle appela. Pierre lui répondit d’une voix triste et gênée qu’il fallait attendre. Que Mathieu ne voulait voir personne. Il lui ferait signe quand la crise serait passée. Aude raccrocha, perplexe. Pendant les semaines qui suivirent, elle n’eut aucune nouvelle. Elle s’était remise à écrire. A la fin de sa journée, elle mettait son disque et pensait à Mathieu, livide au milieu du salon. Il avait l’air aussi farouche que Lucie lorsqu’ils l’avaient enfermée. Lucie s’en était sortie, grâce à son frère et à sa peinture. Mathieu s’en sortirait, grâce à son frère et à sa musique. Elle en était certaine ! Elle connaissait bien cet état pour l’avoir vécu elle-même de nombreuses fois. Sans sa grand-mère, elle n’aurait sans-doute pas trouvé la force de continuer…