mercredi 30 juin 2010

230 : mardi 29 juin 2010

Les animaux pétrifères présentent de nombreux avantages. Leur corps ovoïde recouvert d'épaisses écailles grises, sur courtes pattes, n'a besoin pour s'alimenter que de quelques cailloux arrondis par jour. Quelques heures après l'ingestion quotidienne de ces quelques cailloux, par la petite bouche qu'ils ont située à l'extrémité de leur tête conique, un corps en forme de boule, dont la taille approche celle d'un melon ordinaire, est expulsé par leur fente ventrale. Si l'on forme un tas avec ces boules, composé d'autant d'éléments que l'on souhaitera, mais au moins de deux, la coquille brune qui recouvre chacune des boules se dissout et les corps s'assemblent et s'agrègent en un seul, apparenté à de l'albâtre, dont on peut contrôler la forme finale aux moyens de moules dans lesquels on entasse les corps secrétés par les animaux pétrifères. Le rapport minéral consommé/minéral produit est très avantageux, et les autres besoins énergiques des animaux sont nuls. Il s'agît de bêtes robustes, placides et sociables, bien que généralement considérées comme fort laides et très peu affectueuses.

mardi 29 juin 2010

229 : lundi 28 juin 2010

Toutes les villes de l'Europe bruissaient de la nouvelle, aussi l'écho en fut bientôt porté jusqu'à Wavre. C'est la Couronne d'Angleterre qui avait acquis la faramineuse découverte, la prodigieuse Nouvelle Terre qui de part en part était cousue de l'or des plus fabuleuses promesses. Une autre traînée de poudre ne tarda pas à se répandre de cité en cité, depuis les ports hanséatiques et les rivages scandinaves jusqu'aux confins de la Méditerranée et de la Sibérie, celle de la fureur du Royaume de France, de l'infernal tonnerre qu'elle menaçait d'abattre sur l'insulaire autant qu'honni Royaume des Anglais, ainsi que sur les vils, abjects et turpides autant que misérables traîtres, ces ignobles émissaires des explorateurs francs-tireurs auxquels ils avaient fait promettre de vendre à la France, à meilleur prix encore et quel qu'il soit, le nouveau continent si la Perfide Albion prétendait à sa possession. D'autres émissaires seraient bientôt à Paris, Brabançons ceux-ci, qui tâcheraient de convaincre le Roi de France que la Nouvelle Terre revenait assurément aux Wavriens, puisqu'il s'agissait là de toute évidence du Continent Retiré qu'ils avaient les premiers découvert avant que celui-ci ne disparaisse, puis manifestement reparaisse puisque c'était à n'en pas douter lui qui était là de nouveau. Parce que le Royaume de France enrageait, fulminait et tempêtait que la Nouvelle Terre soit devenue possession anglaise, les Wavriens avait bon espoir qu'en implorant l'autoproclamée Fille aînée de l'Église, celle-ci accepte de bien vouloir peser de toute sa puissance pour que la légitimité wavrienne sur la Nouvelle Terre soit pour tous une solution préférable.

lundi 28 juin 2010

228 : dimanche 27 juin 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (20) Certainement ce serait beaucoup de ne pas m’accabler de pourquoi, car trop difficile de rendre les explications dans langue vôtre sans risque de mégarde. Que vous compreniez seulement que cette lettre est dernière, et que rien du plaisir à toutes celles qui déjà n’est possible d’interférences. Penser que c’est trop grand effort est sans doute le mieux. Dites-vous que trop de pièges à contourner créent lassitude. Dites-vous que pas si grave puisque pendant tous ces mois après tout. Je me contenterai maintenant de murmurer quelques phrases des livres que vous m’avez envoyés (grand merci à vous). Ce sera ainsi gagner sur le chaos et l’hésitant. Je vous écrirai encore un jour peut-être, quand j’aurai franchi quelques distances. Mais d’ici là… Bien à vous, et avec toute mon amitié, …

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Les quatre enfants étaient un peu excités, un peu inquiets d'aller passer ce samedi chez tante Berthe, ils ne la connaissaient pas ou très peu, elle ne venait qu'aux très grandes réunions, et ils ne l'y voyaient pas; après un petit salut à elle et aux autres êtres d'un âge sans intérêt, et ils ne se souvenaient pas d'être allés dans sa « jolie petite maison », comme disait Maman avec un sourire qui les rendait méfiants, même si, selon elle, ça avait été le cas pour Anne-Françoise, l'ainée, « mais tu étais trop petite pour t'en souvenir ». Seulement, voilà, les parents ne voulaient pas leur « imposer » le mariage d'inconnus, ou presque, « vous vous ennuieriez » - et puis « il n'y aura pas d'autres enfants, sauf les filles de Julie », et, oui, ils avaient frémi, les ainés, ils étaient bien d'accord, ils n'avaient vraiment pas envie de passer une journée avec elles – et grand-mère faisait sa cure, alors... Elle était sombre la maison, avec des meubles qui luisaient et des odeurs de cire, de fleurs et de poulet rôti, et la tante avait un gentil sourire, des cheveux ébouriffés, incroyablement bruns, et des rides trop nombreuses pour être aimables ou tristes. Après le poulet et la glace à la vanille, qu'ils ont aimé, autant que le leur permettait leurs efforts pour être sages, pour mesurer leurs gestes, ne pas balancer leurs jambes, ne pas se regarder en dessous - et heureusement que Guillaume était un petit idiot bavard parce qu'au moment où la gêne s'installait, où la tante semblait perdue, disait encore une fois « votre grand-mère, mais non c'est si loin, ça ne peut pas vous intéresser... » il s'était lancé, lui, et ne s'était plus arrêté, et tout le monde se moquait un peu de ce qu'il disait, qui était d'ailleurs assez peu intelligible, mais ils était tranquilles, tous, à l'abri derrière ce flot - quand ils ont repoussé leurs chaises ; et cela résonnait sur le carrelage, pas comme chez eux, elle a ouvert la porte de derrière et leur a livré le jardin - « ne mangez pas les petites boules rouges, et restez à l'ombre au début ». Ils n'ont pas mangé les petits trucs rouges mais à terre il y avait de ravissantes petites poires très vertes et les deux derniers ont goûté, cela crissait, c'était dur, mais en relevant la tête, « c'est bon », alors Jean est grimpé dans l'arbre et leur en a jeté. Anne-Françoise a dit que c'était idiot, qu'ils seraient malades, mais elle était comme ça. Ils ont trouvé une balançoire, un chien avec lequel échanger des jappements à travers un rideau de canis. Ils ont inventé une histoire très compliquée avec des guerriers mi-indiens mi-chevaliers, et Anne-Françoise comme chef – tante Berthe comme adjoint aussi, au bout d'un moment - et ils ont beaucoup couru, se sont glissés derrière les dahlias et les rosiers etc... jusqu'à ce que tante Berthe annonce le goûter. Il y avait du sirop de pèche « je ne sais pas si vous allez aimer » et ils ont aimé, pas de pain pas de chocolat, mais de la crème et d'énormes rochers blancs, ou d'un beige clair, qui s'effritaient sous la dent et emplissaient la bouche d'un sucre très fort, et Anne-Françoise a refusé d'en manger parce que Maman disait que le sucre c'est mauvais. Tante Berthe n'a pas insisté et lui a ouvert une boite de galettes avec un tableau de Gauguin (Anne-Françoise l'a reconnu) dessus et des galettes dedans. Papa est arrivé avec le crépuscule. Guillaume a été honteusement et désespérément malade dans la voiture et tante Berthe, un peu étourdie, s'est assise, a regardé les meringues qui restaient dans le plat, a haussé mentalement les épaules, et, sans vouloir savoir qu'elle le faisait, en a mordu une avec délice.

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Chez lui, on pouvait se procurer des crânes. C'est ce qui se disait. Des crânes humains. Il en aurait eu des tas, parce qu'il aurait été persuadé que c'était utile, et que nombreux étaient ceux qui en auraient l'usage. Les versions de la rumeur étaient contradictoires, et d'ailleurs on ne le voyait plus jamais en ville. Ceux qui disaient l'avoir vu, l'avoir entendu parler, s'être vus par lui proposer des crânes, les très rares qui affirmaient même être entrés dans sa maison et y avoir vu les crânes dans la cave "par dizaines, des quantités et des quantités", tous ceux-ci prétendaient toujours l'avoir vu seuls, de telle sorte que nul ne pouvait les démentir. Une si petite ville, et lui que l'on voyait auparavant si souvent faire ses promenades, c'était tout de même très surprenant de ne plus le trouver. Peut-être était-ce cette disparition qui avait fait naître la rumeur, ou peut-être était-ce parce que la rumeur disais vrai qu'il ne paraissait plus.

dimanche 27 juin 2010

227 : samedi 26 juin 2010

Je désamorce, extraire les semis de terreur, travailler de ses mains la terre matière et gare à ce qui ce qu'on peut trouver en chemin. L'art du démineur combine intellect et instinct à des fins de survie immédiate, individuelle et collective. Pour ôter écarter l'objet du danger il faut s'en approcher tout contre, au plus près. Une certaine technique est requise : couper les fils et les bons, désenclencher correctement le mécanisme au bon moment. Pour cela la connaissance du territoire est tout à fait inutile : seuls comptent l'approche de la situation et ses nuances, le tact et la concentration, l'habileté et le sang froid au plus près de l'incertain, du vide, de l'inconnu.

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Je l'avais cherchée quelquefois, cette photo, dans les boîtes à chaussures rangées en bas du meuble du salon. Même si je ne l'avais pas trouvée, j'en restais à ne pas savoir si elle était là. Ne pas l'avoir trouvée ici ne me permettait pas de dire qu'elle n'y étais pas. Pour moi, toutes les photos étaient ici, dans ces boîtes ou dans les albums du même tiroir, et si j'avais entendu parler de la photographie que je cherchais, c'est qu'elle existait, qu'elle existait à l'état de photographie, et qu'alors elle ne pouvait être qu'ici. Je ne la trouvais pas, elle existait et je ne la trouvais pas, elle était ici et je ne la trouvais pas. J'avais cherché encore, au même endroit, j'avais fouillé le tiroir de fond en comble, et n'ai jamais trouvé. Je finis par renoncer, mais je ne conclus jamais que cette photographie ne se trouvait pas en bas du meuble du salon, dans l'une des boîtes à chaussures ou dans l'un des albums de ce tiroir.

samedi 26 juin 2010

226 : vendredi 25 juin 2010

Mais dites-moi mademoiselle, le tatouage ! Ah oui, vous avez vu ? Mais oui, je vois ça, je vois ça. Je ne l'avais jamais remarqué. C'est parce qu'il fait si chaud aujourd'hui, j'ai ma robe d'été, on ne le voit pas d'habitude. Et les cheveux en chignon, qui le cacheraient sinon, s'ils étaient détachés. Mais c'est qu'il s'étend sur tout le haut de votre dos, sur toute la largeur ! Vous devez l'aimer, pour le montrer comme ça. Oh oui, je l'aime beaucoup, enfin, je ne sais pas si je le montre... En tout cas, j'aime beaucoup les tatouages, et j'ai longuement réfléchi avant de choisir celui-ci, parmi tous ceux dont j'avais envie. Toutes ces flammes bleues et rouges, un vrai buisson ardent, et ses petits dragons qui s'entrelacent, c'est tout un monde ! Oh, mais je vois qu'il vous plaît aussi ! Ah non, certainement pas, je trouve ça épouvantablement laid, et d'un mauvais goût déplorable. Celui-ci n'est pas pire que beaucoup d'autres, attention, mais se faire tatouer, c'est toujours faire la preuve d'une sacrée bêtise, je trouve. Mais, vous plaisantez... ? Ah non, pas du tout, non non. Mais ne vous méprenez pas, je n'ai rien du tout contre vous, mademoiselle, je vous trouve charmante, agréable, sympathique. Bon, vous vous êtes faite tatouer, certes. Vous êtes une personne capable de décider de se faire tatouer, et de concrétiser cette décision, oui... D'aller jusque là... Bon c'est comme ça, que voulez-vous... Enfin, je ne vous en veux pas... Et puis nul n'est parfait, surtout pas moi, notez bien... Si je comprends bien, vous ne m'avez fait une remarque sur mon tatouage que pour pouvoir me dire des choses pareilles ! Par méchanceté ?! Non non non, surtout pas, tout a été spontané ! Sans aucune arrière pensée ! Oui, certes, j'y suis allé un peu fort... Ce n'est pas que mes mots ont dépassé ma pensée, c'est qu'ils l'ont suivie... Oui, là j'ai fait erreur, j'aurais dû me taire au bout d'un moment, disons après le buisson ardent, et tout le petit monde du dragon, j'aurais dû en rester là, je vous l'accorde... Mais pourquoi dire des choses aussi blessantes ?! Si ce n'est pas par méchanceté, pourquoi se laisser aller à prononcer des paroles aussi clairement désagréables ?! Euh... Hé bien... Par connerie, surtout. Oui, je ne vois que ça, par connerie, mademoiselle. Mais, vous ne m'en voulez pas, n'est-ce-pas ? Je crois bien que si, mais je saurai rester correcte, puisque nous devons travailler ensemble. Ah mince, moi qui avait des vues sur vous, ça va devenir compliqué, si je comprends bien... Surtout depuis que j'ai vu votre tatouage, ça m'a quand même bien bien excité... Disons que je vous fait mes excuses et que c'est comme si rien n'était arrivé... Non ?

vendredi 25 juin 2010

225 : jeudi 24 juin 2010

On ne lisait plus que des messages informatifs, plus rien d'autre. Hormis quelques personnes qui lisaient encore un peu de la littérature du patrimoine. Il n'était pas cependant interdit d'écrire, et d'ailleurs la plupart des personnes qui lisaient encore écrivaient aussi. L'existence d'une activité littéraire contemporaine était connue, elle était même traitée - encadrée et conservée. Aucun texte n'était accessible pendant les cent premières années qui suivaient son écriture. Avant ce délai, seul son auteur en avait connaissance. Les nouveaux textes étaient expédiés par les écrivains eux-mêmes à la Bibliothèque des Lettres Contemporaines, ils portaient sur l'emballage un code spécifique permettant leur classement par les machines de la bibliothèque, qui réceptionnaient et emmagasinaient.

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Elle avait oublié. Complètement oublié. Pourtant elle savait combien il était susceptible sur ce point. Combien cela participait de sa confiance en lui que chacun se souvienne de l’évènement. Aussi l’avait-elle depuis longtemps inscrit sur son calepin, à la bonne date, souligné de rouge ; et régulièrement elle tombait dessus et se le remémorait, feuilletant les pages à la recherche d’un autre rendez-vous. Elle y avait repensé la veille et déterminé le moment auquel elle devrait appeler : pas trop tôt, pour ne pas avoir l’air de se débarrasser d’une corvée, mais pas après midi non plus, comme si elle s’y prenait au dernier moment. A présent, il était minuit dix, la journée s’était écoulée et elle avait finalement oublié ; comment expliquer cet acte manqué ? Et impossible à cette heure de se ruer sur le téléphone pour rattraper encore la bourde, au moyen d’excuses désordonnées et confuses. Il lui faudrait attendre le matin, pour appeler et essayer de ne pas entendre le ton contraint de ses dénégations lui disant que cela n’avait pas d’importance. Alors que le mal était fait.

jeudi 24 juin 2010

224 : mercredi 23 juin 2010

C'est donc l'été, à nouveau l'été rien ne peut l'empêcher. Nous voici dépassés, vaincus. J'aime l'été comme je le déteste, et les autres saisons me laissent sans avis. De mes épouvantables souvenirs d'été et de mes agréables, l'été lui-même est acteur. Pour mes autres souvenirs, la saison est indifférente. Je dois disposer d'une dizaine de souvenirs. Cinq ou six prirent place en été. Les autres ailleurs, et c'est sans importance.

mercredi 23 juin 2010

223 : mardi 22 juin 2010

Certainement une grande déchirure dans ma chair, cela s'impose à moi, même si je sais que cela n'est pas, dans cette douleur qui s'est intensifiée malveillante, silencieuse, et c'est là, ça rayonne et en même temps c'est précis, mes mains se glacent et crispent, alors c'est chaud, sûrement, c'est ça, c'est chaud, une grande barre rouge si brulante qu'elle vire à l'orange, et ça se dissout un peu en arrivant à ce point, là, qui est je ne sais où exactement, jaune, pas comme l'or, ni même le soleil à vrai dire, comme le métal, oui, c'est ça, que l'on retire du feu et qu'on tient avec respect au bout d'une cane, et autour c'est crispé, indistinct, cela n'existe plus, ces muscles, c'est sombre, serré, nié, noir, et je tâte un peu, je crois que j'ai trouvé, j'appuie le doigt, oui à l'endroit du métal qui n'est pas du métal, qui n'est rien, qui va s'effacer, qui joue avec ma pression, se fait évasif, un peu, se réduit presque en la certitude d'une souffrance, en attendant que le calmant fasse son effet.

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J'avais rêvé quelquefois de Bruxelles ou d'autres villes belges, Anvers, Liège. J'avais rêvé que j'y étais, que je m'y dirigeais à l'aide d'un plan simple, aux allures d'illustration pour enfants, sur lequel les rues étaient dessinées en jaune orangé et s'organisaient en étoile, rayonnant depuis une unique place centrale. Dans le rêve, la marche vous transportait du cœur du centre-ville à n'importe quel quartier en quelques minutes. Dans le rêve, Bruxelles était une succession d'images de Montpellier ou d'Avignon peut-être, de Nantes ou de Rennes lorsqu'il y fait beau l'hiver. J'étais à Anvers et à Liège sans le savoir, le découvrant alors que je m'y trouvais déjà, et regardant une pelouse et un bâtiment vitré sous le ciel gris, qui auraient pu être partout, et je disais à moi-même que c'était donc ceci Liège, que c'était donc ceci Anvers, mais qu'alors il me fallait rentrer hélas, sans rien voir d'autre de ces villes qu'un peu de ciel gris, qu'une pelouse et un bâtiment vitré, sans voir Outremeuse ni voir les bords de l'Escaut. Dans le songe de Bruxelles, je voulais voir les lieux entendus par Jacques Brel, et plus que tous la place de Brouckère. Je n'en avais jamais le temps, sans connaître mes empêchements, et je ne trouvais jamais mon chemin vers les lieux, l'enchaînement des rues se modifiait à chacun de mes mouvements. Je n'ai jamais vu ni Anvers ni Liège, et de Bruxelles seulement quelques quais de la gare de Midi, jamais la place de Brouckère.

mardi 22 juin 2010

222 : lundi 21 juin 2010

Nous dormions dans le hangar depuis plusieurs semaines, sans peine car les températures étaient douces. Souvent, nous buvions le soir, comme de bons camarades de chambrée, et d'ailleurs nous étions de bons camarades de chambrée. Parfois nous buvions davantage, lorsque les conversations se prolongeaient, lorsque nous étions d'humeur à nous coucher tard. Alors, dans ces cas, nous buvions beaucoup, et nous réveillions après midi, le corps englué, le crâne enserré, l'estomac retourné, dans les effluves de l'alcool que nous cuvions peut-être encore. Un jour qui suivait une de ces nuits, je me réveillai après midi, le corps englué, le crâne enserré, l'estomac retourné, dans les effluves d'alcool que je cuvais peut-être encore. Je croyais m'être réveillé le premier, mais je n'entendis personne autour de moi, ni mouvement, ni parole, ni ronflement, aussi pensai-je que tous avaient déjà quitté leur lit et étaient sortis. Un odeur très acide imprégnait l'air. Je me levai enfin, non sans efforts et douleurs, en tâchant de me remémorer la dernière nuit, et échouant à m'en souvenir, hormis quelques bribes d'une conversation au sujet des haches et des hachoirs qui étaient dans le hangar depuis plus longtemps que nous, et la vague image d'un de mes camarades fermant avec des chaînes les portes du bâtiment que nous occupions, comme s'il avait peur de quelqu'un ou de quelque chose à l'extérieur. Je n'avais pas d'autre souvenir. Enfin debout, j'ouvris mieux les yeux malgré la douleur que m'infligeait le passage à travers eux de la lumière. Mon premier regard fut pour les haches et les hachoirs ensanglantés au sol, les douleurs se firent instantanément oublier et mes yeux balayèrent tout le panorama du hangar. L'un de mes camarades était allongé le crâne fendu sur son matelas gorgé de sang. Un autre était dans un coin du bâtiment où stagnait une autre mare de sang, éventré et les bras repliés sur la tête. Le dernier de mes trois camarades étaient appuyé contre une des portes, les jambes allongées dans une troisième large flaque de sang, et les mains restées accrochées aux chaînes qui verrouillaient la sortie, sa nuque et son dos étaient très profondément entaillés.

lundi 21 juin 2010

221 : dimanche 20 juin 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (19) J’avais dans lettre pour vous convoqué l’activité ancienne de femme dessin. Grand plaisir autrefois. Mais si tant est que si peu de nouveau je reprends mes crayons. Comme souvent c’est route longue du peu à peu et puis plus rien. Toujours possible est de dire que l’envie vire de bord ou s’engouffre, mais d’autre chose qui là s’active en pointillés. Pour tout l’incertain qui venu se charrier dedans le flot qu’il m’a fallu rompre. À reprendre tous ces dessins, j’y vois comme chemin qui va des corps aux ombres. Quand tenter encore parfois un visage me vient, mais le même toujours, et sa grimace est transversale. Parce qu’aussi trop de frayeur à saisir ce qui là que renoncer. Bien sûr, c’est morsure régulière que sentir le risque d’aller seulement auprès du gué. Bien à vous, …

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En arrivant dans le garage-atelier de Paul, en me tenant sur le seuil, pendant que se clamaient en moi mes gambades le long de l'allée des roses pompons, en accommodant mon regard à la zone d'ombre, à l'entrée avant la mer de lumière qui pénétrait au fond par le toit arraché, je l'ai vu, posé au sol sur la gauche, mais un peu en biais, évident, attirant les yeux par sa clarté. C'était un grand panneau blanc, si blanc que les fibres de la toile apparaissaient par endroit, et puis un étrange calligramme, dans un quart de la surface, des volutes bleus et roses qui s'enroulaient, se distanciaient, s'écartaient, s'envolaient dans un élan vers le hors-tableau, avec un petit trait vert bien raide, très court, vers le centre. J'ai dit à Paul qui venait vers moi, grommelant « qu'est-ce que tu veux ? » en s'essuyant les mains : « c'est beau, ça, j'aime » et il m'a regardé de haut, l'air de désespérer de moi, décidément « C'est mauvais,... j'ai voulu effacer, je vais m'en re-servir ». Alors je lui ai fait une grimace « et bien tu as loupé ton coup. Tu me le donnes ? » et sans attendre la réponse, parce que je la craignais, en me jetant dans le jardin « les tantes t'attendent, pour le thé. Il y a des demoiselles ».

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C'est la même écriture manuscrite qui recouvre les pages du carnet du début à la fin, sauf çà et là lorsque sont notées les coordonnées de certaines personnes, qui ont dû les écrire elles-mêmes sur un coin de page. L'écriture sur les pages du carnets a commencé entre 2001 et novembre 2002, car au début est mentionné un livre paru en 2001, puis, aux alentours du quart du carnet, une série de notes datées se succèdent, le 22 novembre 2002, le 11 mars 2003, le 5 juin 2003. Dans l'intervalle, on trouve diverses remarques sur la perception de l'espace, des horaires de cours de philosophie à l'université, des adresses de galeries d'art contemporain à Paris et à Londres. Suivent des éléments bibliographiques d'ouvrages d'architecture et d'urbanisme, des notes sur l'histoire de l'art de la seconde moitié du vingtième siècle, quelques citations, de Georges-Arthur Goldschmidt, de Jacques Lacan, de William Burroughs, de Georges Canguilhem et de Robert Smithson. Il est impossible de dater précisément cet ensemble, car les nombreuses pages concernées ne comportent pas de date ni d'indice chronologique significatif. Après une série de descriptions de troubles mentaux, dont la rédaction n'est pas non plus précisément datable, on trouve les dates de 2008, puis de 2006, la plus récente se présentant sur une page postérieure. Alors, dans ces pages situées environ aux trois quarts de l'épaisseur du carnet, sont écrites des listes d'écrivains francophones de diverses origines, la liste quasi complète des États qui composent les USA, énumérés sans ordre alphabétique ni logique perceptible. Enfin, il n'y a plus aucune date, des remarques sur l'espace public laissent place à des remarques sur l'histoire de la discipline géopolitique. Les quatre dernières pages donnent lieu à de nouvelles descriptions de troubles mentaux.

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« Mais qu’es-tu venu foutre ici ? » : ce violent murmure était les paroles les plus inconvenantes que je l’eusse jamais entendue prononcer, mais j’y sentais une angoisse affectueuse qui me ravissait, ou du moins ravissait la petite part de moi qui ne fût pas déjà occupée à être effrayée. Sa question ne demandait pas de réponse, sa main douce et ferme m’empêchant toujours de parler. Elle desserra sa prise et m’enjoignis de la suivre, sans bruit, crut-elle nécessaire de préciser, l’index sur la bouche. Elle ouvrit silencieusement une porte qui révélait une volée de marches plongeant vers le sous-sol. Nous nous y engageâmes et elle referma soigneusement la porte. Elle me mena alors à travers un dédale de couloirs et de caves à l'aspect ancien mais maintenus en parfait état, puis me fit entrer dans une petite pièce dotée d'un soupirail. La grise lumière du jour qui en émanait éclairait sur les murs des rayonnages couverts de livres, tous de même format. "Attends-moi ici", me souffla-t-elle avant de repartir aussi sec. Voulant éviter tout de suite de plonger dans un abîme d'incertitude qui n'attendait que moi, je saisis au hasard un volume sur une étagère et l'ouvrit, dans l'idée de m'occuper l'esprit. Il s'agissait d'un missel.

dimanche 20 juin 2010

220 : samedi 19 juin 2010

Gros poissons multicolores L’infirmière m’a dit que j’étais le fou le plus désespérant qu’elle ait rencontré ! Ça, un fou peut pas être désespéré, faut être lucide pour ça. Mais désespérant, ça alors, elle est bonne. Ah, ah !! Faut changer de métier. Je suis incurable, ça veut dire quoi ça ? Est-ce ma faute à moi si je vois passer des gros poissons multicolores devant mes fenêtres ? Je vais quand même pas fermer mes volets ! Toutes façons j’ai pas le droit et c’en serait à devenir fou ! Et puis ils n’ont qu’à les faire cesser de passer ! Je suis pas responsable du parc que je sache ! Ou changer les médicaments, c’est eux les médecins. Quoique, des poissons multicolores, c’est plutôt marrant remarquez, ça gêne personne, ça fait pas de mal. Moi je m’y fais en tous cas, c’est plus pour les autres… Enfin, chacun sa croix !

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Les wagons du métro se décrochent l'un après l'autre, et bientôt il n'en reste plus à l'arrière de la voiture de tête. Ils continuent un peu le long des voies, suivant leur élan et s'écartant progressivement les uns des autres, à mesure qu'ils perdent de la vitesse. La voiture de tête tire une très moindre charge, elle peut rouler plus vite, plus vite, plus vite, elle ne veut plus s'arrêter, elle n'a plus la responsabilité que d'un cinquième du nombre initial des passagers qui dépendaient d'elle, c'est cinq fois moins moins grave si elle ne dessert plus les arrêts. Le métro précédent est en vue, on ne pourra pas doubler, quel dommage que ce ne soit pas le premier métro de la journée, quel dommage que le terminus soit si proche, on ne pourra pas continuer ainsi bien longtemps, on n'ira pas jusqu'à la mer, jusqu'au pied des montagnes, on ne traversera pas les hauts plateaux des Causses et de l'Aubrac, on ne desservira pas la garrigue, non, on s'arrêtera à Chaussée d'Antin - La Fayette et on aura des problèmes, c'est deux stations plus tôt qu'il aurait fallu le faire, mais on on a voulu y croire, au Fuji-Yama, à Capri, à Tombouctou. Les voyageurs auraient été heureux, Valparaiso, terminus de ce train, tous les voyageurs sont invités à descendre.

samedi 19 juin 2010

219 : vendredi 18 juin 2010

Sempiternelle ritournelle Je maudirais le jour où je t’ai connu si je ne t’aimais pas tant. Oh, baby ! Qu’as-tu fais de moi, Yeah ! Tu joues avec moi mais sache qu’à jouer avec le feu, on se brûle. Yeah, baby, Yeah ! J’ai le feu, et rien ne saurait l’éteindre. Ne reste qu’à m’étreindre. J’ai les bras ouverts. Come on baby, come on ! I care of you.

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J'avais creusé la terre au milieu du rond sans herbe que la piscine miniature avait laissé au sol. C'était l'été, j'avais creusé plusieurs après-midi, deux ou trois, certainement pas plus de trois. Je m'étais lassé tôt mais j'avais prolongé un peu l'effort pour montrer de la ténacité et de la résolution. Quelques semaines plus tôt, j'étais allé voir une galerie creusée il y a de nombreux siècles dans le sous-sol du bourg du village. Une grotte sous la terre, un domaine réservé. Quelques mois plus tôt, j'avais visité une mine de charbon dans une autre région, et j'avais pu y voir les structures de bois qui en maintenaient ouverts les boyaux et les tunnels. On pouvait vivre sous terre, on pouvait y construire et y avoir un monde, et j'en voulais un, à mon échelle, à l'échelle de ce que je me croyais capable de bâtir à l'âge de dix ou onze ans. J'avais surestimé mes capacités, tant du point de vue des aptitudes techniques que du point de vue de l'endurance et de la patience. On serait descendu à la verticale dans la galerie que je projetais, par une échelle, puis on serait entré dans la salle principale, et au fond, on aurait pu accéder à un observatoire d'astronomie ouvert sur le ciel. Placer un observatoire astronomique sous le sol n'est pas particulièrement judicieux, mais j'étais fasciné par le ciel étoilé, et puisque je voulais me constituer un domaine, il m'importait qu'y figurent des activités qui me semblaient valables ou chères, et que je voulais emporter avec moi. Si mes parents m'avaient cru de quelque façon capable de faire aboutir la construction en creux que je programmais, ils n'auraient pas risqué que je ravage leur jardin ou que je me fasse engloutir sous un effondrement, mais ils savaient bien que je m'arrêterais tôt. C'est parce que je sentais qu'ils le savaient que je continuai un peu plus longtemps, et c'est parce qu'ils comprenaient les raisons de ma légère persévérance qu'ils ne l'empêchèrent pas. Tout se déroula comme prévu, j'en eus assez de creuser, et je replaçai la terre excavée là où je l'avais tirée.

vendredi 18 juin 2010

218 : jeudi 17 juin 2010

Colline, ciel, gens Saute à la corde pour voir, ou fais des bulles de savon. Pendant ce temps là je m’envolerai, avec des ballons de toutes les couleurs dans les mains, ou en décollant du toboggan. Le ciel est bleu, l’herbe est verte, de la colline on voit tout autour ! Saute, saute et tourne et secoue la tête dans tous les sens ! Après on a le tournis. Et allonge toi, et trouve de quelles formes sont les nuages ! Un mouton, un dragon, et quoi d’autre encore ? Quel après-midi ! Alors ! Tu viens ?

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Sur la terre ocre du chemin de halage, un tas de pagaies, devant mes pieds, en amas irrégulier, prenant toute la largeur, entre les haies de lentisques et la pente qui dégringolait dans la rivière. Je suis sortie de mon rêve. Je me suis arrêtée. Je les ai regardées. Elles étaient là, seules, on ne voyait aucune trace de vie, d'humains, d'embarcations. J'ai mis un long moment à les rassembler, à frayer un passage. Et puis je me suis accroupie au bord de l'eau, et j'ai attendu. Le soir est venu lentement.

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Je tirerai le chapeau que je n'ai pas à celle ou celui qui démontrera que l'univers en a la forme, la forme d'un chapeau. Parce que c'est l'idée qui me plait le plus, elle me plait le plus parce que c'est celle que je viens d'avoir. Je viens de m'interroger sur un objet dont je pourrais décréter qu'il reproduit fidèlement la forme de l'univers entier, mais en plus petit, sinon où serions nous, nous qui ne sommes contenus en permanence dans aucun objet manufacturé ? Je me suis interrogé et j'ai bien pensé à la paire de ciseaux, au tire-bouchon, à la boîte d'allumettes, à la raquette de ping-pong et même à la moissonneuse-batteuse, mais je me suis arrêté sur le chapeau. J'ai décidé que c'était le chapeau qui serait la forme devant être attribuée à l'univers entier, et la légitimité de cette attribution rigoureusement démontrée, pour obtenir mes félicitations. L'enjeu est de taille pour la communauté scientifique, mes félicitations ce n'est pas rien, je ne les donne pas comme ça, j'ai eu un ami champion Régional de lancer de javelot, et quand il a été titré je ne l'ai pas félicité. Il m'en veut encore. J'ai peut-être agi bêtement à ce moment là, mais j'avais alors pensé que ça amoindrirait la valeur de mes félicitations, si je les lui donnait dès le niveau Régional, que ça les galvauderaient par la suite. J'avais donc décidé d'attendre qu'il obtienne une bonne place au niveau National pour le féliciter, et c'est alors que cet ami ne s'est plus donné les moyens d'en obtenir une, et qu'il a même complètement arrêté de lancer des javelots, parce qu'il avait l'impression que ça n'intéressait personne dans son entourage. Bref, un chapeau. Pas un chapeau melon, je ne pense pas, trop sphérique, trop évident. Un borsalino ou un stetson plutôt, un haut-de-forme à la rigueur. Ou alors un chapeau souple, puisque l'univers est peut-être de forme mouvante, disons un bob. Mieux vaut un bob qu'un chapeau-claque, pour la forme de l'univers, le chapeau-claque, c'est un mouvement trop brusque, c'est trop risqué.

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Comme elle l’en avait tant prié, il était à 18h00 tapantes devant la porte. Mais quand il sonna à l’interphone, une voix lui répondit aussitôt : « Elle n’est pas là, elle est en courses ». Il en resta bête. Puis la moutarde lui monta au nez : non seulement, elle lui posait un lapin, mais en plus avec cette excuse, si stupidement formulée : elle est « en courses ». Qu’est que ça veut dire une expression pareille ? Elle est « en courses », comme s’immergeant dans les courses, saisie par la consommation primaire, absorbée toute entière dans cette occupation triviale. Il la voyait, pilotant son caddie, défilant, concentrée, devant les rayons, une travée après l’autre en grand souci d’exhaustivité, comparant les prix, supputant la qualité, tâtant le légume, reniflant les fruits, dans l’oubli total du monde extérieur, de lui, qui était là, devant son immeuble, furieux et déjà détachée d’elle. Définitivement.

jeudi 17 juin 2010

217 : mercredi 16 juin 2010

RIP Hunter Cher monsieur, j’ai l’honneur de me compter parmi les clients de votre boutique. J’ai jusqu’ici toujours été satisfait des produits achetés chez vous. C’est donc en toute confiance que j’ai commandé, page 43 de votre catalogue, cette veste canadienne faite spécialement (je reprends les termes mêmes de ce dernier) « pour résister aux conditions climatiques les plus exigeantes, idéal pour la chasse hivernale », au prix estimé de 253,99 dollars. Une somme, vous en conviendrez. L’homme qui pose, sur cette même page, avec ladite veste, m’inspira toute confiance : il ne semblait pas homme que l’on peut tromper sur la marchandise. J’achetai les yeux fermés. Bien mal m’en a pris ! J’ai reçu ce jour la veste canadienne tant rêvée. Nul doute qu’elle ne saurait résister à la moindre intempérie, et ne saurait guère me protéger, ne serait-ce que des fraîcheurs automnales. Alors les frimas hivernaux ! J’ai pris ici le temps de la réflexion. Je ne remets nullement en doute vos qualités de commerçant. Je ne suis pas homme à juger les autres : Dieu s’en chargera, et les chiens iront en enfer. Alors ? Un fabricant peu scrupuleux aurait-il abusé de votre confiance ? Un intermédiaire véreux ? Ou, plus grave, un individu proche, un ami, un membre de la famille peut-être, qui profiterait sournoisement de votre sérénité pour se graisser la patte au passage ? J’ai en effet constaté le climat familial de votre entreprise, ce qui m’avait d’ailleurs rassuré à l’époque (tant de vendeurs par correspondance abusent du naïf ou de l’inexpérimenté). Cher ami, je vous le dis et je vous plains : on est jamais trahi que par les siens ! Je compatis donc tout à fait à votre désillusion. Mais j’ai confiance en vos ressources, vous n’êtes par homme à vous laisser mener par le bout du nez. Vous saurez y mettre bon ordre. Et pour commencer, je ne peux que vous conseiller de me rembourser de mes 273, 45 dollars (frais de ports inclus), dont je requiers la légitime restitution. Je vous souhaite bien du courage ! Amitiés, Hunter.

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Il y avait toute la place qu'on voulait ici, parce que la population était suffisamment rare pour que l'espace soit en abondance, et le sentiment partagé par tous qu'il y avait là assez d'espace pour chacun n'incitait personne à occuper plus de territoire que ce que ses besoins demandaient, ou que ce que commandaient les désirs de ses fantaisies tempérées. La population était rare car les locaux, les familles qui étaient là depuis de nombreuses générations, n'avaient jamais été obsédés par les manies que partageait les autres humains, ni par les questions de survie de l'espèce, ni par le désir de s'étendre ou de conquérir, que ce soit pour la satisfaction de leur ambition, la confortation de l'image qu'ils souhaitaient d'eux-même, ou pour le contentement d'une entité supérieure qu'ils auraient inventée et désiré satisfaire. Les nouveaux arrivants étaient extrêmement rares, tant il était difficile de parvenir depuis ailleurs jusqu'à ces territoires, tant étaient peu nombreuses les personnes étrangères à prendre au sérieux l'existence même de ces lieux. La disponibilité spatiale laissée à tous permettait à chacun de modeler le territoire qu'il se choisissait comme il l'entendait, dans la mesure ou il trouvait les ressources d'énergie, de matière et de technique pour le bâtir et l'agencer à son idée. Ils étaient comme face à une page blanche qu'il leur était permis de noircir à leur guise, les nouveaux arrivants n'avaient pas la possibilité de recourir au secours du préalablement acquis. Certains d'entre-eux décidaient parfois de s'agglomérer pour former de petites villes, ou en reproduire qui leurs étaient familières. D'autres préféraient se constituer en sociétés miniatures et autarciques. Chaque communauté se sentait à l'abri des pressions exercées par le reste du monde, certaines d'entre elles avaient donc pu céder à diverses tentations utopiques et uchroniques pour l'organisation de leur collectivité, puisque personne n'était venu les en empêcher.

mercredi 16 juin 2010

216 : mardi 15 juin 2010

Signé : Alma Laisse moi tranquille - stop - Ne m’écris plus - stop - Ne m’appelle plus - stop - Je ne t’aime plus - stop - Assez ! - stop - STOP !! - stop.

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La matinée était bien avancée désormais. Depuis l'aube ils arpentaient les rues de la petite ville des bords du marais, à la recherche d'un peu de vie humaine, d'un peu de quoi se nourrir et s'abriter, et d'un véhicule pour poursuivre leur route jusqu'au passage principal. Après plusieurs heures d'exploration attentive et inquiète, il n'avaient plus guère d'espoir de rien trouver de ce qu'ils cherchaient. Des hommes ici, seulement quelques uns, auraient été le signe des possibilités de survivre en ces lieux, en même temps que quelques moyens de s'informer sur les manières de continuer plus avant leur chemin. Mais la petite ville était déserte, elle avait dû être belle naguère, elle comptait quelques jolies placettes et canaux, que bordaient de petites maisons aux murs colorés, et couvertes de toits de tuile. Tout était délabré à présent, la végétation rongeait les rues, on voyait aux maisons tant de fenêtres et de portes embouties qu'on ne pouvait qu'imaginer une destruction intentionnelle des habitations, sans qu'on sache si celle-ci avait été commise par les derniers habitants lorsqu'ils partirent, ou par des personnes de passage. Trop peu de temps s'était écoulé depuis la catastrophe pour que l'usure naturelle des objets et des matériaux en soit déjà à ce stade avancé. Caroline lui dit sa certitude que c'était là l'œuvre des autorités, locales ou générales peu importe, qui voulaient empêcher que des personnes empruntent les passages pour fuir vers la partie inconnue du monde, en les rendant inaccessibles. Il ne put s'empêcher d'acquiescer. Pour la première fois depuis leur départ de chez eux, il montra du découragement.

mardi 15 juin 2010

215 : lundi 14 juin 2010

C’est bien ça, non ? Depuis combien de temps je n’avais pas conduit ? Mais je n’allais quand même pas venir avec le chauffeur ! C’est joli par ici, c’est vert, c’est calme. Être là, en semaine, en milieu d’après-midi… C’est là… C’est ouvert ? Bon… C’était quand la dernière fois qu’on s’est vu ? Oui, je me souviens… On s’est encore disputés. Pourquoi ? On se battait sur tout, autant dire sur rien. La lassitude… J’y suis. Je sonne. Bon dieu, après tout ça, j’ai quand même une boule dans le ventre … La porte s’ouvre. -Hi John. -Hi Paul. Ils se regardent longuement. Il le laisse entrer.

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C'était des cieux instables, mouvants. Et, habituée que j'étais à louer, avec petite plainte, notre ciel d'un bleu dur, violet profond, noyé de violente lumière, plaque dure qui niait l'air, celui qui régnait impérial en été, qui symbolisait le froid coupant de l'hiver, je dégustais l'apparition de nuages arrondis, dorés par endroits, en sous face, ou des longs filaments qui filaient à la poursuite du vent. Je les dégustais un temps, avant qu'ils s'unissent, stagnent, que des plafonds sans vraie couleur, d'un gris sale, d'un blanc fade et neutre, descendent peu à peu vers nous, deviennent de plus en plus sombres, d'un noir puissant, éclatent en ondées violentes, ou, pire, de plus en plus souvent, me semblaient-ils, s'éclaircissant légèrement, retrouvant leur absence, laissent filtrer une petite pluie obstinée, rappelant une Bretagne dé-iodée. L'humeur sombre, les yeux levés, j'en venais à détester les climatologues catastrophistes, leur attribuant une influence improbable.

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Nous décidâmes de prendre du repos dès que possible, nous en avions besoin après toute une nuit de marche dans les escaliers. Il nous fallait alors d'autant plus de fraîcheur que nous ne savions plus bien si nous montions où descendions. Il nous avait semblé à tous, de façon parfaitement évidente, que nous n'avions cessé de monter, cependant nous venions de nous rapprocher du sol dont nous étions pourtant trop lointains auparavant pour qu'il soit visible. Nous nous arrêtâmes donc pour manger et dormir au premier palier que nous rejoignîmes qui fût pourvu d'une chambre, il s'en trouva un à peine quelques étages plus haut, ou peut-être plus bas, nous ne savions plus. Le repas et les quelques heures de sommeil furent réparateurs, nous nous réveillâmes au beau milieu de la journée probablement, à en croire la lumière à l'extérieur. Le sol était toujours visible. Il nous semblait incroyable que nous ayons pu descendre l'escalier alors que nous pensions y monter, nous étions très contrariés en pensant que cette grossière erreur nous avait déjà fait perdre beaucoup de temps, qu'elle nous en ferait perdre encore pour revenir sur nos pas. Malgré le repos, nous étions sans certitude quant au haut et au bas. Nous prîmes une boîte de conserve qui restait dans la chambre et la fîmes rouler dans la cage d'escalier, elle descendrait immanquablement et il nous suffirait alors, pour être sûrs de monter, de nous diriger dans la direction opposée à celle qu'elle indiquerait. La boîte descendit, il nous sembla que le sens de sa chute nous confirmais que nous ne descendions pas avant le repos. Nous renonçâmes à comprendre et montâmes, la boîte de conserve dans un de nos sacs afin de renouveler ultérieurement l'expérience. Nous priâmes quatre fois la boîte de conserve de nous indiquer la direction, elle conforta quatre fois le sens de notre marche. Nous regardâmes régulièrement par les fenêtres, et vîmes le sol toujours plus proche. Nous avions renoncé à comprendre et continuâmes la marche dont nous étions persuadés qu'elle était bel et bien une ascension. Quand nous vîmes le sol quelques mètres plus bas seulement, nous montâmes quelques dizaines de marches encore et arrivâmes à une porte ouverte sur l'extérieur de la cage d'escalier. En l'empruntant, nous nous trouvâmes sur le trottoir d'un carrefour de ville. Elle ne nous était pas familière.

lundi 14 juin 2010

214 : dimanche 13 juin 2010

A lire vite ! ! Il l’a reconnu tout de suite. Vingt ans qu’ils ne se sont pas vus. Elle ! Elle, marchant sur le trottoir d’en face. Il ne l’a jamais oublié : les regrets qu’il ne se soit rien passé… Il le savait (on sent ces choses là), des rencontres comme ça, on en a peu dans une vie. Son expérience l’a confirmé. Elle est seule - Est-elle seule ? Agir vite. Elle est éloignée déjà, bon sang, tenter quelque chose ! Je ne peux pas courir derrière et l’aborder comme ça ! Non, tenter le tout pour le tout ! - Alors il traverse, se met à courir, fait le tour du building. Il va falloir remonter deux blocs pour avoir une chance de tomber face à elle - Bon dieu, j’espère qu’elle n’aura pas changé de direction ! Je serai essoufflé, tant pis, on verra à ce moment là - Il court, il a le cœur qui bat à cent à l’heure, il est heureux et stressé. Il tourne à gauche, remonte le second bloc - Bon dieu, déboucher là et la voir apparaître ou pas (depuis quand j’avais pas couru ?) : le moment de vérité. La vie entière, ce sont des moments. Elle est là ! Avoir l’air calme, avoir l’air surpris, avoir l’air naturel (paradoxe). Il l’aborde. Et sachez le, ils vivront ensemble et auront un enfant. Comme quoi !

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"Je vous écris d'un pays lointain" (18) En ce moment me fascinent vos mots dans langue de syllabes seules. J’aime à les prendre et qu’ils éclatent comme bulles où grand dégorgement de sens. D’abord je les répète en litanie pour uniquement la musique. Après seulement que le vertige quand rendu libre tout ce qui sommeillait en enfouissement. Pour dire je m’assois face au mur de ma pièce de jour, et je fais balancier de tête et d’épaule, très léger balancier en lenteur régulière. Et je répète ainsi, celle-ci ou d’autres : dans ta nuit trop de mots ne sont plus que chiens bleus. Je répète sans lassitude, en attente de l’instant où ce qui du poids aux entrailles s’enfoncera peut-être moins. Difficile d’expliquer, mais qui essaie saisit un peu de ce qui se passe alors. La phrase n’est pas d’importance, mais toujours de syllabes seules. Comme : mes yeux n’ont plus le lien qui te fait loin du temps. Ou : le rat qui croque et rit s’en va seul et meurt sur rails. Mais oblige à trop mâcher les mots, celle-ci. En espérant ne pas vous avoir trop importuné avec mes manies intrépides, bien à vous, …

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La messe est dite pour le cyclamen. Les pétales en croix sur leur tige effondrée et effeuillée avaient rendu leur couleur. Pas de veine, pot pourri. Mais au jardin, au printemps, cette triste nouvelle ne passe pas inaperçue. Elle est suspecte. Le souci s'inquiète et mène une enquête discrète. Qui ? L'ortie est blanchie, pas de traces urticantes. L'asperge ne semble pas mouillée non plus. La digitale aurait laissé plus d'empreintes. Du côté des menthes, la jolie ou la folle sont un peu trop voyantes. Quant à l'ignoble igname, il ne sort presque plus de terre. Qui ? La renoncule du monticule, qui n'en descend jamais, prétend que le rosier personnage avait une épine dans le pied. De mauvaises herbes racontent qu'il a discuté avec le panais connu pour son poison. Mais aucune preuve d'empoisonnement. L'étau se resserre autour de l'ultra-violette et de son extrême jalousie des couleurs.

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Un autre phénomène avait provoqué des inquiétudes extrêmes, il avait heureusement été très localisé mais ses conséquences funestes étaient immédiates, et il était impossible d'assurer qu'il ne se reproduirait pas. Sur la rive sud de la Flondièvre, à la hauteur du confluent de la Branne, l'air s'était solidifié. En trois jours, le brouillard qui stagnait là s'était épaissi toujours et encore. Au cours du troisième jour, le brouillard était si dense que la lumière du soleil ne parvint quasiment pas jusqu'au sol. Et la nuit qui suivit le troisième jour, il se pétrifia. Au matin, on vit un petit mont rocheux et nu au sud du confluent, là où auparavant se trouvait une ville. De toutes les altérations subites de l'air, celle-ci était devenue la plus effrayante.

dimanche 13 juin 2010

213 : samedi 12 juin 2010

Je conservais notés les codes permettant d'entrer dans les immeubles où l'occasion m'avait été donnée de me rendre, pour plus tard, au cas où. Au cas où les choses tourneraient mal et qu'alors, c'est dans cette ville que je reviendrais, une ville trop grande et trop hostile pour une personne seule et sans espoir, une ville où entériner sa catastrophe et où mourir s'il n'y avait plus eu que ça à faire. Pour qu'on puisse dire que c'est là qu'il était mort sans qu'on sache très bien de quoi avaient bien pu être faits les derniers temps de sa vie. Conserver les codes d'entrée pour tenir, un peu, pour que la fin dure davantage, trouver de petits abris pour prolonger quelque peu, pour étendre autant qu'on pourrait la surface des lieux accessibles à soi sur la Terre. J'y pense de nouveau parfois, rentrant chez moi le soir, en songeant à ces quelques mètres carrés qui sont le lieu où j'habite, comme un refuge permis tout de même, et une ultime frontière pour se protéger de la fin qui menace.

samedi 12 juin 2010

212 : vendredi 11 juin 2010

J’ai quitté tous ces textes. J’ai estimé que j’en (s)avais assez. D’avoir confiance en mon instinct. Que je savais, tout simplement, et que tous nous savons. Plus de béquilles, de contrepoids, de roues de secours, de bouées de sauvetage. J’ai décidé d’être nu, dans l’embarras, dans l’angoisse, dans l’action. Je les ai fais disparaître : exécutés, tous ces maîtres, ces penseurs, ces repères. Que savent-ils de moi après tout ? Pas plus que je ne sais d’eux. Donc abandonnés, jetés, consumés, confiés, donnés voir vendus. Leurs sorts (m’in)diffèrent. Je suis seul et agis en conséquence. J’ai commencé ma guérilla. Harcèlement. Du pinacle au pilori !

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"Alors, le Stup', fais pas ton timide, tu vas bien venir faire un brin de causette avec ton vieux pote Charbit-Bled, croisé comme ça de bon matin." Le Stup' s'esclaffe, il se dit "Que du bonheur" et il vient prendre une chaise à la table de Charbit-Bled, les voilà face à face contre la vitrine du Reinitas, vue imprenable sur les camions et les bagnoles qui balaient la nationale. Alors qu'est-ce qu'on a à se raconter de beau ?, quoi de neuf ?, ils se disent. Ça fait quoi ?, sept ans ?, huit ans ?, ils se demandent. C'est ça, ils acquiescent, sept ans, huit ans. Le Stup' lui raconte qu'il est resté flic, qu'il a assaini ses activités, que maintenant il fait juste flic, qu'il a arrêté de traîner dans les parages un peu dégueulasses où ils zonaient tous les deux à une époque, sauf pour le boulot de cogne où il faut bien y aller, parce que souvent c'est pas ailleurs que ça se passe, c'est dans les eaux pas claires. Charbit-Bled, lui, il est surexcité de dire qu'il vient de les reprendre, ses activités du genre de celles qu'ils avaient la nuit avec le Stup' jusqu'à il y a sept ou huit ans, pas vraiment les mêmes trucs ni tout à fait les mêmes machins, mais disons du même genre, de la même famille. Avant il a passé trois-quatre ans en allers et retours entre Nevers, Narbonne et Châtellerault, Nevers-Narbonne-Châtellerault, Châtellerault-Nevers-Narbonne, Narbonne-Nevers-Châtellerault, tout le temps et dans tous les sens, toujours en mouvement à faire des trucs on ne sait pas quoi, ça il ne le dit pas au Stup', mais Nevers-Narbonne-Châtellerault, le triangle maudit, Charbit-Bled il n'en pouvait plus, alors il y a quelques mois, c'est retour sur Paris et aux amours de jeunesse, à la vraie vocation, ce qui le fait vraiment vibrer, parce que tout le reste à côté, dans la vie ça ne l'avait jamais tout à fait intéressé, Charbit-Bled, et que le seul truc finalement qui lui plaît vraiment, c'est de gagner du fric avec le cul. Alors là pour lui, à entendre ce qu'il racontait au Stup' ce matin au Reinitas, à l'en croire Charbit-Bled parce qu'à vrai dire ça ne se voyait pas vraiment sur sa gueule, pour lui c'était la renaissance. Il faut dire que depuis toujours, autant que le Stup' pouvait en témoigner, ça avait été un authentique barjot du cul Charbit-Bled, et que le Stup' qui avait lui aussi certaines dispositions pour devenir dinguo question stupre et luxure, à une époque il s'était trouvé un compère infernal en la personne de Jean-Patrick Charbit-Bled. Charbit-Bled était prédestiné pour le cul crade, brutal et en quantités genre parts pour glouton, c'était l'évidence. Il n'y avait qu'à voir son anatomie pour s'en convaincre, il y avait une queue de facilement quarante centimètres de long entre les cuisses de Charbit-Bled ; il y a des types on dit qu'ils sont montés comme des mulets mais on exagère, alors que Charbit-Bled on pouvait vraiment le dire sans en rajouter et en prenant les mesures, il était véritablement pointure mulet. Le Stup' s'était toujours demandé comment Charbit-Bled pouvait bander avec un gourdin de cette taille, avec la quantité de sang qu'il devait falloir pour faire durcir une trique pareille, comment est-ce que le mec tombait pas dans les pommes, comment est-ce que son cerveau pouvait encore être irrigué. Et pourtant, il bandait Charbit-Bled, c'était rien de le dire, il bandait des gaules en acier trempé. Une fois, à la belle époque, qu'est-ce qu'ils s'étaient marrés avec le Stup', ils avaient essayé de planter un clou dans une planche avec le braquemard bandé de Charbit-Bled, et le pire c'est que ça avait marché, c'était dans du bois un peu tendre, un genre de pin, mais ils l'avaient planté, le clou. C'est quand même bien dire si Charbit-Bled avait une queue en béton.

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Une maison, soigneusement restaurée, retrouvant son état Renaissance, en éliminant quelques coquetteries dix neuvième sans trop de qualité, après débat (mais non, aucune raison de conserver ça, voyons, mauvais simplement mauvais, et puis plaqué, ça peut être supprimé sans crainte, et je vous assure, même pas un intérêt historique, juste de montrer qu'elle est vieille cette bâtisse, qu'elle a vécu, mais bon, c'est évident), sans reconstitution de ce qui a disparu (mais tout de même, vous croyez ? La sculpture d'angle martelée c'est évident, et on garde le martelage bien brutal qui était sous le parement de bois, et l'évidence de la verticalité, à peine endommagée par un léger décrochement, là où elle s'attachait cette statue.. - une vierge ? Oh ! Certainement – Bon, alors ça, bien entendu, on laisse, mais le petit listel au dessus des fenêtres et qui descend un peu entre elles, on dirait le dessin de créneaux vous ne trouvez pas ?.. il y a quelques centimètres qui manquent par endroits, vous ne croyez pas que ? - oui.. peut-être – ce n'est pas tricher, pas vraiment, et vous comprenez, avec le soleil, ça dessine... et j'en ai parlé à mon mari, il est de mon avis – Bon, d'accord) Et quand ça avait été fini, ils avaient amené leurs meubles, et c'était bien ce hiatus, ce mélange d'époques, déjà entre les fauteuils Régence, les consoles, les armoires chinoises, la table de marbre, le grand bureau de Knoll, le miroir de sorcière et le grand panneau de glace sans âge.. et la façon dont les murs les acceptaient, c'était très bien, c'était évident, un peu trop peut-être, un peu revue, mais s'il fallait se singulariser toujours.. et puis tout était dans la façon... Mais surtout rien pour les fenêtres, rien, surtout pas - et puis la rue est étroite, et en face il y a le carrefour, ce n'est pas utile - et ce serait une horreur... non juste comme ça, juste les volets de bois et les petits carreaux, mais modernes, pas du faux ancien – ce n'est pas un musée, et puis je veux que la lumière passe. Marie-Céline les a écouté ses parents, et d'ailleurs elle aimait bien, et puis à la fenêtre de sa chambre, en haut, elle a accroché deux gros pots de géranium, et ils ont hésité, un peu navrés - mais au fond, pourquoi pas, et puis c'est gentil - alors ils se sont retenus, ils n'ont rien dit, juste vérifié qu'ils étaient bien fixés.

vendredi 11 juin 2010

211 : jeudi 10 juin 2010

Je n’ai pas souvenir de ma présence en ces lieux. Du moins n’ai-je pas souvenir d’y avoir été un homme. Je connais pourtant ce reflet rouge du rideau sur le mur gris. J’ai des visions éparses, quelques morceaux. Qui de moi y fut présent par petits bouts ? Comme ce papier peint, me reviennent en mémoire des instants déchirés, des images abîmées, sans ordre ni continuité. Quelqu’un de moi a vécu ici. Ce que je suis aujourd’hui n’existait même pas. J’ose affirmer que je fus dans l’intervalle tout autre, celui qui a du fuir ce lieu et que j’ai fui depuis. Parle-moi.

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Le problème de notre coin, c'est la pente. Tout est en pente. Il y a une grand réservoir en bas vers lequel descend tout ce qu'il y a autour. Ça change tout dans la vie ici, cette pente. En fait plus que la pente elle-même, le gros problème par chez nous c'est que ça ne fait que descendre. Si ça montait et descendait, ce seraient des contraintes mais on trouverait une forme d'équilibre dans nos activités et dans notre espace. Mais ça ne fait que descendre, parfois il faudrait monter, ne serait-ce que pour aller en haut, ou pour avoir un point de vue ou se rendre quelque part sur les hauteurs, ou du moins plus haut que le lieu où on se trouve, et on ne peut pas, il n'y a que des pentes descendantes, pas de pente ascendante. Alors les bords du réservoir sont surpeuplés, à cause de toutes les personnes qui un jour sont descendues le long d'une de ces pentes vers le bas, si nombreuses qu'on n'a que l'embarras du choix, mais sans savoir à temps qu'il n'y aurait pas la possibilité de remonter jamais, qu'une fois sur les bords du réservoir, on ne trouve encore que des pentes pour continuer à descendre, et aucune pour remonter. Et comme personne n'a voulu se noyer dans le réservoir, ils sont restés sur le rivage, de plus en plus agglutinés au fur et à mesure que de nouvelles personnes arrivaient. Par chez nous, on peut ne pas bouger ou on peut descendre, on ne peut pas monter, même tout en bas on peut toujours descendre, mais monter jamais, alors on se retrouve toujours à rester en place au bout d'un moment. Même les plus aventureux d'entre nous, à un moment ils arrêtent. Tout de même, savoir qu'à partir du moment où on se déplace, on ne retournera jamais là où on était, ça n'incite pas toujours au mouvement, si tant est qu'on se trouve chez soi quelque part.

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J'aurai adoré t'aimer. Je chérissais cet amour, le cultivais, le laissais grandir, le faisais grandir, le magnifiais, lui donnais les plus belles chansons, lui donnais le meilleur de mes jours, ces quelques jours qui m'en paraissent mille, et mes nuits non dormies. Ma joie était pour lui, mes paquets de tristesse étaient pour lui, et ma mémoire lui racontait des souvenirs très vieux et très beaux. Je l'ai vu grimper dans le ciel, j'ai fait monter très haut le nuage étincelant de cet amour, jusqu'à ce qu'il éclate. Mon amour pleut sur moi. Vas, et trouve le soleil.

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Sur la photo aux bords dentelés figurent Monsieur en habit gris et cigare à la Churchill, puis Raymonde qui a servi pendant cinq ans chez Monsieur en Suisse pour revenir en France se marier avec André, à droite sur la photo derrière Madame en col de fourrure à petites pattes. Au centre, devant le groupe des adultes, Mathilde, fille de Raymonde et André. Avec ses yeux clairs, son front large, sa bouche mince, elle est le portrait craché de Monsieur.

jeudi 10 juin 2010

210 : mercredi 9 juin 2010

Chère amie, je ne puis rester plus longtemps dans cette incertitude qui me ronge nuit et jour. Puisque nous ne pouvons nous voir en tête à tête, je ne vois que cette solution. Je dois savoir quels sont vos sentiments à mon égard : si ce n’est de la passion, du moins quelque tendresse ? Je ne vous crois pas insensible. Mon serviteur vous aura apporté, avec cette lettre, un collier que je tiens en suffisante estime pour ne point gâter votre beauté. De grâce, portez-le à la fête de ce soir où je serai présent ! Je ne pourrai vous dévorer des yeux mais vous dévorerai du cœur. Si vous portez le collier, alors je saurai, et serai le plus heureux des hommes. Et si vous ne le portez point, il ne me restera alors qu’à prendre pour moi-même les décisions que j’estimerai préférables. N’y voyez, chère amie, aucune menace ! Seulement je ne peux concevoir de vivre sans vous. Portez-le, je vous en conjure !

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Il n'y avait plus qu'une voix qui déclamait dans le silence de l'ancien garage Clampier, une voix qui déchirait le silence et le refermait plus fort autour d'elle au fur et à mesure qu'elle débitait et logorrhait sans faiblesse ni signe d'effort, de plus en plus vite et toujours articulée et distincte, éclatante et blanche et provenue du corps de l'escogriffe chauve, de l'impassible agenouillé les bras écartés à hauteur de sa tête et le visage qui pourtant fixe ne montrait aucun signe d'articulation mais toujours le même sourire immuable et démesuré. La voix solitaire venait de l'homme agenouillé au centre de la piste de danse, au milieu d'un cercle de quelques mètres laissés vacants comme pour la propagation d'un effroyable prodige et autour duquel la foule s'amassait serrée et stupéfaite, mais le timbre semblait n'appartenir à personne, ni masculin ni féminin, ni jeune ni vieux et sans aucune aspérité, comme la réunion réduite et nette de la voix de dizaines, de centaines, de milliers de personnes. On dirait les jours suivants que la voix était l'unisson des six ou sept sosies de la bande, que certains dans l'assistance avaient vu les clones ou peut-être bien les répliques de l'agenouillé faire de curieux mouvements lents et synchrones de balancier, d'une jambe sur l'autre, tandis qu'au centre de la foule l'autre avait les bras écartés et l'attention de tous. Ce à quoi nul dans l'assistance ne put échapper fut ce que dirent les paroles, et peu importe qu'elles aient été unisson ou non, leur message fut audible et reçu. La voix dit pour tous ce qu'à chaque fois et tour à tour seuls quelques uns, jamais les mêmes, savaient déjà. La voix dit qu'on s'était trompé en s'accordant sur la culpabilité des étrangers l'an dernier, après que les moutons avaient été trouvés morts dans le pré des Hébert, elle dit ensuite le nom de l'homme du village qui avait tenu la lame sur la gorge des moutons. La voix dit ensuite comment la petite Simone s'était noyée près du barrage, comment son père s'était longtemps soulagé avec elle et le rapport qu'avaient entre elles ces deux histoires. La voix dit d'où venait la fortune des Pierron et parla d'autres événements passés. Enfin la voix annonça qu'une guerre éclaterait bientôt par-delà la mer et que de jeunes hommes d'ici devraient s'y rendre comme soldats, la voix dit lesquels iraient, les noms de ceux qui n'en reviendraient pas et de ceux qui reviendraient, elle dit encore comment le fils Clampier apprendrait alors à tirer plus de violence d'armes blanches que d'une guitare électrique, et la façon dont certains autres d'ici sauraient tirer quelque profit des événements d'ailleurs. Tandis que la voix parlait et alors qu'elle allait bientôt se taire, les trois petits bruns sévères en manteau long réunirent près de la sortie les grands hommes filiformes et chauves, ils mirent en file indienne leurs cinq ou six sourires comme pour partir en convoi, en attendant que le sixième ou septième les rejoigne une fois qu'au centre de la foule la parole aurait cessé de déclamer. La parole cessa, les secondes de stupéfaction et d'hébétude durant lesquelles les personnes dans la foule se regardèrent suffirent à la drôle bande pour se volatiliser. Nul ici ne les revit plus.

mercredi 9 juin 2010

209 : mardi 8 juin 2010

Arraisonner Aveuglé par la lumière, tu sues à grosses gouttes, tes lèvres tremblent et tu respires mal, à petites gorgées rapides et haletantes. Nom de dieu, pourquoi avoir choisi cet instrument ? Le guitariste tremble aussi, mais peut s’en accommoder. Mais toi tu as besoin de toi, de ton corps, de ton souffle. Pourquoi cette foutue trompette ? Les autres peuvent masquer leur trouille, toi elle passe en plein dans l’instrument. Ils jouent habillés, tu joues à poil, tu es l’attraction. Tu ne vois rien en face, les projos t’aveuglent. Tu dois avoir le visage luisant. Ils ont déjà commencé, il va falloir s’avancer maintenant. Tu sens la sueur te couler le long du dos, à l’entrejambe et l’intérieur des cuisses ; tu sens couler ces grosses gouttes, une à une. Tu n’as pas mis de caleçon pour avoir une épaisseur de moins, avoir le moins chaud possible. Être nu sous tes fringues. Mais c’est la trouille qui te fait suer, par la chaleur de cette scène. Allez, tu avances tant bien que mal, tu ne les vois pas, ça va. Cette boule au ventre, tu es tout entier concentré dedans. Inspire. Au premier souffle, tu vas être irradié, cette boule va te remonter à la gorge, et tout brûler sur son passage. Tu vas déglutir une première note en fusion. Et tu verras, après, ça ira mieux.


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Vous me plaisez beaucoup. Je vous regarde à la dérobée, quand vous quittez notre lit ou quand vous tirez votre première bouffée de cigarette. Votre nonchalance me plaît. La forme de votre visage aussi. J'espère ne jamais vous manquer de respect au point que vous ne souhaitiez plus me voir. Je sais de quelle mauvaise humeur je suis capable et cela m'effraie. Vous êtes celui que j'ai choisi, délibérément. Et surtout vous êtes le seul amant que j'aie jamais vouvoyé naturellement. Je trouve dans ce nouveau langage une douceur que je ne connaissais pas. Le "vous" vous va si bien ! Je me sens plus juste en vous l'attribuant. Vous êtes celui à qui j'ai envie de donner ma juste mesure, sans me faire-valoir ni me rabaisser. Je vous mentirai vrai si vous le permettez. Que ne rentrez vous cette nuit que je puisse fermer l'œil à nouveau... J'entends vos pas dans l'escalier quand ce n'est que la rumeur lointaine de la ville qui s'éveille. Le métro a repris son trafic. J'en perçois les vibrations dans les fondations de notre immeuble. Vous perdez un peu de votre éclat dans l'absence, il faut bien le reconnaître. Qu'à cela ne tienne, je ne vous attends plus. Vous avez haché menu mon sommeil et pour une fois je peux accuser directement un tiers de mon insomnie. Oui je vous montre du doigt, un doigt fraîchement verni de rouge que j'aurais aimé faire pianoter sur votre peau.

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Nous devenions une ville. De l'autre côté de la rivière, sur les pentes rondes des premières collines il y avait d'abord eu quatre groupe de petits immeubles de ciment coloré, ocre doux ou rose chewing-gum, et puis deux lotissements de petites maisons simples pour le premier, affligées de porches ou décrochements avec colonnes pour le second, aux terrains plus exigus, réfugiées derrière l'amorce de ce qui serait de fortes haies pour le dernier, et puis, un peu plus haut, quelques grosses villas pour des cadres. La plus grosse boulangerie avait refait deux fois sa devanture, et après un passage par grandes vitres et chromes, se paraît maintenant d'un habillage très ancien, avec montants de bois, moulures, petites vitrines et panneaux peints. Mais j'ai su que nous devenions une ville lorsque le second café, un peu à l'écart, derrière un rideau de peupliers, passé un coude du courant, en avait fait autant, y ajoutant des tables de fer recouvertes de cretonnes, et que, sur la bretelle de sortie de l'autoroute, de grands panneaux invitaient à venir déguster « chez Martine » des plats régionaux dont nous découvrions l'existence, ou la nouvelle et inédite composition.

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Le carrefour désert croit que personne n'est là pour voir et constater que lorsqu'il n'y a personne, ni véhicule ni piéton, pour le traverser, il continue d'alterner mécaniquement le vert et le rouge de ses feux, il continue la persistance matérielle de ses composantes, l'asphalte et la peinture au sol, les vitrines et les pierres des immeubles qui le bordent. Il ne sait pas que je le vois alors, que je le vois continuer à exister comme si de rien n'était, que je vois comment il est quand personne ne le voit.

mardi 8 juin 2010

208 : lundi 7 juin 2010

Revenu des morts – incapable du moindre geste, debout, les bras ballants, les yeux fermés, tu sens le sable du désert te fouetter les pieds. Tu n’y es plus – tu n’y es pas encore.

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Je l'ai fait parce que c'était possible, pas parce que c'était bien, pas parce que j'en avais envie ou besoin, simplement parce que c'était possible. Pour voir la tête que ça a une fois que c'est fait, voir la tête que j'ai une fois que ça a eu lieu, savoir ce que ça fait de le faire, ce que ça fait que ce soit fait. Il se trouve que c'est laid, qu'on devient laid alors, qu'on se sent mal. Mais c'était possible, l'existence n'est pas capable d'empêcher ce qui ne devrait pas arriver, la réalité n'est pas faite ainsi. Ce ne sera pas une explication satisfaisante et je ne serai pas capable d'en fournir honnêtement une autre, c'est la seule qui soit vraie, c'est la seule. Ça ne m'innocente pas, je suis le seul coupable, mais je suis coupable parce que c'était possible, aucune justification, aucune autre cause.

lundi 7 juin 2010

207 : dimanche 6 juin 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (17) L’étonnement me travaille de l’ainsi rendu proche à travers mots. Cela a été grand hasard que se rencontrer, et maintenant sembler se connaître sans jamais se toucher les mains. C’est étranger à ma vision que les machines peuvent nous approcher en réciproque, et pourtant là je m’oblige à dire oui. C’est seulement regret de n’entendre pas la voix. Tellement se trouve dans les résonnances de nos cavités. C’est écho et c’est merveille quand dire sonore et faire porter. C’est tendresse en élan et force propulsée. C’est chaleur du ventre et tension dans les poings. Dans nos mots décharnés nous avons obligation de trouver pitance à notre accord. Mais si seulement nous avions la puissance d’expulser nos mots en si grande distance, sans qu’ils perdent rien de leur volume, rien de leurs couleurs. Un jour, peut-être. Bien à vous, …

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Les images sautent sur l'écran de nos rétines, les couleurs passées et les textures usées du vieil homme que nous ne pouvons croire homme comme nous sommes hommes. Il est face à nos yeux mais il ne peut nous apparaître de vie et de sang, sauf à nous-mêmes ne pas être de vie et de sang. Nous nous croyons vivants et ne pouvons que le considérer mort, ou bien c'est le seul vivant, le seul vivant et nous sommes tous morts. Il parle et se meut, lentement, assis, sa voix nous parvient, ce qui l'a traversé de légende dépasse ce que peut contenir un homme, ce que peut supporter un homme, ce à quoi peut survivre un homme. Ou bien nous nous méprenons, nous avons de fichues idées qu'il nous faudrait des idées pour penser et comprendre. Il dut lui falloir sept corps et sept esprits pour ne pas mourir avant de trépasser.

dimanche 6 juin 2010

206 : samedi 5 juin 2010

À la fin de l'été, dans les derniers jours d'août, avant la saison des orages, un peu plus chaque année, je ne supportais plus, le village du lac, les prés, les montagnes derrière, et surtout la troupe d'enfants dont j'étais, disait-on, l'ainée, alors que bien entendu je n'en faisais pas partie ou plus, depuis longtemps – et d'ailleurs quand j'étais enfant, quand les cabanes, l'accompagnement des vaches, les longues marches programmées, m'enchantaient, eux, ils n'existaient pas, ou du moins pas tous – je n'avais plus même envie de roder à la lisière du groupe des femmes, mère, grand-mère, tantes, qui, là, ensemble, ne parlaient plus que de sottises. Alors je laissais le commandement de la bande à Bernadette qui, d'ailleurs, l'avait pris, et comme il y avait longtemps que j'avais épuisé les livres du grenier, comme je n'envisageais pas, à aucun prix, les lectures proposées par ma grand-mère, j'allais au fond du second jardin, le grand enclos de l'autre côté de la route, derrière les haies, près du tas de fumier, mais à distance, un peu, devant le mur et je restais là, ruminant, comptant les heures avant la nuit, les jours avant le retour chez nous, au sud, vers la mer, les longues soirées au dessus de la plage, les brèves retrouvailles avant les départs en pension. Et puis je regardais les nuages, avec un peu de plaisir paresseux ou un désir d'injures s'ils devenaient trop nombreux et annonçaient un regroupement obligés dans la grande galerie, tremblante au centre du groupe de petits corps terrorisés, ou, baissant les yeux, regardant devant moi, les vieux troncs, les branches dégarnies, noueuses et noircies, des poiriers morts, et peu à peu il n'y avait plus que ces bouts de bois liés au mur, avec leurs angles, j'essayais de les dessiner, ou je les voyais prendre vie, se métamorphoser, et dans leurs lignes serpentantes, de leurs brusques angles comme des coudes, je voyais un corps de ballet composé de vieilles ballerines se survivant.

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La climatisation de la chambre d'hôtel vient de lâcher. Elle émettait un faible bruit de soufflerie, que sa constance faisait oublier, et qui s'est subitement éteint avec un claquement. Quand le souffle est parti, le silence a rappelé qu'il pouvait aller plus loin, qu'il pourrait aller plus loin même si on ne voyait guère comment. Il fait quarante degrés Celsius à Toronto, c'est août et il n'y a pas de vent, la chaleur est remontée tout de suite et la transpiration a recouvert la peau sur tout le corps. Pas un mouvement d'air pour la rafraîchir. Il a allumé le ventilateur au plafond et a baissé les stores à la fenêtre. La chambre est au dix-huitième étage, la vue est ouverte sur la forêt de béton, avec tout en bas l'asphalte qui cuit, et au dessus de la ville, le ciel sans aucun nuage, le soleil solitaire qui cogne, qui ne se fatigue pas de cogner. Personne ne voudrait sortir et agonir dans le feu de l'air extérieur. Il a été totalement trempé de sueur en quelques secondes, il a souhaité une douche froide mais la personne qu'il attendait arriverait d'un instant à l'autre. On l'avait averti de la ponctualité acharnée de son interlocuteur imminent, attendu pour quinze heures trente. Le réveil de la chambre affiche quinze heures vingt-huit, le réveil de la chambre est certainement à l'heure puisque lorsque les quatre chiffres rouges ont marqué quinze heures trente, on a frappé à la porte. Il est allé ouvrir et a fait entrer un homme brun aux oreilles décollées, revêtu d'un long manteau de velours, fermé jusqu'à l'épaisse écharpe qu'il portait autour du cou. L'arrivant a fui la main qu'on lui tendait, il s'est contenté pour saluer d'un geste d'une de ses mains gantées, dans un sourire crispé.

samedi 5 juin 2010

205 : vendredi 04 juin 2010

Le voilà dans une des zones industrielles de Maisons-Alfort, le Stup', à reluquer les entrepôts des bords de Marne pour repérer lequel pourrait bien être celui où ses Serbes font leurs sales affaires. Il en repère un, il en repère deux, il en repère trois. Trois bâtiments béton et tôle ondulée la dégaine pas nette, on commencera par là aussitôt qu'on se sera enfilé un petit jus bien noir au rade du carrefour de la Nationale, histoire de faire couler les marrons glacés. Le troquet s'appelle Le Reinitas, clairement un truc à routiers et à poivrots, et peut-être bien qui sait un truc à Serbes. Le Stup' y entre, à peine le temps de se caler sur un tabouret au comptoir qu'il tombe sur un foutu hasard de la vie, à se demander si le monde entier ne passe pas par une zone industrielle de Maisons-Alfort un matin que le Stup' y farfouille. Le Stup' ne le croit pas, le Stup' qu'a pourtant pas la surprise facile il se dit que c'est pas possible, alors qu'il a bel et bien le mec sous les yeux attablé, près de la vitrine du Reinitas, le mec qui le regarde et qui le reconnaît, aucun doute le mec c'est bien lui, un sacré foutu de fantôme qui remonte du passé du Stup', de l'époque où toutes ses activités n'étaient pas claires, au Stup', plutôt louches et pas à raconter les soirs de veillées familiales au coin du feu. Jean-Patrick Charbit-Bled, putain de merde, Charbit-Bled, le double maudit du Stup' avant que le Stup' se range des familles et se tienne à carreau. Des années qu'ils se sont pas vus et Charbit-Bled est là à zoner au Reinitas à Maisons-Alfort, l'enfant de salope, les traits tirés d'un mec qu'à pas dormi, d'un mec qui dort pas assez, d'un mec qui s'est pas rangé des familles. Charbit-Bled, le Stup', le Stup', Charbit-Bled, il va falloir qu'on se parle.

vendredi 4 juin 2010

204 : jeudi 3 juin 2010

Marche pressée par la soif et le soleil dur sur la nuque. L'ombre qui précède en légère oblique vers sa gauche. Les pensées s'agitent et le regard fixe l'ombre pour moins penser. La marche pressée par la soif se ralentit sous la fatigue sous le soleil dur sur la nuque. Les pensées fixent l'ombre invariable sous le soleil immobile, les pensées se vident et se trouent de panique. Vide troué fixe l'ombre. Légère oblique vers sa gauche, l'ombre invariable se retourne sous le soleil dur et immobile. Tout autour d'elle regarde, l'ombre est seule, en légère oblique sur la gauche de rien ni de personne, sans plus de nuque ni de soif, plus de pensée ni de fatigue, invariable sous l'immobile soleil dur.

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Appartement à vendre. En l’état. 6 pièces haussmanien, grand séjour avec sofa de velours vert fatigué, tapis élimé, et deux grands miroirs un peu piqués qui se font face et qui donnent se renvoyant l’un à l’autre, une démonstration d’éternité. Deux chambres, avec moulures au plafond, hautes et vides, dont les portes-fenêtres aux crémones grippées surplombent les voies de chemin de fer en contrebas. Mais aussi une petite chambre sombre, qui tire sa pénombre d’une cour intérieure étroite, poste d’observation de la vie des immeubles alentours. Une cuisine à l’évier de porcelaine branlant et aux robinets cathareux. Salle de bain menacée par un immense ballon d’eau chaude suspendu au plafond. Monsieur a vécu ici 30 ans avec sa dame de compagnie, qui était devenue sa compagne. Ils ont vieilli au même rythme que leur appartement, dont nuls travaux ne sont venus entraver la décrépitude. Puis il est mort. Les héritiers ont mis la compagne sur le trottoir. Ils ont décidé de vendre. Appeler après 20h00. Affaire à saisir, grand potentiel.

jeudi 3 juin 2010

203 : mercredi 2 juin 2010

Je virevolte entre les lettres, circonvolutions entre minuscules à petits jambages et majuscules de grands états. Au sein de la prose, des doigts - les miens peut-être - s’agitent pour exposer, ergoter, raconter et développer pensées, envies et turpitudes. J’écris, je cris, j’aigris ou bien est-ce un autre. Ailleurs, un autre que je ne connais pas, perdu dans un abrégé du monde. Lieu irréel où les lettrines des premiers mots perdent de leurs superbes sur le fil d’une phrase et retombent, bien avant le point, livides puis invisibles. Alors, j’ignore et décolle l’araignée du plafond, laisse choir le verbe et abat ma conscience sur cette condition qui s’évertue à ne pas tourner rond. Toujours cet indicible, des mots qui ne sortent pas, évanouis dans un vortex planqué entre clavier et écran, appendices moqueurs de l’incompréhension.

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Toutes les villes portant le même nom fusionneront progressivement à partir de demain. Ce sera d'abord Youngstown. Et si l'Alberta conservera son emplacement actuel au Canada, les mêmes frontières, reliefs, superficie et coordonnées, s'il en sera aux États-Unis de même de la Floride, de l'Ohio, de la Pennsylvanie et de l'État de New York, tous maintenus dans leurs permanences distinctes, Youngstown, Alberta, Youngstown, Floride, Youngstown, Ohio, Youngstown, Pennsylvanie et Youngstown, État de New York, ne seront qu'une seule et même ville, en un seul emplacement. Ce lieu sera en Alberta, en Floride, en Ohio, en Pennsylvanie, dans l'État de New York. La fusion, l'agglomération, la compression, l'accumulation de toutes ces villes en une seule Youngstown. On sortira de Youngstown et on devra parcourir quarante kilomètres vers le sud pour se rendre à Big Stone, Alberta, ou bien on prendra vers l'est, cent kilomètres jusqu'à Tallahassee, Floride, et cent kilomètres vers l'ouest depuis Youngstown, on sera à Cleveland, Ohio, sur les bords du lac Erié. Pour se rendre depuis Youngstown à New York, État de New York, on pourra parcourir cinq-cents kilomètres environ, en ligne droite autant qu'on pourra vers l'est à travers la Pennsylvanie et le New Jersey - où l'on n'approchera pas de Tallahassee, Floride -, ou alors on pourra en parcourir cinq-cents autres, en ligne droite autant qu'on pourra, vers le sud-est au travers de l'État de New York. Viendra plus tard et les uns à la suite des autres le tour des autres villes portant un même nom, Oxford, Vienne, Saint-Louis, Santa Fe, Paris, toutes les autres.

mercredi 2 juin 2010

202 : mardi 1er juin 2010

Murielle pleurait - et ne le voulait pas, du moins en public - est allée s'assoir au bord du ruisseau, pas sur la rive souriante au fond de la prairie-gazon qui s'étendait, entre les hautes et inégales bordures de buis, sous la terrasse de la maison, mais plus loin, en se frayant un passage dans les buissons, les bouts de terrain voués aux orties, plus loin encore, en suivant le petit coude du courant, en dépassant la terre sèche et les carcasses d'appareils, pots ébréchés, le chemin venant de la cuisine jusqu'à l'étendoir, en escaladant un mur écroulé, jusqu'aux pierres plates, petite zone chauffée par le soleil entre les arbres, clairière dans le bosquet qui équilibrait la maison lorsqu'on la découvrait au bout de la grande allée, en arrivant. Elle s'est assise sur une pierre doucement polie comme une dalle, et les larmes se sont pressées voluptueusement, acres et fades, en accord avec la légère puanteur de ce coin, avec les eaux sales qui se jetaient dans le ruisseau, en face d'elle, venant des porcheries cachées par le talus, là bas, retenues par un petit barrage filtrant. Elle hoquetait, perdait le souffle, s'abîmait sans retenue, libérée.

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Le monde s'était conduit d'une façon bien trop oublieuse de l'immensité d'incompréhensible, d'obscur et d'opaque sur laquelle il reposait, et de laquelle il tirait son existence. Il s'est construit depuis cette immensité impénétrable et terrible de façon à l'oublier, à vivre malgré ses bases sans dehors, l'effroi cosmique, l'inéluctabilité de la destruction, l'imprévisible fatalité de la souffrance et du devoir d'exister. En se constituant en sociétés, en organisations pourvues de techniques, de symboles et d'infrastructures, le monde circonscrivit cet incontenable et intarissable puissance merveilleuse et impénétrable autant qu'il le put, mais il ne fît ainsi que faiblement l'écarter, et à dénier l'existence de l'irréductible souverain. On souffrait toujours, et si les grilles explicatives s'adaptaient assez bien à la multitude des êtres pour être reconduites, elles avaient dû renoncer à toute lumière consistante sur ce qu'elle considérait comme marginal, mais qui était son fondement, son milieu indépassable. On avait administré la partie émergente de l'iceberg, en pensant que rien n'était sous l'eau, et sans comprendre pourquoi il faisait froid puisqu'on était au soleil. Les religions les plus démentielles et les plus chimériques se réservèrent le discours sur l'opacité survivante et invincible au sein du monde, et annonçaient des façons et des injonctions pour mettre fin à la perpétuité de l'insensé, ou pour s'assurer un jour et à jamais une autre existence par-delà l'obscurité. Une autre manière de se méprendre quant aux possibilités d'un en-dehors de l'obscurité obsidionale et omnipotente. Seul le Continent Retiré portait des société qui demeuraient largement ouvertes aux puissances de l'obscur et de l'incompréhensible. Elles n'en expliquaient rien, mais connaissaient son existence et lui laissaient une large place au cœur d'elles-mêmes.

mardi 1 juin 2010

201 : lundi 31 mai 2010

Je suis passé près de chez elle, près de chez toi, pour la première fois depuis. C'est une rue, j'aimais déjà son nom en adjectif, que j'avais parcouru souvent bien avant de savoir qu'elle, que tu y étais déjà, sans savoir qu'elle, que tu existais, déjà belle et fragile, déjà douce et fine et délicate, déjà sensible et triste, forte sous la tristesse et vive et aimante, et belle encore et vivace parmi les précautions. Incertaine et résolue. Et sûrement déjà ces yeux qui débordent d'éclat quand pourtant ils se ferment à moitié pour sourire, comme si trop d'énergie, d'espoir et de joie sortait alors d'elle, de toi, que tu voudrais contenir pour te protéger, ou retenir contre toi pour mieux t'en irradier, mais qui se propagent et touchent au fond du monde autour, au fond de moi. C'était la première fois depuis, alors je n'ai pas pris sa rue, ta rue je ne l'ai pas prise. Je l'ai embrassée cette rue, un baiser dans ma main jeté dans la rue où elle était certainement chez elle, où tu étais chez toi certainement, puis j'ai contourné. J'ai préféré éviter le risque de la croiser malgré l'heure matinale, de te croiser même si tôt, de se croiser par hasard je craignais qu'alors ce ne soit pas bien, que se croiser par hasard ce soit mal se voir, quelques mots trop rapides échangés mal assurés, une situation qui peut-être aurait déjà été maladroite quoi qu'on fasse. Je veux bien la voir, bien te voir, pas autrement que bien.