mardi 30 novembre 2010

382 : lundi 29 novembre 2010

Si ce n’était une tendance certaine, chaque fois qu’il prenait la parole, à étirer en de longues circonvolutions des amorces d’idées, voire même les lieux communs les plus éculés, rien n’aurait pu laisser présager que Léon travaillait dans l’agora alimentaire.

---------------------


La couche de poussière qui recouvrait de plus en plus larges marges autour des quelques trajectoires qui étaient finalement toujours les mêmes et en petit nombre disait bien le laisser-aller dans lequel il baignait, un laisser-aller qui, semblait-il à tous, avait toujours été là chez lui - toujours là c’est-à-dire déjà là au moment où on avait commencé à le connaître - mais qui en même temps semblait s’aggraver toujours, mais de façon lente et continue, de telle sorte que les impressions de stagnation et d’empirement étaient indissociables lorsque l’on pensait à lui, et à l’incertaine mais peu engageante direction qu’il prenait, immobile et descendante à la fois. Ce n’est pas seulement qu’il reculait parce qu’il n’avançait pas, puisqu’il n’était pas tout à fait arrêté, on aurait plutôt pu dire qu’il ne cessait jamais de ralentir, de ralentir extrêmement lentement, et d’augmenter l’écart entre sa propre vitesse et celle de la plupart des autres personnes, pour ne pas dire quasiment toutes. Pas toutes, non, celles qui étaient trop rapides, les très actives et grandes travailleuses étaient trop à distance pour qu’il soit possible - il ne l’aurait certainement pas pu - de comparer encore la vigueur de leurs mouvements respectifs. Il tâcherait probablement de repousser le plus qu’il pourrait le moment où il cesserait de ralentir - d’avoir été trop lent pour que l’arrêt n’advienne pas et qu’il ne tombe pas alors, comme une bicyclette qui ne tient pas debout une fois devenue immobile. Celles et ceux qui le connaissaient, lui aussi certainement, pensaient à cette longue décélération en espérant que l’arrêt et la chute n’interviendraient pas trop longtemps avant son extinction, car les pensées de l’intervalle entre les deux déclenchaient un saisissant effroi.


---------------------


C’était tourner le regard vers la fenêtre, le ciel uniforme et gris, les arbres amaigris, et se voir courir sur les façades et sauter entre les toits, suspendre son vol devant une fenêtre et imaginer, derrière un rideau tremblant, à cette heure, dans ce quartier, la femme de ménage passant l’aspirateur, le chien laissé seul jouant après sa balle, le soupir de quelqu’un penché sur son ouvrage.


---------------------


Benoît regarde le jour se lever à travers la fenêtre du taxi. Les nuages s'effilochent, le gris laissant place à l'orange. Il est fatigué, il voudrait dormir. Mais ce bourdonnement... Have a safe flight. Le vol 808 s'est bien passé, l'avion a atterri à Roissy à l'heure prévue, son corps a traversé les continents pour revenir ici, pour le reste il ne sait pas. Ce mal aux oreilles, sûrement l'altitude. Take care. Il a bien mené sa mission, six mois tout de même, travaillé avec soin, c'est facile quand on a le temps de préparer. Il prendra une aspirine en rentrant. Call me when you're arrived. Il a vu le Bouddha couché, visité des temples, fait de la plongée pendant les week-ends, écouté de bons concerts au Saxophone. Il n'avait pas prévu la claque culturelle. Ni Nittaya. Mal aux oreilles ou au crâne ? I'll think of you every day Oh, Nittaya, ses caresses, et ses yeux. Il avait pourtant trouvé ses collègues vraiment cons, avec leurs lourdes allusions, les massages, et le reste. Ses yeux larmoient, il ne pleure pas, juste la douleur, cette horrible migraine. I love you... Enfin, le taxi arrive au pied de son immeuble, se gare devant l'arrêt de bus. Benoît paie, sort. Ne pas traîner, sa femme l'attend.

---------------------


Je m’aperçois que les petites taches brunes sur le dos de mes mains, indices épidermiques de mon vieillissement, se multiplient au point que j’aurai bientôt du mal à les dénombrer. Il y en a d’assez foncées, visibles sans ambiguïté, sans doute les plus anciennes, et de plus claires, d’apparition plus récente. Du moins c’est mon interprétation de leur dégradé chromatique. Sans grande rigueur scientifique, je livre juste un ordre de grandeur, prenant en considération uniquement les tâches les plus affirmées : environ 22 sur la main gauche et 27 sur la main droite qui l’emporte haut la main. À vue d’œil gagné lui aussi par les atteintes de l’âge et assisté, en conséquence, par des verres correcteurs de plus en plus sévères.

lundi 29 novembre 2010

381 : dimanche 28 novembre 2010

Ayant tendance à forcer sur l’apéro du soir, longtemps Léon se coucha de bonne heure.

---------------------


Tu marches. Chaque matin, tu marches à travers la ville, tu ne t’arrêtes pas, tu ne regardes pas les passants, tu ne vois rien d’autre que ton corps en train de marcher. Tu te concentres uniquement sur ta marche, à grands pas, tu t’appliques à garder ce rythme, toujours le même, comme une horloge. Au début, ce n’est pas facile. Tes pas sont imprécis, maladroits, ton corps ne suit pas. Ta tête est trop lourde, ton dos te fait mal, tes bras t’encombrent, ton regard s’attarde, ton souffle est trop court. Puis tu te redresses, tu fixes un point, loin devant toi, toujours plus loin. Tu marches, tu te sens plus léger, la respiration se calme, tu sens l’air entrer, ressortir par tes narines, tu sens tes muscles s’activer, tes pas qui s’affirment. Petit à petit, ta tête s’allège, se vide. Il n’y a plus d’effort, ton corps t’emmène, il t’apprivoise, tu lâches prise, tu te sens libre, tu marches, tu marches jusqu’à ce que toute pensée cesse, tu es corps, tu fais corps avec toi-même, tu n’es plus à contre-courant, tu marches, tu marches à la rencontre du temps.

dimanche 28 novembre 2010

380 : samedi 27 novembre 2010

Chaque fois qu’il prenait les transports en commun, Léon, à peine assis, s’absorbait, ses deux yeux pétillants et son visage fendu d’un large sourire de satisfaction, dans la lecture attentive et recueillie des lignes de bus et de tramway.


----------------------


Trou noir La soirée s’était déroulée simplement. Elle pensait rentrer tôt. Après les discussions habituelles, les hommes étaient sortis dans le jardin. Les femmes s’affairaient à remettre un peu d’ordre. Les enfants étaient couchés depuis longtemps. Son amie l’avait abandonnée –juste un instant, avait-elle chuchoté – Elle s’assit un instant près de la fenêtre, absorbée par la clarté de la lune. Le chat grimpa sur ses genoux. Un hurlement la secoua subitement. Des portes claquèrent, des pas précipités dévalèrent les escaliers. Un moment de stupeur la paralysa. Ce qu’elle voyait lui semblait irréel. Un mauvais film. Elle fit quelques pas, chancelante, aucun son ne sortait de sa bouche. Elle sentit vaguement l’affolement autour d’elle. Son corps ne lui obéissait plus. Son cerveau non plus. Ce qui se passa ensuite, elle n’en sut rien. Quelque chose en elle s’était éteint. Plus tard, beaucoup plus tard, elle ouvrit en elle une petite porte et put voir ce qu’elle avait refusé ce soir-là, son amie, inerte, si pâle, étendue aux pieds de l’escalier. Elle avait enfoui cette image au plus profond d’elle-même, c’était un autre temps, le temps des rires, des confidences, des secrets partagés. Maintenant, l’image ne la quittait plus, elle s’affichait sur les murs chez elle, dehors sur les façades des maisons, à l’arrêt de bus le matin, elle courait avec elle le long des boulevards, elle s’accrochait aux branches des arbres, flottait dans le ciel gris, s’étalait sur le goudron, se collait sur les longues files de voitures, elle la retrouvait même au bas des marches du métro. Longtemps, elle vécut avec elle, ne sachant quoi faire pour l’effacer. Petit à petit, pourtant, l’image s’estompa, devint floue, froissée, de plus en plus pâle. Elle s’en voulut de ne pas savoir la retenir. Son amie, si jeune, si drôle, si frêle, avec laquelle elle avait presque tout partagé ! Elle n’avait pas versé une larme, elle s’était durcie, terriblement durcie. Mais ce soir-là, lorsqu’elle passa près du café de la poste, elle la vit assise au fond, son petit bonnet de laine rouge de travers, guettant son arrivée. Elle lui faisait un petit signe de la main. Elle se précipita, s’installa à leur table, se mit à lui parler, lui demanda où elle était passée, pourquoi elle n’avait plus donné de nouvelles, ce qui l’avait empêchée de la voir, quelle fantaisie l’avait piquée, que signifiait son silence, son absence. Elle ne s’arrêtait plus, elle riait, tout à la joie de la retrouver. – Madame ! madame, est-ce que vous allez bien ? Madame, s’il vous plaît ! Vous vous sentez bien ? Un verre d’eau, vite ! – Elle s’effondra sur la petite table en bois, sanglotant, tremblante, épuisée, totalement égarée, tendant les mains vers son amie à présent disparue.


----------------------


On revenait du bois, frigorifiés, transis, les pieds tannés par le contact du dur sol gelé. On posait sur la table de la cuisine le panier vide. On se carrait devant le feu. On se faisait une tartine de gros pain et de confiture de marron. On regrettait le temps, récent, des fabuleuses récoltes de champignon. On râpait une pomme de terre et taillait des lardons pour l'omelette du dîner.

samedi 27 novembre 2010

379 : vendredi 26 novembre 2010

Je m’étais préparée à ce rendez-vous. Après des années d’incompréhension face à mon frère, de rancœur envers mon père, j’étais là, avec eux, dans le pavillon pour adultes de l’hôpital psychiatrique. Autour de la table également, le Docteur Mersant, un infirmier du service, l’assistante sociale et Paloma, la mère de mon frère, l’ex-femme de notre père à tous les deux. Ça n’avait pas été simple de nous réunir. J’osais même être fière, croyant que c’était un peu grâce à moi que nous entourions finalement Bastien, malgré tout. Tout, c’est trop peu de le dire. Mon dieu ! Moi qui ne crois pas, je n’ai pourtant pas d’autre recours. Je m’étais préparée au diagnostic qui serait donné à l’occasion de ce “bilan de synthèse”. J’avais lu la lettre confidentielle qui nommait la maladie, remise en mains propres à mon frère et qu’il m’avait tendue pour que je la lise quatre jours plus tôt. Nous avions tous lu la lettre. Mais ce jour-là, ce fut dit, en trois temps : Bastien était malade, il souffrait de schizophrénie, cette pathologie chronique était un handicap. J'étais préparée à ce coup de massue et j'écoutais avidement la suite, les soins proposés, la prise en charge du traitement, l'accompagnement possible vers l'autonomie et toutes les adaptations envisageables dans la poursuite de sa scolarité. Je n'avais pas imaginé cependant qu'à ce moment précis, mon père, notre père, dodelinerait de la tête les yeux clos, assoupi lamentablement. Comme un vieillard qu'il n'était pas. Comme un alcoolique qu'il n'était pas. Je lui donnai un coup de pied sous la table, à quoi il réagit après un sursaut en marmonnant faiblement entre ses dents - de sorte que seuls le psychiatre et moi qui nous trouvions de part et d'autre de sa chaise puissions l'entendre : "Je ne dormais pas, non, c'est vrai, j'écoute, j'entends". Mon œil ! Mais quel genre de père faut-il être pour s'endormir maintenant ? Pour la première fois, je dus réprouver une pulsion de meurtre. Pitié... Ne me laissez pas commettre un parricide... Pas ici... L'entretien dura longtemps pour que Bastien formule son projet, obtenir son baccalauréat coûte que coûte ; qu’il donne son accord pour l’administration du traitement, une piqûre toutes les 3 semaines, plus efficace qu’une prise orale de médicaments ; qu’il définisse une date de sortie qui lui semblait acceptable, dans une semaine, plus il ne pourrait pas le supporter, menaçant presque le personnel soignant ; qu’il choisisse le mode de reprise de ses cours, particuliers et à domicile, loin du regard d’autres élèves ; qu’il sache qu’un suivi avec l’addictologue qu’il avait rencontré était possible, pour ne pas aggraver les symptômes de sa maladie par sa consommation de cannabis. Et pendant tout ce temps, ces longues minutes où j’entendis Paloma poser calmement les questions qu’elle avait notées au crayon de bois sur un morceau de papier, où mon frère contenait sa colère et tentait péniblement de s’exprimer, je vis mon père ciller, s’affaisser, céder à l’irrésistible attrait de l’état d’inconscience que lui procurait le sommeil. Et sursauter. Pas une fois. Pas deux fois. Mais trois. Peut-être même quatre. Je ne pouvais plus compter. J’avais la nausée. J’aurais voulu vomir sur ce père impuissant et lâche. Le rouge me montait aux joues dans cette salle déjà surchauffée. Mon estomac, mon cœur, mon visage étaient en feu. L’oreille gauche continua de me brûler longtemps encore après avoir salué sur le parking de l’hôpital cet homme dont l’attitude dépassait de loin pour moi toute l’horreur de la maladie de Bastien, ce monstre à qui nous devions tous les deux la vie.

----------------------


Madonelles des carrefours Toujours à Rome par mille voies les ragazzi sur liberty les enfants du tramway graffité toute la famille sainte des faubourgs à Saint-Jean de Latran à la Garbatella de Cinecittà aussi ou bien venus de via Portuense ou d’Appia Nuova descendent le Janicule remontent du Village olympique coupent Nazionale évitent le Corso Vittorio Emmanuele puis encore de toutes les places aux marchands de glaces et hors les murs antiques de même sous l’arc mineur du Felice devant Porta Pia à Termini à Termini surtout où s’en vont tu sais les trains-fuseaux de l’Annonciation qui vont tisser tu sais la prière des Palais des églises l’obéissance de la ville-monde Empire conquis par virtù et fortuna papales à ton culte Ô Madone et tu entends que bruissent doucement de piété éclectique toutes les ruches les fontaines les arcades les routes les esplanades les tertres et les croisements les croisements surtout qui sont les signes légués à Rome par ton enfant le Christ des ragazzi sur liberty ces enfants électriques qui aiment pardessus tout tes carrefours où sonnent les cloches de tramways et qui font signer en croix tu sais leurs engins devant ta Représentation devant tous les petits tabernacles des murs de Rome niches de béton et renfoncements autels de bitume et lavis des crépis statuettes bleues sur ocre aux frontons Ô Madone multipliée en autant de madonelles des carrefours des pattes-d’oie des tracés rectilignes d’Urbain et de Sixte et de l’Esprit nouveau des candélabres à la visitation durable des passages des ruelles en plain-pied avec la chaussée où cahotent les tramways surtout les tramways de Trastevere qui ont le plus bel Ave Maria et tout Rome entonne le chant des madonelles des carrefours c’est ainsi depuis les Lares anciens être romain ce ne sont pas les églises mais la rue qui tient vivante la religion la religion des gens de Rome qui croient à la vie des carrefours à la ville en croix à la charité des croisements à ton signe e loco excelso par lui tout circule et se croise tant qu’il y aura des ragazzi sur liberty des trains à Termini et des tramways colportant dans tout Rome les mille noms des madonelles des carrefours.


----------------------


Rêves de vent, rêves de sable, rêves d’enfant, je me suis laissée emporter par mes rêves et j’ai senti le vent dans mes cheveux, je me suis vue pliée en deux, luttant pour avancer, du sable plein les yeux, fillette à la rencontre des dunes, mes petits pieds caressés, réchauffés, la tête inclinée, écoutant le murmure du vent à la rencontre du sable, bercée d’histoires d’enfant perdue dans la lumière, jouant avec les étoiles, m’adressant à la lune pour qu’elle descende me dire bonjour, dévorant le silence, embrassant de mes deux petits bras l’espace, souriant de toutes mes dents à la disparition du temps.


----------------------


C’était ne pas s’apercevoir tout de suite que la conversation, en pleine réunion, avait dévié sur les terrains familial et personnel, politique ou sportif et s’amuser de cela, relancer sur ces mêmes zones de courte liberté avant que quelqu’un n’ait le temps de reprendre les points de l’ordre du jour.


----------------------


Bien avant la distance et le repli, quelque chose qui aurait pu être la vie guettait pour toi : des voyages, une maladie secrète et presque oubliée, des ébauches, des refus, des projets... Lentes bouteilles, lourdes mers, miroirs face à face coagulant les reflets comme pour eux seuls, grand saule près du clos ne rassemblant que ce qui EST pour peu à peu l'affermir, heure d'à côté, refuge où de toi tout se joue, la frêle clef qu'un geste ou un saut donneraient, les soutes, les venins, les tourments, la corruption que tu nommas mémoire et qui te fit combler, à force de maux, l'antre vorace...


----------------------


Entendons nous bien : allez vous décrasser les oreilles et pendant ce temps là, moi, une cuillerée de sirop Euphon et mes vocalises. Après, on en reparle.

vendredi 26 novembre 2010

378 : jeudi 25 novembre 2010

C’était boire du thé et du café tout le jour, pour se réchauffer, maudire le chauffage, l’administration, le chauffagiste, et boire chaud, les mains collées à la tasse, à lire du code, des mails, imaginant une souris et un clavier chauffants et finalement avancer un peu sur ce programme jusqu’au midi quand il fallait trouver la brasserie la mieux isolée, celle qu’on savait la mieux chauffée, ne pas commander le café en même temps que le dessert, tarder à retourner au poste et l’après-midi, voir la nuit si prompt à se couler dans les rues, dans les couloirs, dans les yeux, la nuit si froide, si noire.


---------------------


Vers le vide - Il y a les yeux mi-clos, comme ces bruits étouffés, il y a cette radiante présence de la nuit perçante, il y a le vertige. Et les montres flottantes se dissolvent en l'enfer du temps. Et l'horloge venait de cesser, en cet ordre des choses la course si régulière des aiguilles du cadran avait presque laissé place à ce silence à contre mort. Le battement du cœur qui lui aussi détaille les décimales et les fractions du temps faisait encore et toujours office de fond, faisait encore obstacle au silence. C'est qu'on distinguait sans cesse ce rythme, sous la cage thoracique, on l'entendait battre, sourdement, contre l'oreille interne, on ressentait aussi ces pulsations cogner parfois doucement parfois douloureusement sous la tempe. On pouvait s'évader en d'autres pensées ou en de longues respirations pour l'oublier, ou on pouvait sinon s'y adonner, s'y abandonner aussi... Et là tout l'espace se distendait pour laisser s'étendre en ces sens sublimés la présence de ces hors-cadre, de ces contre-champs, pour laisser se dérouler se déployer la profondeur et les ampleurs de ces puissances de projections, manifestations psychiques quelquefois terribles et toujours véritablement uniques, hors systèmes, irréversibles et décidément non reproductibles.


---------------------


Un après-midi, vers seize heures, j’ai remarqué un changement dans le paysage. À retardement. Le paysage n’avait pas bougé sous mes yeux, il était statique mais différent de sa physionomie habituelle, et j’avais passé plusieurs heures face à lui, occupé à d’autres pensées et activités qu’à son observation, lorsqu’un curieux mécanisme mental me ramena plusieurs années auparavant, alors que de nouvelles habitudes qui n’en étaient pas encore avaient commencé à me porter là, en sa compagnie. Cette modification était tout d’un coup comme l’effondrement interne du paysage, et j’avais pourtant, durant plusieurs heures, fait face à un paysage effondré comme s’il avait été intact, comme s’il avait été possible de marcher sur l’eau tant qu’on ne s’était pas rendu compte que sous ses pieds il n’y avait plus de terre ferme. Les personnes qui étaient là et vaquaient à leurs occupations, dans l’ignorance de la transformation subite du décor de leurs routines, qui peut-être n’était pour eux que toile de fond des actes répétés et des journées renouvelées et semblables à elles-mêmes, qui malgré tout était le support et le corps de l’idée même que tous nous pouvions avoir de la stabilité et de la permanence. Les uns après les autres, certainement beaucoup d’entre eux avant moi déjà, ils verraient que le sol lui-même peut chuter, que la mer peut s’ouvrir ou le ciel tomber, puis nous vivrions sous le poids de cette connaissance impraticable.


---------------------


Elle n’en revenait pas : que cela puisse lui arriver, à elle, en pleine rue, devant tout ce monde. Elle ressentait encore l’instant où tous s’étaient immobilisés, puis lentement, comme au ralenti, tournés vers elle, les regards étonnés, scandalisés, moqueurs, méprisants, les rires étouffés… Ou peut-être s’était-elle imaginée la scène, alors que la foule indifférente s’écoulait à ses côtés. Avec le temps, elle n’aurait plus su quoi dire.

jeudi 25 novembre 2010

377 : mercredi 24 novembre 2010

C’était prendre soudain conscience de l’ambiance de l’openspace, frémissante et feutrée, la trépidation des claviers amortie par les moquettes bleues, les clics plus secs des souris, reconnaissables mais tout autant amoindris, des murmures contre un téléphone, un léger brief technique entre deux écrans. Aucune note hors de ce silencieux bourdon. Confinés.


---------------------


Les mots Les mots ont un sens, leur sens propre, ils sont pétris de sens. Ils ont aussi un sens particulier pour chacun de nous, un sens que l’on détourne à sa guise. Ils sont durs, violents, amers, ou à l’inverse aimables, tendres, touchants. Ils nous heurtent, ils nous chassent, ils nous effraient, ils nous émeuvent, ils nous étonnent, ils nous charment, ils nous questionnent, ils nous emportent. Ils savent être courts, rigoureux, exigeants, tranchants, précis ou vagues, pleins et vides, chargés ou légers, mystérieux, harmonieux, coquins, déguisés, éloquents, perfides, moqueurs, affectueux, petits, gros, fins, vulgaires, sincères, jolis, gentils, terribles, calomnieux, fades, forts, incongrus, appropriés, justes, maladroits, secrets, doux, exquis, sages, douteux, déplacés, aimables, flatteurs, humiliants, voluptueux, autoritaires, sobres, sévères, désuets, pertinents, ternes, futés, douloureux, méprisants, méchants, exagérés, pesants, désenchantés, cocasses, judicieux, convaincants, réconfortants. Ils sonnent, ils jouent, ils courent, ils s’amusent, ils s’interpellent, ils rebondissent, ils se cherchent, ils se répondent. Ils sont malins. Ils torturent, ils blessent, ils tuent, ils caressent, ils glissent, ils apaisent, ils consolent, ils ressuscitent. Puissants ou faibles, leur pouvoir est immense. Ils se prononcent, ils s’articulent, ils se chuchotent, ils se bousculent, ils se chantent, ils s’avalent, ils se gargarisent, ils s’apprécient ,ils se révisent, ils se lèguent, ils se chahutent, ils s’attirent, ils s’amourachent, ils se hurlent, ils se pressent, ils se concentrent, ils s’entrechoquent, ils s’éparpillent, ils s’échappent, ils s’enflamment, ils se répercutent, ils se diluent, ils s’insinuent, ils se convoitent, ils se surprennent, ils se devinent, ils se désirent, ils se soupirent, ils se dessinent, ils s’envolent… Ils sont outil, ils sont matière, ils sont tissu, ils sont peau.

mercredi 24 novembre 2010

376 : mardi 23 novembre 2010

Silence long des navires sans pavois, des cartes où seul demeure ton lent voyage à contre-mort... Je sais que cela t'attristait de te sentir en marge, de regarder tous ces gens du dehors, en patient, obscur entomologue. Mais qu'y faire, c'est toujours la même chose, tu as même fini par apprivoiser cette aptitude de ne jamais te compromettre en quoi que ce soit. Du moins jusqu'à hier... Comment puis-je te faire offense en affirmant ou en niant, alors que j'ignore quand et comment tu l'as décidé : pourquoi pas dès l'enfance ? Au nom des liens que les années ne parvinrent pas plus à rompre qu'à éclairer, des parcours déclos en ce printemps qui s'éloigne, je consens à la gaucherie des rumeurs et à l'effondrement des preuves, sachant que tu as troqué , pour la toute première fois, les ruissellements pour un seuil, les dons pour des mots qui ne soient pas de passe, les refuges pour une demeure...

---------------------

C’était apporter des croissants et des pains aux chocolats, comme ça, pour rien, pour partager avec les collègues autour de gobelets de café et de chocolat bien chauds.


---------------------


Avec un dernier virage, la route a attaqué la plaine ; devant nos yeux elle s'est élancée, presque droite, entre des vignes, quelques friches, des boqueteaux. Nous avancions, nous étions las, plus las encore de mesurer cette étendue. Après un bosquet, nous avons longé des serres, et puis, au loin, il y a eu, perpendiculaire à la route, une rangée d'arbres qui halaient nos pas, qui montaient lentement, émergeaient, se dessinaient, s'individualisaient avec notre avancée. C'était une longue allée, entre deux ébauches de pauvres prairies. Nous nous sommes arrêtés. Nous nous sommes regardés. Pierre s'est engagé entre les arbres, nous avons suivi. La terre était poussiéreuse, ravinée, et je suivais la base des hauts troncs lisses sur un petit ourlet herbu. Au fond, il y avait une tache jaune pale, une façade qui s'est précisée peu à peu, une bastide de belle ordonnance, aux ouvertures régulières, leur taille déclinant, d'étages en étages, en une musique classique et terrienne. Nous avancions et elle grandissait, toutes fenêtres et porte ouvertes, comme pour nous accueillir, et parfaitement lisse et morte, si ce n'est la danse des ombres projetées par les feuillages légers des derniers arbres. Nous sommes arrivés sur le terre plein qui la séparait de l'allée, comme pour une ébauche malingre de cérémonie. Nous avons toussé, appelé. La maison est restée muette. Pierre, encore lui, est entré, un peu voûté en signe de respectueuse demande. Il s'est redressé. Nous l'avons suivi. Nous avons attendu, et puis, peu à peu, nous nous sommes répandus, de pièce en pièce, d'étage en étage. Les murs étaient clairs, avec quelques gypseries au rez-de-chaussée, les carrelages sans poussière. Des volumes vides se succédant, sans trace de meuble, sans le moindre objet. Derrière il y avait deux petits bâtiments bas, un tracteur, quelques machines, mais pas d'outil. Dans la cuisine, le robinet de l'évier nous a donné de l'eau. Nous nous sommes assis sur les tomettes de la pièce principale. Nous avons attendu la nuit, la maison nous acceptait avec une indifférence polie, légèrement bienveillante. J'ai voulu le croire en m'endormant.


---------------------


Je m’aperçois, mais il en est bien temps, que je ne tirerai jamais mon épingle du jeu et que, de toutes façons, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Chandelle qui - pour tout arranger - est morte de sa belle mort et enterrée de première classe. Autrement dit, mes carottes sont cuites et archicuites, comme (mais c’est une autre histoire) quatre étages sous ma chambre de bonne, à l’étage noble avec balcon tout du long et lions sculptés en façade, les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches et archisèches.


---------------------


Sans-doute ne l’avaient-ils pas cru, tout occupés à leurs histoires de vie, leurs rêves de papier, leurs certitudes de verre, leurs appétits urbains. Il les avait pourtant prévenus, ils lui avaient ri au nez. Ils s’étaient mis à le malmener, tout y était passé : son métier, sa réussite, ses amours, sa famille, l’amitié qui les réunissait chaque vendredi, la place qu’il occupait dans leur groupe, les projets ensemble… Face à l’extravagance de leur réaction, il s’était tu. Il les aimait bien, après tout ! Il ne voulait pas les perturber davantage. Il les regardait un à un, souriant de leur incapacité à comprendre. Gustave, toujours tellement arrogant, diablement intelligent ! Myriam, si douce, un éternel sourire aux lèvres, la plus secrète de tous, enfouie sous ses boucles brunes. François, brillant, sûr de lui, le verbe haut, ses grandes mains toujours en action. Emmanuel, totalement perdu dans ses recherches, ses petites lunettes au bout du nez, derrière lesquelles il protégeait son regard plein de malice. Hector, avec sa manie d’arracher au plus muet un son, un mot, une plainte, Hector qui ne supporte pas le silence. Caroline et Sandra, les deux jumelles, joyeuses, prêtes à tout pourvu qu’elles restent ensemble. Patrick, le poète, l’être le plus honnête qui soit, son éternel crayon à la main, son vieux carnet dans la poche. Enfin, Céline, sa préférée, fine, presque translucide, un visage de reine, un corps souple, des yeux bleu marine immenses dans lesquels il plongeait sans honte. Céline et ses mots choisis, articulés, ses phrases mélodieuses, cette impression d’ouvrir un livre à chaque fois qu’ils se retrouvaient. Déjà, il la remerciait de son silence et de son regard appuyé, franchement interrogateur, presque inquiet. Elle, elle seule, il ne savait pas comment la quitter. Elle ne pourrait pas lui manquer mais à cet instant, il se sentait démuni, un peu honteux, il aurait souhaité qu’elle l’accompagne, il ne voulait pas lui faire de mal. C’était trop tard, sa décision était prise. Il était calme, tout de même un peu chagrin, Céline ne le quittait pas des yeux… Il se leva, laissa son sac et son manteau, il n’en aurait plus besoin, les regarda tous encore une fois, les salua de la main et partit, laissant la porte ouverte, comme ça, pour emporter un peu d’ambiance avec lui. Il disparut ainsi sans plus d’explication. Dans sa poche, on trouva une photo, il y avait découpé son visage mais tous les autres étaient là.


---------------------


Lorsqu'il se sent perdu, dans des temps sombres, des moments d'angoisses ou lorsqu'en pensée il se voit se perdre en des eaux troubles, il n'y a plus rien à faire. Il possède une statuette qu'il se prend à caresser parfois, ça arrive, et là lorsqu'il est en colère, à bout de nerfs, il se retient de ne pas l'éclater à terre, sur le carrelage froid. Non. Il ne le fera pas. Jamais il ne l'a fait, non, il n'en est jamais arrivé là. Non, lorsqu'il se sent surmené, tendu, dans la cruelle attente vide qui est l'impatience de l'ennui, ou quand les langueurs de mélancolie se muent en rage inexorable d'être soi ; lorsque toutes ses activités ou distractions habituelles l'agacent, bref, lorsqu'il se sent bloqué, coincé, ou comme dans une impasse alors il sort son jeu de dominos. Son habileté et sa volonté auraient pu le rendre à même de s'adonner par exemple à l' élaboration de châteaux de cartes, mais ces somptueux édifices, avec leurs artifices de minutie et de patience, et destinés à rien d'autres que tuer le temps lui sont insupportables. Non, lorsqu'il veut tuer le temps, dévouer à l'éphémère un instant de sa vie, il sort ses dominos du plumier en bois, puis il étale le jeu à terre qu'il classe et ordonne ensuite en série numérique. Ensuite il dispose chacune des pièces, verticalement, sur la tranche qui correspond à la largeur de chaque parallélépipède. Là il s'efforce de construire des lignes de figures plus ou moins élaborées, dans la mesure du possible, de ce qui est faisable et réalisable. Alors seulement, une fois la construction achevée, son rituel exige qu'il se serve un cognac dans un petit verre à alcool fort, gardant le silence, observant parfois un moment de recueillement, et dès qu'il se sent prêt il le boit, cul sec, et il peut donc pousser la première touche de la machine à tuer le temps, et aussi à éviter de tout casser par dépit ou par excès de fougue - on ne sait jamais. Alors, le manège ayant eu lieu, il va mieux; s'il ne fait pas trop froid il va sur le balcon, et respire l'air de la nuit - car c'est souvent la nuit lorsqu'il passe par ces états-là - enfin il s'approche de la cheminée vaguement surmontée d'un miroir, et doucement, en regardant ailleurs, se met à caresser longuement la statuette blanchâtre, du bout des doigts, en l'effleurant ou en appuyant sur les nervures. Alors il le sait, il est calmé ; et son visage s'anime d'un sourire triste et vide.

mardi 23 novembre 2010

375 : lundi 22 novembre 2010

Anthony regarde sa montre. Il attend le bus 808 depuis douze minutes. Il peste contre ce retard. Il n'arrivera pas à l'heure au bureau, c'est certain. Râler contre « ce connard de chauffeur qui n'est pas capable de respecter les temps de trajet » lui permet d'oublier sa honte. Pourtant, il a vu Une époque formidable : quel navet ! Pourtant, il a lu Mr Phillips : quelle merde ! Mais il ne vaut pas mieux. Alors il attend son bus. Alors il montera dedans. Alors il ira jusqu'à l'immeuble de son ancienne entreprise. Alors il attendra huit heures. Alors il rentrera chez lui.

----------------------

Il avait finalement beaucoup dit de la jeunesse désolée, solitaire et intraitable qu’elle avait vécue, emmurée dans la nostalgie de tous les futurs qui lui seraient trop lointains toujours, et baignée dans l’intense, vaste et délicate vie intérieure qu’elle n’avait jamais su partager, dont il lui avait été impossible de jamais faire commerce, ni connivence ou affinité, il avait beaucoup dit et c’est ainsi qu’elle le reçut, c’est-à-dire à la façon d’un brusque coup à l’estomac qui ne se serait pas contenté de couper net le souffle mais aurait en plus fait tomber en un instant tous ses vêtements pour l’exposer nue, humiliée, sans défense possible, lorsqu’il lui asséna d’une seule et laconique phrase la séance de pelotage nocturne qu’elle n’avait pas manqué de subir sur la banquette arrière de l’automobile d’un jeune homme enivré, et où elle avait été comme étrangère mais se prêtant avec peine et malaise à un jeu par lequel elle devait bien passer, croyait-elle et peut-être bien d’ailleurs à juste raison, puisque et s’il lui fallait bien d’une façon ou d’une autre être du monde et non seulement du sien, et c’est-à-dire agir comme et avec celles et ceux qui en sont aussi, s’était-elle péniblement efforcée de se convaincre, s’était-elle en tout cas sentie obligée d’avoir à s’y forcer, s’efforçant à nouveau tandis qu’elle se laissait accompagner jusqu’à la voiture, puis qu’elle y montait à l’avant le temps qu’ils prennent un peu la route jusqu’à des lieux moins exposés, à moins qu’ils ne se soient d’emblée installés l’un et l’autre sur la banquette arrière, sans même qu’il prenne la peine de déplacer sa voiture, et elle renouvelant et redoublant à chaque instant l’effort qui l’avait quelques heures auparavant exceptionnellement menée jusqu’aux lieux de ces festivités juvéniles, enivrées et tout à fait à l’affût de concrétisations libidineuses débutantes, luttant de plus en plus pour ne pas fuir, pour que ceci ait lieu en dépit de son dégoût puisque pensait-elle c’était le prix ; et tandis qu’effarouchée, stupéfaite, elle était prise entre les lèvres, l’haleine, alcoolisées et avides de l’autre, et ses mains aventureuses, empressées et maladroites sous ses vêtements, s’attardant bientôt au pétrissage de ses seins et à l’engouffrement entre ses cuisses contractées, elle dut pour ne pas défaillir, pour ne pas fuir et choir dans la fureur, chercher sans y parvenir d’autres pensées dans le tableau à l’abandon qu’offrait à travers la vitre, avant qu’elle ne se couvre à grosses gouttes de condensation, le parking sous ses lampadaires ou bien les haies, taillis et bas-côtés que peut-être on voyait au bord de la route sous la Lune, jusqu’à ce que le pauvre type gentil mais médiocre, décevant bien qu’elle n’ait rien attendu de spécial de sa part, arrête et finisse ses tripotages et ses papouilles, sans qu’elle sache jamais s’il avait aimé ce truc, ce moment, ce machin, ou bien si au moins il en tirait quelque chose qui puisse s’apparenter à un souvenir ou à un enseignement, puisqu’elle n’avait pu alors que se dérober sans parole pour rentrer à la maison parentale d’un pas vif et furieux, vite remplacé par la course à toutes jambes dès qu’elle s’était sentie hors de vue, laissant sur place, espérait-elle, de la seule manière dont elle avait été capable, le premier et toujours seul épisode, en raison de ce qu’il avait été justement, du cheminement qui avait été le sien jusqu’à lui, et du rapport qu’avaient entre eux cheminement et épisode, de sa sexualité non solitaire.

----------------------


C’était expliquer à son supérieur, directeur technique ou responsable des Systèmes d’Information, le choix technologique le mieux adapté et le nombre de jours de développement qui en découlait, tout en étant conscient des manquements de notre propre étude, des objections possibles et légitimes, de la faiblesse de l’édifice que l’on s’apprêtait à construire, loin d’en connaître toutes les briques et même loin d’avoir une vision claire de l’ensemble, mais tout prêt à défendre bec et ongles ce choix-ci qui ne valait ni plus ni moins, en l’état actuel des choses, que tout autre choix, tant le niveau d’abstraction de l’étude était plus proche d’une rhétorique spéculative que d’un savoir-faire ; et voir, dans le regard de ce supérieur, dans son accord franc et appuyé, l’assentiment désabusé de celui qui avait autant d’options floues que nous en avions, sentiment partagé du “ça ou autre chose”, sentiment d’être dépassé, lui comme nous, par ce qui nous était demandé, “qu’on en finisse”, et qui, en dernier lieu, “faisons ça”, devait rapporter aux fonds d’investissement.


----------------------


Silhouettes au loin comme deux ombres. Ils se tiennent là debout sur une grande étendue blanche, un parc recouvert de neige et où il y a de très vieux arbres, une grande étendue blanche surplombant la ville fortifiée, vieille cité à l'architecture apparemment assez ancienne. Il est tôt, ils ont vu l'aube se lever le jour s'avancer, sont sortis se promener, ressentir la fraîcheur de l'air et la lumière d'hiver. Personne, tout a l'air comme figé, il est tôt, tout a l'air désert. Il y a ce qu'on entend, il y a toutes les nuances du vent. Il fait un froid sec assez violent, un soleil étincelant, ils sont là ils se pourchassent, ils courent haletant dans la neige - sans cris, sans rires - ce ne sont plus des enfants. Sont-ils des proches, amis, peut-être frères et sœurs? Sont-ils autre chose encore? Des traces de pas dans la neige ont laissé bruyamment leurs empreintes. Non loin des rebords de falaise ils jouent à se faire peur, sans savoir pourquoi, l'adrénaline, peut-être, ou l'ennui, malgré tout. Leur mouvement insolent, comme une danse étrange, tantôt effrénée, insensée, tantôt lascive et lente, a marqué sur la terre gelée et enneigée les parcours de leur course, en courbes, lignes droites, arabesques. Et puis, un temps, ils cessent, ils s'arrêtent, se rapprochent. Ils regardent au loin. Et puis ils reprennent le vieux chemin pavé d'où ils regagneront en bas la rive du fleuve qu'alors ils longeront, et où, cheminant doucement en remontant le cours d'eau, regardant les longues avancées des étendues glacées là ils passeront la journée, ensemble, tranquillement, à rester ensemble, à s'écouter, comme ça, presque sans parler.


----------------------


Expérience Elle prend la route, en cette journée de fin d’automne. Dans le ciel, quelques gros nuages sombres, d’autres plus fins, un peu mauves, jouent à se poursuivre. Il fait beau. Froid, de plus en plus froid au fur et à mesure qu’elle monte. Sur les sommets, de la poudre blanche s’est déposée doucement cette nuit. Au pied des arbres, des monticules de feuilles s’entassent, parsemant le trajet de belles couleurs chaudes. La route serpente, s’élargit, la vue sur la mer est splendide ! Elle arrive. Elle descend de voiture, fait quelques pas et se heurte au mur, immense ! Elle recule, cherche une porte. À gauche, un panneau : « accueil visiteurs » Elle s’approche et reste là, face à cette toute petite porte, cette toute petite fenêtre. Pas de sonnette, pas de parlophone. Comment faire pour entrer ? Un petit bruit sourd dans la porte, elle la pousse – comme elle est lourde ! – Immédiatement elle se sent prise dans un étau – ta respiration ! travaille ta respiration ! – Les uniformes, les voix, la couleur des murs, les vitres épaisses, tout ici attise son malaise. Elle se présente, on lui demande sa carte d’identité, on la lui prend. Puis elle doit se séparer de son sac, de ses bracelets, de ses boucles d’oreille, de ses bagues – elle a des images qui l’aveuglent, des souvenirs si tendres qui jaillissent, elle les regarde disparaître dans l’affreux bac en plastique blanc – oh ! ressaisis-toi ! raisonne-toi, bon sang, ce n’est pas le moment ! – Elle attend qu’on vienne la chercher, muette, les yeux en éveil. Puis les couloirs, la traversée d’une cour ressemblant à un terrain vague, des cailloux partout, jetés là, des escaliers, un long couloir vert, des vitres d’où elle aperçoit ce qu’elle appréhendait : les miradors, les barbelés, du grillage partout, des murs affreusement hauts, des éclairages aveuglants. Elle a un choc, un gros choc mais elle se pince la main et redresse la tête. – Surtout ne rien montrer de cette espèce de panique, d’envie terrible de rebrousser chemin, de prendre ses jambes à son cou ! – Elle s’applique à compter ses pas tout en écoutant celle qui la guide dans un dédale de couloirs, de portes, de grilles devant lesquelles on s’arrête, que l’on franchit pour en retrouver d’autres. Espace morcelé, compartimenté, courants d’air, sonneries, voix, claquements de portes, bruit de clefs. Encore un arrêt, brutal. Là, on doit montrer patte blanche. Elle comprend… Une lourde grille s’ouvre, ce n’est pas pour elle, des personnes passent sans un mot. L’atmosphère est pesante, l’espace fragmenté, le temps s’allonge, s’étire, elle se sent écartelée, Encore une petite porte jaune encadrée de rouge – décidément, elle n’aimera jamais le jaune ! À nouveau un escalier, un nouveau couloir puis des bureaux. Elle est arrivée. Un grand sourire l’accueille enfin ! Puis l’apparition fugitive d’un visage connu, une bise rapide, une amie qui travaille ici. Délicate attention. Elle s’étonne tout à coup que les choses redeviennent normales. Une présentation, une discussion, des paroles chaleureuses. Il parle, explique, décrit, met en garde, raconte avec beaucoup d’humour ce monde qu’il connaît bien, tout ça d’un ton léger. Elle essaie de tout enregistrer mais elle n’y parvient pas. Elle prend un crayon et note rapidement le plus important. Puis on se déplace, on visite rapidement, on ouvre les armoires – chic ! des dictionnaires ! – On repart, escaliers, couloirs, portes, c’est un véritable parcours du combattant ! Elle admire la facilité avec laquelle il se dirige dans cet univers hostile – sera-t-elle capable d’en faire autant ? Elle va se perdre, c’est sûr ! On s’habitue très vite, a-t-il dit. Il a ajouté que c’est aussi un problème de « s’habituer » ! – Elle réfléchit, pense qu’elle ne pourra, qu’elle ne voudra jamais s’habituer. Rebelle, affreusement rebelle tout à coup. – Dans sa tête, une petite voix lui crie qu’elle est sotte, que ce n’est pas le moment, qu’elle doit se conformer, se discipliner, éviter de laisser courir ses pensées – Elle savait que ce ne serait pas simple. Elle prend conscience immédiatement du danger de son impulsivité. Elle mesure la difficulté d’être soi-même tout en s’en gardant bien. C’est à ce moment-là qu’il s’arrête, face à une femme responsable, en uniforme, qui leur récite une litanie de mises en garde. – Elle voudrait se boucher les oreilles, lui dire qu’elle a compris, que ce n’est pas la peine d’aboyer si fort ! Elle est jolie pourtant, malgré son uniforme – Elle la remercie, poliment, de tous ses conseils. Enfin, un autre déplacement : ici, la bibliothèque ! Elle colle son nez contre la vitre. Quelque chose en elle la chatouille. Elle aurait bien aimé entrer. Plus tard, sans-doute ? Ils prennent encore un escalier, un couloir, stoppent devant un bureau… vide ! Tant pis, dit-il, on la verra la prochaine fois. Le pas ralentit, c’est le moment de se quitter, il a du travail, des choses à régler. Une poignée de main chaleureuse, forte, pleine de sens. Il remonte d’un pas allègre. Elle le suit des yeux, heureuse de cette rencontre. Elle court presque maintenant. Il faut attendre encore : une porte s’ouvre, on lui tend sa carte d’identité. Elle rend son badge. Elle voudrait récupérer ses affaires. Il faut sortir ! …et attendre dehors, derrière la petite porte à la toute petite fenêtre pour pouvoir entrer à nouveau et les récupérer. D’accord ! Elle s’exécute, remercie, attend une dernière fois devant la porte qui s’ouvre vers un grand morceau de ciel bleu pâle. Elle est libre !

lundi 22 novembre 2010

374 : dimanche 21 novembre 2010

Quoi faire coiffeur lance-t-il à la cantonade qui n’est jamais bien nombreuse à chaque fois qu’il pousse la porte vitrée du salon Hommes Dames (l’inscription peinte aux majuscules stylées commence à s’effacer et l’enseigne fer forgé pendue au dessus, peigne et ciseaux croisés, rouille). Plus guère que trois poils en bataille qui lui restent mais il en prend le plus grand soin. Sans compter le plaisir de plaisanter, pas méchamment, avec le coiffeur - mes pattes, n’y touchez pas. Un veuf comme lui et dans ses âges.

----------------------


Mutine Elle le faisait, petite fille. Elle s’immobilisait, fermait les yeux très fort, comptait lentement dans sa tête jusqu’à être transportée dans un lieu qui lui permettait de s’évader un peu. La magie opérait, elle se sentait d’humeur radieuse. C’était un jeu de convoquer ainsi tous les éléments susceptibles de calmer son angoisse ou sa tristesse. Elle est vieille maintenant mais elle sourit à ce souvenir. Involontairement, elle se laisse prendre au jeu. Les souvenirs affluent, elle les éloigne. Elle connaît ses rêves par cœur, elle n’en veut plus. Elle essaie juste de retrouver cet état d’innocence, de joyeux abandon. Elle a l’impression de dévaler des centaines de marches, elle se sent essoufflée, l’escalier n’en finit pas, elle saute les deux dernières et se retrouve dans un pré où elle court à perdre haleine. La balançoire est là, elle se glisse dessus et s’émerveille du ciel qui vient à sa rencontre. Sur son vieux visage ridé, un large sourire se dessine, sa tête oscille un peu, ses mains agrippent les bras du fauteuil, ses lèvres remuent fredonnant une chansonnette. Son châle a glissé à ses pieds, elle n’en a pas besoin. Il fait si bon !

dimanche 21 novembre 2010

373 : samedi 20 novembre 2010

Le convoi de Léon Une peur panique aussi brutale qu’inexpliquée saisissait Léon chaque fois qu’il apercevait le manche d’un pic à glace.


---------------------


Un monde un peu usé, fatigué, où l'on se complaisait par habitude, mais non sans un petit sentiment d'inconfort, peut-être même de vague culpabilité. Et vous proposez une issue, d'apparence douce, sans trop d'effort, vraiment ? Nous ne pouvons refuser, et commençons à gravir le chemin indiqué. Maladroitement au début. Et puis, vous avez raison, de plus en plus facilement, vous faites bien de nous encourager, de nous entourer de votre sollicitude si discrète, c'est vrai si discrète, persistante, insistante, cependant, très patiente et omniprésente. Mais voilà, nous nous arrêtons, un moment, geste suspendu, nous levons la tête, nous nous interrogeons. Que trouverons nous dans ce que vous appelez en haut ? Et moi qui suivait, la dernière, je regarde en arrière et je commence à dire ce que nous quittons. Nous nous regardons, un peu perdus, et de moins en moins. Nous laissons venir, peu à peu, un sourire, et, doucement, avec précaution, nous entamons la descente.


---------------------


Eh ! Je te parle ! Tourne la tête ! Regarde-moi ! S’il te plaît, écoute-moi ! Oh oui… je sais, tu es occupé, tu n’as pas le temps ! C’est toujours comme ça, je suis transparente… Mais là, pas question ! Fais un effort, sors de ton univers, au moins une fois ! Réagis, que diable ! Secoue-toi ! Ouvre les yeux ! Je t’en prie, merde ! Oh, par pitié, essaie d’être là, un tout petit peu! Mais quel genre d’individu es-tu ? Comment fais-tu pour m’ignorer à ce point ? Es-tu devenu sourd ? As-tu des problèmes ? Es-tu inquiet ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Fichtre ! Tu m’en bouches un coin ! Tu réalises que tu es un mur ? Non, tiens, tu es pire qu’un mur, les murs, eux, ont des oreilles ! Oh là là ! Je sens que tu vas encore t’échapper. Il n’en est pas question ! Tu vas m’écouter, me regarder, me répondre ! OUI ! Tu crois que je ne vois pas ton manège, monsieur l’imperturbable ! Tu veux que je te dise : tu es imperméable à tout ! Tu m’exaspères avec tes airs de moine ! Ca suffit ! Tu es infernal ! Il n’y a pas moyen ! C’est incroyable ! Mais bon sang ! Dis quelque chose ! De toute façon, je ne m’en irai pas, pas cette fois ! Marre ! Ras-le-bol de cette attitude stupide ! Et épargne-moi cet air de saint, ça ne te va pas ! Quoi ? Tu as dit quelque chose ? Non ? Quelle idiote, j’ai rêvé ! C’est le comble, voilà que j’entends des voix ! Tu me rends folle ! Par pitié, juste un regard, tant pis pour les mots. Ouf ! Je suis en nage ! Es-tu au moins capable de te rendre compte de mon état ? Tu es en train de faire de moi un monstre. Je n’en peux plus, je vais m’arracher les cheveux, je vais…non ! Ca, je ne peux pas ! Et tu t’en doutes, hein ? Je vais me taire moi aussi ! Je peux le faire ! J’arrête ! Là ! Maintenant !… … Alors ? Tu as vu ? Moi aussi, je suis peux me transformer en carpe ! C’est facile, il suffit de le vouloir. Bien. D’accord, c’est plus pratique d’être muet. On ne s’engage pas. On n’a pas d’avis. Punaise, ça ne te dérange pas ? Tu es à l’aise dans ton silence ? Avec ton masque ? Eh ! Je te parle !!!


---------------------


Il fut le premier à qui Clive le montra dès que ce fut opérationnel. Ils avaient couru leurs cinq miles dominicaux dans le petit bois qui apparaissait dès après les dernières maisons de sa rue. Clive prenait sa douche, mais à peine Jonathan eut-il entendu l'eau s'arrêter de couler qu'il vit apparaître son ami à la porte de la salle de bain, nu comme un ver, dégouttant, et lui faisant signe de venir. Jonathan entra et remarqua aussitôt un imposant dispositif qui avait semble-t-il pris récemment la place d'un inusité bidet. L'engin était constitué de deux parois espacées d'une vingtaine de pouces, et dépassant la taille d'un homme, entre lesquelles il vit Clive se glisser. Un fort bruit de soufflerie se fit entendre, et au bout d'une quinzaine de secondes, il en ressortit, les cheveux un peu ébouriffés, les bras lancés en l'air, comme en signe de victoire, mais aussi pour bien montrer qu'il était parfaitement sec. "Cette fois, il tient quelque chose", estima Jonathan, heureux pour Clive, et impatient d'essayer sa nouvelle invention.

samedi 20 novembre 2010

372 : vendredi 19 novembre 2010

Dénicher, assiéger, interroger les producteurs de fromage de boufflonne, les derviches tourneurs, les sous-chefs de pompiers, les maires des communes sans tout-à-l'égout, les dresseurs de puces, les directrices d'écoles pour handicapés moteurs, les Sénégalais ayant ouvert, allez savoir pourquoi, des bistrots sénégalais, les guitaristes jouant avec les doigts des pieds – presque illimité étalage d'échantillons, inconcevable collection d'accents, d'habitudes, de visages, de manies, de gestes, de styles, des surdoués aux drogués, des ex-terroristes aux aspirants photographes, des bonnes sœurs aux astres de la mode, des neurochirurgiens aux caissières de cinéma porno, des sages-femmes aux quartiers-maîtres, incroyables aller-retours, méga-clichés, lieux communs, romans-feuilletons gauchement traduits du cantonais, « telenovelas » vénézueliennes, conversions, sécrétions, ségrégations, enfants mal adoptés, fausses comtesses authentiquement nues, suicides manqués, héritages contestés, lettres enfin volées...

--------------------


C’était un mal au crâne d’abord main amical sur le front, puis main lourde et gênante et, quelques heures plus tard, poigne sèche qui rompait les os, nous faisant même oublier de prendre un doliprane et le repas de midi, mangé sans appétit, laissait une nausée ; prendre finalement un cachet d’un gramme donné par un collègue et attendre le soir de pouvoir, chez soi, s’allonger dans la pénombre.

vendredi 19 novembre 2010

371 : jeudi 18 novembre 2010

Ce serait aux confins de la ville. Ce serait, devant tes fenêtres, un espace défait. Tu apprendrais à l'aimer, à décider de l'aimer, à te permettre de l'aimer, malgré son ingratitude, sa banalité morne, selon les critères que tu croirais être tiens, que tu aurais appris inconsciemment, qui auraient flottés dans l'air qui t'avait nourrie, fait grandir, faite, que tu croirait avoir décidés. Et tu chercherais des mots pour te justifier : évidents : l'espace, la lumière, l'absence de vis-à-vis, les rares passants - un peu plus creusés : la géométrie, ce symbole de maison se détachant sur le grand rectangle noir, et puis, pour la touche d'irrégularité nécessaire, pour caler cette image que tu affronterai jour après jour, l'ouverture vague sur la droite, ce coin d'immeuble, le chemin qui menait on ne savait où – et tu n'avais jamais trouvé l'issue, buttant sur d'autres immeubles, des murs. Mais en réalité, d'emblée, tu l'avais aimée cette non-vue, peut être pas aimée mais faite tienne, et la regardant sans la voir, comme on met sans y penser un vieux chandail pour entreprendre un travail familier, en apparence ingrat, structurant, tu pouvais laisser ta pensée ou ton imagination prendre leur envol, ou se déployer lentement, buter, revenir, être.

----------------------


C’était passer la matinée à trier un nombre anormalement élevé d’emails, en lire quelques uns, répondre à encore moins, en mettre beaucoup de côté puis, le midi, manger trop lourd, un couscous et, les heures de l’après-midi qui suivaient, grasses, buter sur ces lignes de code qui paraissaient pourtant évidentes il y a seulement quelques jours.


----------------------


Il fut à peine visible dans la nuit qui tombait, lui qui était comme une ombre toujours, et qui par les jours obscurs rasait les murs et n’était à la nuit qu’une autre nuance du sombre. C’est parce que je regardais dans cette direction, songeur, flânant d’une pensée instable à une autre moins stable encore, d’une idée infime à une même pas idée fugace - c’est tourné vers la rue tandis que je m’abandonnais à la rêverie qui, bien que toujours changeante et en cela comme sautillante, était entièrement baignée de lenteur -, que je pus percevoir un minuscule mouvement d’empreinte de ténèbres par lequel je reconnus son passage. J’oubliai de faire un vœu.


----------------------


Une norme comptable est, sous couvert de donner une représentation fidèle et précise de l’activité économique, une réduction dramatique de la vie à quelques chiffres et autres décimales, une image asséchée de la réalité du mouvement et des sentiments, une vue sans ambition des possibilités ouvertes à l’enthousiasme de chacun, une sorte de limitation des possibles dans un cadre strict d’amortissements et de provisions, d’autant qu’elle se garde bien, en tant que norme fondée sur le sacro-saint principe de prudence, de révéler les potentiels et les aspirations, et se contente de constater le passé, ce qui est arrivé et non pas ce qui pourrait être, l’avenir vers lequel on se porte, parvenant ainsi à supprimer toute idée d’un futur possible, d’un lendemain, qui chante ou qui grince, l’alternative n’est même pas envisagée, aboutissant, au final, à une hypothèse suicidaire de fin du monde imminente.

jeudi 18 novembre 2010

370 : mercredi 17 novembre 2010

Il avait fini par attraper des échardes plein les mains et personne pour les lui enlever - bouge pas, je la sens sous la pointe de l’épingle - cramponné qu’il était à la vie par son bord. Une sale rambarde des plus mal rabotées. Pendu du côté du vide, pas question de lâcher.


---------------------


C’était aller à cette journée de conférences et prendre plaisir à être là, loin du bureau, avec un badge au nom de notre société autour du cou, être là pour un petit déjeuner offert et puis s’asseoir dans les fauteuils de cinéma et écouter, noter pour noter tout en faisant sortir par une oreille ce qui était entré par l’autre, attendre patiemment la fin de la conférence, noter les questions du public, sans écouter, avoir le corps au repos et noter pour réfléchir plus tard ; se dire qu’il fallait profiter au mieux de cette journée bruyante, passée sur l’épaisseur molletonnée de sièges bleus.


---------------------


Errance d’un temps errance d’une vie errance d’un être qui traverse le monde l’âme vagabonde son corps se faisant lourd sa tête trop pleine de ce qu’il a lâché. Quelques certitudes cependant celle d’être encore en vie celle d’avoir un toit celle de pouvoir encore penser. Absence de désir si ce n’est parfois une légère envie de s’asseoir au pied d’un arbre de sentir son tronc contre son dos de se perdre dans la lumière de s’étonner encore de la fraîcheur de la terre sous ses pieds. Las tant il s’est donné perdu dans ses tourments les yeux ouverts prêt à saisir l’instant tentative d’approche sensation fugitive d’un passé écarté sans regret. Il passe - la patience a fait de lui son double - il guette il attend il s’oublie dans ses gestes lents il rêve… Des images des paysages des visages des couleurs un univers dans lequel il s’émeut il se retrouve il s’apaise un univers façonné travaillé minutieusement une terre d’accueil qu’il peut contempler à son aise. Sans bruit sans vague sans paroles inutiles. Seul. Une âme vagabonde ne refusant ni le temps ni l’espace ignorant l’ombre attachée à ses pas.

mercredi 17 novembre 2010

369 : mardi 16 novembre 2010

Parole allant, comme le suicidé du pont Mirabeau nous l'enjoignit « de seuil en seuil », brassée oublieuse au front de l'idole nue qui rien ne détient, ne réserve, ne prélève ni ne cache, sentinelle dissidente sachant concéder au regard sa triple appartenance, pressentant en son sang l'avenir trépané faisant fi des soucis, des captures, des cueillettes, des sobriquets, des vaillances... Congédier, oui, cela même qui fonde et déjoue sans jamais servir de cible, gerbe, soif assidue, guet qui presque rien n'apaise de l'autre et si peu de soi, lumière surgie de l'ailleurs que tu sus, enfin livrée aux prête-noms malmenés par ton ombre...

----------------------


On se serait enfoncé dans une forêt, vers la fin de son dépouillement. On marcherait entre les arbres noirs, sur ciel gris neutre, griffes plaintives sans agressivité pour vous, dentelle jouant sur un néant soyeux pour moi qui me sentait d'humour douce. On marcherait sur une petite couche élastique de feuilles. On se parlerait comme hors du monde, délivrés, peut être pas sincèrement, mais dans d'autres conventions, comme des étrangers. Et puis on rencontrerait un lampadaire qui nous rappelleraient à la réalité.


----------------------


C’était réunion d’équipe, dès neuf heures, pour faire un point et « rassurer » ceux qui restaient tout en légitimant les « récents départs » dus au « contexte économique toujours changeant » et à « la nécessaire survie de la boîte », des « décisions pas faciles à prendre » mais « il faut bien s’adapter » et « dire les choses ». Et c’était alors le moment d’annoncer une « réorg », illustration de l’adaptation constante à l’économie, un jeu de manège dans les bureaux, un micro-déménagement interne. À l’approche de la fin d’année c’était, chacun le comprenait, un bon moyen de suggérer pourquoi personne n’aurait de prime, et pourquoi chacun ferait mieux d'être content de ne pas « être dehors ».

mardi 16 novembre 2010

368 : lundi 15 novembre 2010

Nous nous étions donné rendez-vous au centre de la place, au pied de la statue équestre de Napoléon. Il pleuvait à torrents. J’attendais donc, seul, sous mon parapluie. Tombait une pluie glacée, que j’entendais s’abattre sur la toile tendue, et voyais s’écouler de part et d’autre des baleines. Je regardais fixement l’endroit duquel, j’en étais persuadé, elle ne manquerait pas d’apparaître sous peu. Louise. Tout en fixant cet espace vaguement défini, je pensais à cet instant, je le mettais en scène, et projetais à nouveau le film si souvent joué de nos précédentes rencontres. Ainsi je fus surpris de la voir apparaître, déjà très proche, souriante et bondissante - abritée il est vrai par guère plus que son sac à mains, qu’elle tenait au dessus de sa tête -, et déjà se réfugiant sous mon parapluie, nos corps et nos visages désormais à quelques centimètres. Je restai stupéfait par sa beauté, et tout en échangeant quelques banalités, me concentrais en réalité à sentir son odeur, scruter son regard, ses mouvements, ses cheveux humides collés à son front. Il arrivait par accident que nos corps se frôlent, j‘étais dans un état second. Ce fut donc son regard qui m’informa de l’incongruité de la situation. Elle observa à hauteur de ma taille, légèrement derrière moi. Je sentis moi-même une certaine chaleur, et me tournant à moitié, découvris un enfant qui profitait de mon parapluie pour s’abriter, blotti contre mes jambes. Je n’eus guère le temps de protester, secoué par une bourrade venant de ma droite : un homme épais, moustachu et fumant cigare venait de s’abriter également, appelant sa femme et ses 2 enfants à le rejoindre, à ma grande et muette stupéfaction. Je la regardai de nouveau, et vit arriver derrière elle 2 vieilles femmes au pas décidé. Elles se firent une place en la bousculant, et son corps se blottit contre le mien. J’aurais aimé remercié ces 2 mégères, mais j’avais eu peur aussi que ce choc, communiqué à mon corps, n’ait projeté l’enfant en arrière. Il n’en fut rien en réalité, je n’avais guère bougé, et constatai que l’enfant jurait, coincé désormais entre mes jambes et celles de 2 touristes japonais - mon contrepoids - qui en profitaient pour photographier Napoléon, chevauchant sans broncher sous la pluie tombante. Les mégères parlaient bien entendu du temps, le gros homme fumait, silencieux, tandis que ses enfants réclamaient à leur mère d’aller au magasin de jouets. Le ton des japonais semblait quant à lui enthousiaste. Quelques secousses me font penser que d’autres personnes s’amoncelaient, que je ne pouvais distinguer : j’entendais simplement leurs voix, des bribes de conversation. Je songeais à l’absurdité de la situation : impossible pour nous de partir, ni même d’ailleurs de bouger. Nous étions au centre du cercle, et mon éducation m’interdisait de fermer mon parapluie pour les faire fuir - et d‘ailleurs comment cette foule réagirait-elle ? Je m’imaginais un instant le confier à l’un de mes compagnons, prenant la main de Louise, et tentant de nous échapper en nous faufilant entre leurs jambes. Finalement nous demeurâmes ainsi, muets, nous souriant, nous dévisageant. Jusqu’à ce que le soleil nous délivre, perçant les nuages, illuminant la chaussée humide, filtrant à travers la toile de mon parapluie. Ils se dispersèrent, nous étions seuls désormais, collés l’un à l’autre…

--------------------


C’était lancer, presque en aveugle, une boulette de papier à travers l’openspace, entendre un grognement et voir la boulette repartir, ailleurs, et être encore lancée plusieurs fois jusqu’à ce qu’elle revienne à soi ; la relancer et ainsi de suite pendant une ou deux minutes, rarement plus et sourire de cette courte détente, de ce menu chaos qui n’interrompait pas l’ordre supérieur de la productivité.


--------------------


Il faut que quelque chose craque. Que la foudre tombe au travers de la densité de la matière compacte à fondre. Pour que l’air soit, et qu’aussitôt il soit en feu. Pour que la terre s’ouvre et rende la vue possible, que les difformes à yeux sortent d’elle et éberlués trouvent la vue et découvre qu’il est une telle façon de percevoir l’univers par sa texture calcinée et son paysage dévasté. De ne plus seulement nous contenir l’espace se découvrira sidérant et terrifiant.


--------------------


Les petites choses Il suffit parfois d’un sourire sur le visage d’un inconnu : on l’attrape, on le glisse dans sa poche et toute la journée, on sait qu’il est là, contre soi. Il suffit d’un mot chuchoté, d’une poignée de mains, d’un léger contact, d’un baiser : le temps devient radieux. Il suffit d’un pas crissant sur le gravier, d’une petite marche sur un chemin jonché de feuilles d’automne, d’un clapotis, d’un vieux banc dans un coin pour que mille souvenirs affleurent et nous enchantent. Il suffit d’un rayon de soleil pour que nos sens s’aiguisent. Il suffit d’une cloche tintant dans le lointain, d’un oiseau prenant son envol, d’une petite fleur au bord d’un chemin et la journée prend des airs de fête.… Il suffit d’une vague un peu forte, de la caresse du vent… Il suffit d’un nuage qui se gonfle ou s’étire, d’un caillou, d’un galet ramassé… Il suffit d’une voix, d’un cri, d’un raclement de gorge, d’un rire étouffé, d’un petit geste anodin pour se sentir complice…Il suffit d’une chevelure, d’une silhouette entrevue, d’une ombre pour réunir en soi quelques amis lointains… Il suffit d’un volet entrouvert, d’une porte qui grince, de rideaux tirés, d’une lumière filtrant dans la nuit, d’un chat dormant sur un mur pour se sentir vivant… Il suffit d’un parfum d’herbe fraîchement coupée, d’une odeur de mousse, de fumier, de feu de bois pour s’évader un temps… Il suffit d’un dessin d’enfant, d’un livre ouvert, d’un crayon, d’un pinceau, la flamme d’une bougie pour imaginer, s’émerveiller de ses rêves… Il suffit d’un ciel limpide, d’un ciel d’orage, d’une nuit étoilée et nous voilà poète… Il suffit d’un bon pain, d’une cuillère de confiture, d’un verre de vin, d’un café, d’une odeur de brioche pour être réconforté. Il suffit d’une main tendue, d’une caresse donnée, de petites phrases simples, d’une lettre envoyée ou reçue, d’un mot tendre, d’un regard, d’une chanson, d’un livre partagé… de petites choses, mille petites choses, des « presque rien » qui comptent plus que tout.