dimanche 31 janvier 2010

80 : samedi 30 janvier 2010

Ni votre mariage ni votre mari ne m'indisposent, Madame, je m'accomoderai très bien d'une aventure extra-conjugale, mieux que très bien. Votre époux était là avant moi, je serai donc sans jalousie, rassurez-vous, et j'accepterai de bon cœur de partager vos faveurs amoureuses avec lui. Un légitime se respecte, et je m'y tiendrai. Pour tout vous dire, amant attitré de l'épouse d'un autre est certainement ce qu'en amour je préfère : à soi le rôle le plus flatteur d'être celui dont la fréquentation est exclusivement agréable. Ne se voir que pour donner grand plaisir à nos corps, se livrer fougueuse affection, se flatter et se dire que ce ne sont que ces moments-ci, ceux passés ensemble, qui donnent le véritable sens du bonheur. Car ils laissent imaginer qu'une vie pourrait n'être que ceci, ce qu'elle ne peut pas être, nous le savons tous deux, mais la grande affaire est de trouver le point de vue depuis lequel il semble que ce soit possible, sans commettre l'erreur d'aller vérifier que ça ne l'est pas. Le bonheur est une promesse de bonheur, et demander des comptes à cette promesse est faire le deuil du bonheur. Voici ce que je vous propose, Madame, le bonheur, comment pourriez-vous le refuser ? Pas pour des raisons morales, rassurez-moi, soyons sérieux. Si c'est par inquiétude pour mon sort d'officieux, soyez sans crainte, les mérites du bonheur que je vous vante valent autant pour moi. Cette fréquentation contrariée, exclusivement consacrée à l'amour, satisfera tous mes besoins affectifs et sexuels, m'offrira même en la matière, dans les premiers temps du moins, ce que peut-être je préfère au monde, le vouvoiement pendant l'amour, et me livrera de même la promesse du bonheur qui est le bonheur lui-même, et dont je ne pourrai cesser de vanter les mérites. Nos rapports seront idéaux, soyez-en certaine. Il fallait pour cela que l'un de nous deux soit marié, vous l'êtes et je vous en remercie, car je n'en serais pour ma part pas capable.

-----------------------

C'est ce que j'ai fait de mieux. Cet album, j'ai l'impression de le porter en moi depuis toujours, comme si j'étais né avec. Nous avons, tous peut-être, quelque chose en nous de supérieur à tout le reste, tout le reste de ce que nous pouvons créer, construire ou être. Mais combien ont le temps, l'occasion, la chance, d'accoucher de ce grand œuvre ? Combien ne prennent jamais conscience qu'ils peuvent, qu'ils doivent l'accomplir ? Combien y touchent du doigt sans jamais y parvenir, empêchés par toutes sortes de restrictions mentales ? Ce meilleur de nous-mêmes, nous le possédons tous, sommes peu à le savoir, et quelques-uns à l'exploiter. J'ai eu cette conscience, j'ai eu cette chance, j'ai eu ce temps. Quand j'écoute mes vieilles chansons, mes premières chansons (ce qui ne dure jamais longtemps parce que je les trouve insupportables), tout en me demandant pourquoi j'ai fait tel choix esthétique ou comment j'ai pu raconter telle connerie, je sais que tout a servi à me mener jusqu'ici, tout n'était que la genèse de ce disque. A l'époque, bien sûr, je l'ignorais, je me trouvais très bon et me demandais simplement si je le resterais. Maintenant que je suis vidé, je peux mourir. Artistiquement. Je vais faire un album de Noël.

samedi 30 janvier 2010

79 : vendredi 29 janvier 2010

Dans l'ancien garage Clampier, devenu salle de bal, l'ambiance virait à la surexcitation, parce que l'orchestre du père Théodore enchaînait son troisième rock'n roll, que là on passait à Twist à Saint-Tropez et qu'il fallait vraiment être un vieux garçon de ferme pétrifié de célibat et terrifié par son corps pour ne pas aller transpirer sur la piste en se déhanchant, se remuer en rythme en reprenant les paroles. Sauf à être un de ces vieux célibataires, une des outres à vin étalées dehors à cuver dans l'herbe, ou affecté au service à la buvette, impossible d'être dans les alentours et de ne pas être sur la piste à se déchaîner dans la danse. Et pourtant, certains commettaient cet impossible, mais ils étaient si étranges et inconnus que leur anormalité était de toute façon tenue pour totale par les quelques uns qui les avaient déjà vus, et ne pouvait même pas être aggravée par cette apparente indifférence au rock'n roll. Une bande à peine moins surprenante que ne l'auraient été dans les mêmes lieux des petits hommes verts, et qui comptait six ou sept grands gars maigres, le crâne totalement chauve, les yeux écarquillés qui ne cillent pas et le sourire de toutes les dents, mais béat et complètement fixe ; avec eux, trois plus petits, bruns et lugubres en longs manteaux gris. Ces neuf ou dix se tenaient debout en rang d'oignons devant la buvette, avec chacun son verre de rosé, avec de l'autre côté du bar Gustave qui ne sait pas s'il doit les regarder puisqu'ils sourient, ou les ignorer parce qu'ils sont trop étranges pour ne pas avoir le malaise de les rencontrer comme dixième ou onzième compagnon, surtout que Gustave vient d'entendre l'un d'eux parler pour passer commande de boissons, et que personne n'est sensé parler comme ça, sans que le moindre muscle du visage ne bouge, sans que ce sourire fixe comme celui d'un masque n'esquisse le moindre mouvement, ni que ces yeux grands ouverts à aucun moment ne cillent ni ne se plissent. Passées quelques minutes ici, les six ou sept longilignes masqués par leurs vrais visages tournèrent le dos à la buvette pour regarder raides comme des piquets alignés la piste et son unisson anarchique de danse enfiévrée, tandis que les trois lugubres en gabardine s'accoudaient renfrognés à la table où étaient posés les verres. L'orchestre du père Théodore en était toujours à Twist à Saint-Tropez, avec le Théodore survolté derrière son accordéon. Passées deux ou trois minutes de rock, et là on chauffait le quart d'heure, ce n'était plus le fils Clampier qui à la guitare était la locomotive de l'orchestre, le fils Clampier pourtant le rockeur de service et qui assurait costaud, non, c'était Théodore qui embarquait tout le mouvement, et souvent dans ces moments là on frôlait la transe. Et c'est pendant son solo d'accordéon sur Twist à Saint-Tropez, qui était en train de virer au morceau de bravoure sculpté dans la démesure - une coulée ininterrompue et folle de chromatismes, une suite entremêlée de salves rapides à se faire cuire les articulations des mains et fondre les boutons du piano à bretelles, comme un morceau de György Ligeti, dont le père Théodore ignorait tout bonnement l'existence, mais du Ligeti qui aurait eu une pulsation et une ferveur mystique, une espèce de qawwalî soufi, dont le père Théodore n'avait pas davantage entendu parler mais qu'il produisait dans un délire d'éruptions sonores pendant que tous dans la salle se pâmaient quasiment frénétiques sans rien comprendre à ce qui se passait dans leur corps et leurs oreilles -, c'est pendant ce solo théodorien qu'un des inconnus à crâne lisse et visage fixe a quitté le rang que formait debout près de la buvette sa bande, qu'il s'est avancé à pas lents et scandés vers la foule dansante, écartant les bras droits tendus devant lui à hauteur de ses épaules.

-------------------

Parfois l'envie nous venait de croire que nous étions liés aux vies qui nous avaient précédés dans ces pierres, et nous suivions la rue, maintenant à l'abri des lentes invasions du fleuve, pour nous installer, à quelques maisons de la nôtre, à une table de la fausse taverne, et nous mangions des salades ou sandwichs très décoratifs en regardant le pêcheur de bois mal équarri sous la canne duquel passaient les serveurs. Je prétendais qu'il provenait d'une brocante, et que la peinture qui s'écaillait sur son pantalon, et la rouille qui bordait la plaque « restaurant » qui lui tenait lieu de poisson, étaient coquetterie soigneusement dosée. Tu me faisais remarquer que la façade appelait une enseigne et qu'il s'en détachait avec naturel. Je le regardais avec une très outrée mine dubitative, la façade étant cousine de la notre. Nous nous disputions délicieusement, et le temps passait.

vendredi 29 janvier 2010

78 : jeudi 28 janvier 2010

J'envie depuis longtemps les personnes qui n'ont pas besoin de beaucoup de sommeil, et j'admire celles qui savent contrôler leur quantité de sommeil plus de quelques jours d'affilée. Un nombre revient souvent, presque toujours le même, toujours au sujet de bêtes de travail : quatre heures de sommeil par nuit. J'ai aspiré à un tel rythme, bien que n'étant en rien un stakhanoviste, et même assez naturellement paresseux, oisif surtout, mais fantasmant de multiples activités qui seraient permises par une volonté de fer, ne dépendant donc que de moi, et nécessitant d'élargir le temps disponible, d'allonger les journées - c'est-à-dire de raccourcir les nuits. J'ai essayé à plusieurs reprises un tel rythme nocture, prenant ainsi le problème à l'envers, tâchant de trouver le temps disponible avant de déployer les activités pour le remplir. Mais c'était surtout une façon d'attaquer la question en plein cœur : mettre sa volonté à l'épreuve. Ce fut à chaque fois un échec, dès le troisième jour, le réveil ne sonne que pour me faire confusément penser à mon devoir d'aussitôt l'éteindre et dormir en paix dès la seconde suivante. Dans le moment supposé de la sortie du sommeil, mon esprit trempé et ruisselant de la nuit opaque et tiède où il baigne encore n'est pas seulement sans volonté, il n'a pas accès à la notion même de volonté, ni à une sensation qui pourrait en faire office. Quatre heures sont décidément trop peu pour moi, pour mon corps probablement, pour ma nature oisive assurément. Plus récemment, je décidai à nouveau de moins dormir, en m'attaquant avec une restriction plus douce, plus modérée. Me considérant comme un être moyen, je m'attribue des besoins de sommeil moyens, à savoir les huit heures dont il est généralement dit qu'ils font la nuit de l'adulte. La restriction dont je décidai fut le retranchement d'une heure de cette durée nocturne ordinaire. Sept heures de sommeil par nuit, voilà qui semble raisonnable, épreuve à ma portée vraisemblable, et prévenant toute possibilité d'assimilation de cette conduite au moindre héroïsme domestique. L'ennemi demeure le moment critique de l'émergence réticente et hasardeuse de la volonté lorsque le réveil sonne.

jeudi 28 janvier 2010

77 : mercredi 27 janvier 2010

Madame Guichard brodait dans son salon, dans la pauvre lumière qui entrait par la fenêtre, filtrée par l'étroitesse de la rue, quand sa servante est venue l'appeler « Madame, Monsieur vous demande de venir dans la chambre jaune, le Monsieur d'Annonay est fou, il va faire des saletés et ils sont tous excités, ils vous attendent ». « Ne soyez pas sotte, ma fille, Monsieur de Montgolfier est un savant ». Elle s'est précipitée dans l'escalier, avec un semblant de digne retenue, son étroite robe de mousseline ondulant le long de ses jambes. Les trois hommes se sont retournés – son mari « venez ma chère, nous vous attendions » – l'ainé de ses correspondants, se redressant après avoir allumé un tas de papier dans une grand bassin (et elle a eu un moment d'inquiétude pour la marqueterie de la table), un curieux sac de taffetas blanc en main : « je crois que, cette fois, j'ai trouvé » - et elle a ouvert de grands yeux, pendant qu'ils s'exclamaient, se tapaient sur l'épaule, en voyant cette chose s'élever lentement, et flotter dans le rayon de soleil qui pénétrait par la porte fenêtre. Puis elle est redescendue commander le dîner, veiller au couvert, laissant leur ami noter de sa grande belle écriture, cette « expérience » qui semblait lui donner une fierté exaltée. Et le soir son mari, très fier de la renommée qui devait, selon lui, en rejaillir sur eux et leur maison, soliloquait en se déshabillant, cherchant par quel signe commémorer ce qu'il appelait cet événement. Elle a souri, amusée et heureuse de leur découvrir ce reste de juvénilité, et s'est enfoncée dans son oreiller et le sommeil.

------------------------

L'économie est libérale, la société est libérale ou prétend l'être, la morale est libérale et il faut qu'elle le soit, ce sont sur ces bases théoriques que s'est lancée ma petite affaire, leader sur l'ensemble de son secteur, car moins chère que toute la concurrence, pour des résultats de même niveau, et d'ailleurs la concurrence enrage mais n'est pas capable de s'aligner sur mes tarifs. Notez bien que je n'inclue pas l'Église dans la liste des concurrents, car j'exerce en libéral, avec un statut d'auto-entrepreneur pour être exact, et je n'imagine pas que les médecins exerçant en cabinet considèrent les hôpitaux comme leurs concurrents. Encore que je soupçonne tout ce corps médical de me considérer quant à lui comme un concurrent, ce qui n'est pas réciproque. De mon côté, l'affaire est dans le miracle, tout ce qui est causes désespérées ou accomplissement d'exploits impossibles. Il y a bien sûr les grands classiques, retour de l'être aimé, réussite aux examens, guérisons de maux en tous genres, mais j'essaie de me positionner sur des créneaux innovants (encore que je conserve une importante part de mes activités dans tout ce qui est traitement des maladies, surtout mentales), parce que j'ai une stratégie de modernité, de renouvellement de l'image de la profession, et pour tout dire des objectifs de cool voire de hype. Une jalon dans la carrière, ce serait une couverture presse pour ma boutique dans un magazine de fashionistas. Parmi mes spécialités les plus demandées dernièrement, il y a donner le pouvoir à quelqu'un de léviter une fois, quand il le désire et pendant quelques secondes. Beaucoup demandé par des hommes qui veulent impressionner au milieu d'un premier rendez-vous amoureux, plutôt au cours du deuxième pour être exact. Cette prestation m'a valu un beau petit succès. Mon projet de départ était d'ouvrir un cabinet médical non agréé, mais au vu de certains précédents judiciaires qu'a subis le corps de métier, j'ai préférer éviter. Les gens veulent la liberté de choisir mais pas les risques qui vont avec, et ça, ce sont les faux médecins qui le payent. J'ai préféré jouer sur le même terrain que la société, prudence et libéralisme.

mercredi 27 janvier 2010

76 : mardi 26 janvier 2010

La rue était en travaux, on avait enlevé la couche d'asphalte et pas encore remis une neuve, le vent balayait de larges volutes de poussière en plein Paris. La poussière qui vole par brassées dans le soleil, et le souvenir d'Istanbul quand elle était jeune, où alors et peut-être toujours de la poussière soufflée dans la lumière, jeune pas tout à fait dix-huit ans et donc l'obligation d'officiellement demander l'autorisation à ses parents pour un voyage jusqu'en Turquie, avec lui un peu plus âgé qu'elle, à peine mais une voiture et le droit de la conduire à travers l'Europe jusqu'à Istanbul, voir le Bosphore, les coupoles et la vie là-bas, la poussière dans le soleil jusqu'au cœur de la très grande ville. Les souvenirs d'autres voyages en marchant sur le trottoir, le long de la rue parisienne sans asphalte, où sont stationnés des engins de chantier, le Canada vingt ans plus tard avec sa fille, des sapins, des centaines de kilomètres de sapins, avec des petites villes, des lacs. Seule avec sa fille avec qui elle vivait seule, qu'elle avait eue avec un autre que le garçon de ses presque dix-huit ans, à travers l'Europe en voiture jusqu'à Istanbul. Il était parti la fille encore fillette, malgré la gentillesse et le beau sourire de la mère et l'enfant adorable, où alors à cause de tout ça, subitement parti ailleurs. La vie seule avec sa fille, puis seule toute seule maintenant que sa fille a dépassé l'âge qu'elle avait à Istanbul avec celui qui aurait pu lui donner des enfants, après qu'on avait vu ensemble la poussière voler dans la lumière des rues qui mènent au Bosphore. Lumière et poussière les mêmes que celles de cette rue parisienne où elle marche aujourd'hui, seule, un bouquet de fleurs à la main, le premier qu'on lui offre depuis des années. La rue en chantier plus belle privée d'asphalte, emplie de lumière et de poussière, baignée de son beau sourire et de sa gentillesse tenant un bouquet de fleurs.

mardi 26 janvier 2010

75 : lundi 25 janvier 2010

J'ai aimé les rentrées des classes à Saint Do, quand nous avions droit, les grandes de première, à nous regrouper sous et sur le vieux figuier, presque rampant, avec son tronc et ses grosses branches aussi épais et durs que cylindres de pierre, plus solides que les fausses rambardes de bois en ciment qui s'écaillaient dans les coins du parc, et dans et sous le figuier, en continuant les conversations de la veille ou des jours précédents dans la nuit, près des gloriettes, au bout des jardins du Mourillon ou de la Mitre, pendant que les plus jolies ou populaires dansaient, ou chez Bouchara où nos mères nous escortaient pour choisir les écossais de nos jupes plissées, nous regardons les petites qui courent, s'embrassent, se disputent, nous testons à petites phrases codées les nouvelles, et surtout nous mordons, déchirons et laissons fondre les dernières figues blanches, toutes cafies à force de nous attendre, et puis, en silence, en dessous, nous avons un peu peur, un peu désir de ce que l'année nous réserve.


----------------------


J'ai pu identifier deux raisons principales à ma curiosité pour les faits divers. Une assez classique bien que potentiellement honteuse sur le plan intellectuel, et une beaucoup moins ordinaire, plus honteuse certainement que la première, qui engage des défaillances plus mentales qu'intellectuelles. La première raison tient simplement à mon goût pour les anecdotes réelles, qui ne peut hélas exclure une probable fascination, mêlée de répugnance, pour le sordide. Je ne saurais tout à fait l'expliquer, ni beaucoup la défendre. Du point de vue de mes exigences intellectuelles, je condamne largement ma propre pente en cette direction. Mais il est vrai qu'en général, lorsqu'un événement véritable semble être tout droit sorti d'un roman noir, j'en suis assez réjoui, tout en étant épouvanté pour les victimes, s'il y en a - je pense que les lecteurs de romans policiers et les amateurs de films noirs, dont je suis, comprennent bien ceci. L'appellation de "faits divers" dit bien le statut quasi indigne de cette activité de presse, ce sont les articles et les brèves que les rédactions qui les traitent, celles de journaux que l'on soupçonne généralement de faible noblesse, fourrent là à défaut de leur trouver une catégorie bien identifiée, et correctement honorable. Ni politique, ni économique, ni culturelle, ni scientifique ni technologique, même pas sportive, même pas parmi les "faits de sociétés", autre catégorie au contenu plastique. La défaillance intellectuelle propre aux faits divers est très bien mise à jour lorsque l'on désigne des événements par le terme de "faits divers", sans référer pour autant à l'emplacement qui leur serait octroyé dans un journal, elle s'expose mieux encore lorsque l'on emploie l'expression au singulier, un "fait divers" - alors, c'est un peu comme si lors d'un déménagement, quelqu'un rangeait tout ce que contient son logement dans des cartons portant tous l'étiquette "choses". Toutefois, en l'absence de cette défaillance intellectuelle, de grandes œuvres littéraires et cinématographiques n'auraient jamais vu le jour, In cold Blood de Truman Capote par exemple. Bien que j'en ai annoncé l'existence, je ne dirai rien de l'autre raison de ma curiosité pour la rubrique des faits divers.

lundi 25 janvier 2010

74 : dimanche 24 janvier 2010

La corde est posée sur le dossier de la chaise... Nina a laissé un mot sur le secrétaire : "Je n'ai trouvé que cette corde en polyamide, je pense qu'elle fera l'affaire en guise d'amarre pour ton bateau, je t'embrasse, à demain." Quelle idiote... On peut parfois faire avaler n'importe quoi aux imbéciles. Ces mêmes analphabètes qui croient aux vertus du bonheur, ou qui à renfort de clochettes font tinter le scandale d'être adepte du désespoir. J'ai toujours eu en horreur le rire, c'est indécent, c'est la défécation des sentiments, Nina rit constamment, elle me donne la nausée. Je crois ne l'avoir jamais vu pleurer. Je sanglote en moyenne trois fois par jour, nul besoin de posologie, je possède une horloge interne qui régule ma mélancolie ; le matin au réveil après avoir vomi mon café, le midi devant le journal télévisé et le soir lorsque je suis imbibé de whisky. Il semblerait que ce soir j'ai rempli l'équivalent d'un verre à moutarde, mon papier à musique est fripé de larmes. Je n'ai écrit qu'une portée. J'aurais pourtant souhaité terminer ce livret avant mon rendez-vous... mais j'ai tout mis de côté. J'ai préféré écrire mes maux, faire gicler la verge de mon stylo sur du papier vierge, ce gigolo qui demande en espèces mon contenu lacrymal. Freud est assoupi au coin du feu, il devrait avoir honte, je n'ai jamais pu compter sur ce chat pour trouver mes inspirations. Il me fait penser à Nina. Pourquoi me suis-je encombré de ces deux loques qui exhibent leur plaisir au devant de ma tristesse ? La peur de la solitude sans doute. J'apprécie peut-être leur insalubre présence pour magnifier mon dégout de l'humanité, pour expectorer toute forme de joie. De même que j'aime à me rappeler chacune de mes ruptures sentimentales. Mais je n'ai jamais usé de médicaments, il est tellement délectable de se sentir crucifié sur l'autel des sentiments. En revanche l'eau de vie écossaise à toujours été une fidèle camarade, bien qu'elle se soit parfois fourvoyée. Elle me trompa ce jour maudit, où je me surpris à rire d'une gorge déployée, et que Freud manqua de chuter de la cheminée, malheureusement il n'atteignit jamais le foyer, et acheva sa chute dans la douceur du canapé. La vie est mal faite. Nina doit certainement être dans les bras de son amant, elle a toujours trouvé grand plaisir au lancer de couteau, à la différence qu'elle ne manque jamais sa cible, bien que le dessein de Nina fut toujours de m'épargner... Les idiots sont dénués d'habileté, ce qui fait d'eux des assassins de l'esprit. Il est temps pour moi de cesser de tergiverser, la bouteille de scotch se vide à vive allure, et l'ivresse risquerait bien de me conduire au rire. Or il n'est pas pensable que je manque mon rendez-vous de ce soir. Le polyamide est parait-il sensible à l'humidité, et je commence à vivement transpirer...

------------------------

Il entra et découvrit, assise derrière son bureau, la physionomie de l'homme qui l'avait convoqué. M. Rampon était un homme approchant la cinquantaine, la chevelure dense et grise, coupée court. Il était légèrement corpulent, son double menton serré de près par une cravate brune foncée, le port raide dans son costume mêmement brun que sa cravate. Il devait être homme à marcher jambes et bras légèrement écartés, comme on le fait avec une nonchalance appuyée, en affichage de sa virilité dans les westerns. Le Responsable de Mission des Services Généraux lui fit prendre une chaise face à lui, et se leva à demi derrière son bureau pour lui serrer la main, pendant laquelle il montra un sourire mimant la cordialité, sans se défaire de la gravité avec laquelle il semblait déclarer au monde entier sa crédibilité. M. Rampon commença l'entretien par quelques questions d'usage, savoir si tout se passait bien à l'enregistrement du courrier, s'il avait des requêtes particulières à formuler au sujet des conditions de travail, puis il entonna une petite tirade, déclarant qu'il avait plaisir à le rencontrer, et que c'était l'occasion d'enfin mettre un visage sur un nom, car dans notre métier de services l'aspect humain est essentiel mais que, comme nous sommes tous tellement pris, nous n'avons même plus le temps de faire connaissance, hélas. Pendant que M. Rampon, après s'être tu, fixait quelques instants l'écran de son ordinateur, le convoqué observa la pièce où il était venu s'assoir. Deux fenêtres carrées sur la paroi opposées à la porte, des cloisons gris clair qui ne portaient d'autre décoration qu'un plan de la ville encadré sous verre, et une photographie du siège de la société, le grand cylindre gris où ils se trouvaient, également encadré sous verre. Le mobilier était en tout et pour tout composé d'une armoire et d'un bureau bleu outremer, comme la porte. L'armoire fermée et le bureau ne portant rien d'autre qu'un ordinateur et un téléphone. "Bien, reprit M. Rampon, je vous ai convoqué car nous avons constaté une anomalie dans votre service hier, voyez-vous de quoi je veux parler ?" Il répondit qu'il ne croyait pas voir, non, et Rampon lui dit que la veille, une des lettres qu'il avait eu à traiter n'avait pas été transmise après son arrivée à l'enregistrement, qu'en d'autres termes, hier une lettre avait disparu dans son service, alors qu'elles n'y doivent que passer. Comme M. Rampon lui demandait une explication, il bredouilla qu'effectivement, une lettre avait disparu car il en était lui-même le destinataire, et qu'après avoir hésité, il l'avait gardée sans la remettre dans le tuyau à sa droite par lequel il évacue tous les plis. Rampon sembla très surpris, "Comment ?, dit-il, mais vous avez enfreint la procédure que le Chargé de Mission aux procédures vous a indiquée." Il dût répondre, penaud, après avoir répété qu'il avait hésité, qu'il n'avait pas connaissance de ces procédures et qu'il n'avait jamais eu le moindre contact avec le Chargé de Mission aux procédures. Rampon n'en revenait pas : "Ah bon ?! Le Chargé de Mission ne vous a pas indiqué les procédures ?". Comme le salarié confirmait, Rampon lui déclara que ceci devrait être corrigé, et qu'il serait formé très prochainement, que des excuses lui étaient dues pour n'avoir pas eu les moyens optimaux pour l'exercice de sa fonction. Il allait être libéré lorsqu'on lui demanda : "Mais pourquoi avez-vous reçu un pli au sein de la société, votre mission ne le justifie pas. Qui vous l'a envoyé, ce pli ?" L'enregistreur du courrier répondit qu'il n'avait aucune idée de la cause de l'envoi de cette lettre, et que l'expéditeur en était un organisme nommé 2ISD. M. Rampon tapa alors quelque chose sur son clavier, et mit cordialement fin à l'entretien.

dimanche 24 janvier 2010

73 : samedi 23 janvier 2010

Ils avaient construit des failles dans l'air, pour pouvoir d'y cacher. Ici logés, on ne pouvait les voir. Le regard les traversait, franchissait la transparence de l'atmosphère, où ils s'étaient abrités. Quand ils en avaient le temps, ils prenaient soin de bien choisir l'emplacement des failles où s'éclipser, car s'ils n'y seraient pas vus, ils pouvaient y être percutés, et ainsi blessés ou découverts. Mieux valait être à l'écart des canaux de passage. Quelques mètres en hauteur étaient généralement idéaux. Un jour, après qu'on aura constaté suffisamment d'occurrences de chocs contre des masses invisibles, ou d'apparitions spontanées de créatures semblant littéralement surgir de nulle part, et après qu'on aura d'abord cru à des phénomènes surnaturels, des savants tâcheront d'expliquer et de comprendre le fonctionnement de cette invisibilité, et la façon dont on peut ainsi ouvrir des failles dissimulatrices au cœur de l'air transparent. Actuellement, le phénomène était trop peu attesté pour qu'on lui admette la moindre existence.

samedi 23 janvier 2010

72 : vendredi 22 janvier 2010

Enfant, je doutais avec quelque inquiétude de mon unicité. Sans avoir connaissance de ce qu'était un modèle théorique (bien qu'étant un enfant assez intellectuel), je réfléchissais au cas des vrais jumeaux - des monozygotes - pour interroger les possibilités pour un individu humain, un spécimen, de n'être pas unique. J'en arrivais à la première conclusion que même en étant physiquement parfaitement identiques, leur expérience d'individus séparés l'un de l'autre distinguait les deux monozygotes. Ceci n'achevait pas de me convaincre, ne dissipait pas totalement mes craintes à mon propre sujet. Des objets manufacturés à la sortie de l'usine ne sont pas uniques, ils existent en centaines et milliers d'exemplaires, et même en sachant qu'il n'en n'allait pas de même pour les humains (les expériences de clônage étaient alors trop balbutiantes pour avoir été relayées par les médias à grande diffusion, et avoir intégré l'imaginaire collectif), il me restait l'inquiétude quant à un éventuel cas, intégralement dû au hasard et infiniment improbable, d'une autre personne quelque part dans le monde, qui sans que je le sache aurait également le même génome que moi, et aurait exactement la même activité et les mêmes expériences que moi, tout à fait simultanément mais ailleurs. Alors, dans ce cas, je ne serais pas unique, je ne serais qu'un exemplaire, parmi plusieurs, d'un même modèle d'individu humain. Un cas d'école pour la discipline ontologique, une certaine angoisse existentielle également. Je recourais alors de nouveau au modèle théorique des monozygotes, en les imaginait totalement synchronisés dans leurs activités mais séparés dans l'espace : pour les distinguer, il restait le fait que leurs expériences synchrones n'étaient pas vécues au mêmes endroits, dans les mêmes lieux - la lumière sur eux n'était pas la même, les arbres et les maisons qu'il voyaient n'étaient pas les mêmes, les personnes qui les voyaient et les lieux qu'ils fréquentaient ne portaient pas les mêmes noms. Ceci constituait une différence suffisante entre deux individus pour que l'on puisse admettre la singularité de chacun des jumeaux. Or, personne à portée de ma vue ne m'était similaire en tout point, et je ne m'étais jamais rencontré de double : les lieux de vie de cet éventuel autre exemplaire du même modèle que moi différeraient donc suffisamment pour nous garantir à l'un et à l'autre une unicité. Par scepticisme viscéral, par cruauté endémique peut-être, je ne pus m'empêcher de pousser un cran plus loin le doute, en formulant l'hypothèse que mon double synchronisé était minuscule, invisible à l'œil nu, qu'il vivait exactement la même vie que la mienne, avec les mêmes pensées, le même environnement, la même physionomie, dans un monde miniature toujours placé exactement dans le lieu où je me trouvais, un microcosme imperceptible, par exemple posé sur mon corps. J'opposais alors la différence d'échelle entre mon double et moi-même, qui nous distinguerait assez l'un de l'autre pour que nous demeurions chacun hors pair. Mais je n'étais vraiment plus sûr de la véritable valeur d'un tel critère.

vendredi 22 janvier 2010

71 : jeudi 21 janvier 2010

Elle entendait, en vaquant dans sa cuisine, une femme présenter son dernier livre, parler de cette passation entre grand-mère, mère, fille qui semblait une évidence, devant laquelle les hommes qui l'entouraient sur le plateau étaient intrigués, un peu admiratifs, parler ensuite des droits à la jouissance que les femmes avaient conquis, et de la maternité qui était leur privilège, la marque de leur différence glorieuse, et comme les mots peu à peu s'infiltraient en elle, s'imposaient à la surface du petit brouillard affairé de son esprit, elle a senti que des pleurs l'assaillaient, secrets et silencieux, la remplissaient, la ramollissaient. Avec la remontée de cette interrogation endormie et toujours présente, cette perplexité qui la jetait devant un miroir, ce déni qui filtrait son essai d'introspection. Comme toujours elle a posé soigneusement, au dessus de cette faiblesse, une condamnation pour complaisance, et comme la femme insistait sur les différentes étapes qui constituaient la vie d'une femme, lui indiquant ainsi qu'elle n'avait pas vécu, elle a regardé les rides et tendons de ses mains, et souri, un peu, avec une petite auto-ironie qu'elle a transformé en vengeance contre la satisfaction épanouie et donc un peu sotte de la dame, en pensant que son corps semblait prouver le contraire. Ne s'est pas attardé sur l'utilité, ou non, de cette vie, parce que la vie, sa force, son essence, ne relève pas de ce critère.


-----------------------


Ce que tu ne sais pas, c'est qu'à jouer comme ça comme nous le faisons, comme je crois que nous le faisons, pour toi ce n'est rien, ce n'est qu'une partie de plus d'un jeu que tu connais bien, celui qu'on pratique pour se faire la douceur de se sentir désiré, désirée, de se sentir plaire. Un jeu pour lequel la certaine aisance qui est la tienne t'a toujours un peu dérangée sûrement, remuée aussi, dont tu t'accomodes comme à regrets, mais un jeu pour toi qui est un territoire familier et un remède un peu nocif peut-être mais efficace aussi contre ton trop fréquent manque d'estime pour toi-même. Ce que tu ne sais pas, toi qui sait y faire et tellement mieux que moi, ce que tu ne sais pas, c'est ce que ce jeu met pour moi dans la balance. Un poids que nul ne peut porter, même moi, ma détresse de toute une vie je ne peux plus la porter. C'est pour ça qu'à mon âme défendante, je joue à ce jeu avec toi, mal mais j'y joue, non que je n'aurais voulu y jouer avec toi si je n'avais pas été à bout de moi-même, mais c'est qu'alors je me le serais interdit. C'est à cause de la lourdeur de ce poids que, peut-être, ce que je crois que tu ne sais pas se voit en fait très bien, parce que je le cache trop, le cache mal. Tu vois tout ce poids que je porte, que je n'en peux plus de porter, et ça te gâche le jeu, pour toi il faudra écourter la partie, prétendre qu'il n'y en a jamais eu. On ne joue pas à un jeu futile avec quelqu'un qui le joue comme moi, et même quand le fond de soi le prend au sérieux, on n'y joue pas avec quelqu'un qui y joue sa peau, et qui parce qu'il y joue sa peau la perdra en jouant. C'est ce que tu ne savais pas, puis as su peut-être, as senti sûrement, que quoi qu'il arrive de ce jeu, c'est qu'avec moi tu décides de mon salut ou de ma damnation. Tu sais, chez moi, toute cette gentillesse, toute cette culture amassée, c'est pour ça, se sauver de la damnation et quérir le salut. C'était pour ça cette dépense, c'est-à-dire ce n'était pour rien : un puceau de plus de trente-cinq ans, qu'est-ce que tu dis de ça ? On ne dépucelle un puceau de plus de trente-cinq ans qu'à être aussi désespérément éperdue que lui. Il ne faut pas que tu te fasses ça, ne te fais pas ça. Fuis, je ne t'en voudrai pas. Fuis, je pourrais te donner tout l'amour que je crève de ne pas pouvoir donner. Fuis je t'en prie, tu me touches tant.

jeudi 21 janvier 2010

70 : mercredi 20 janvier 2010

Les messagers des explorateurs francs-tireurs arpentaient le Vieux Continent pour vanter auprès des Cours les mérites de la merveilleuse découverte de leur flotille, et les profits qui pourraient être tirés. Un île au climat hospitalier, assurément grande puisqu'ils n'avaient pas même pu en embrasser toute l'ampleur, laquelle pouvait, soutenaient-ils, s'étendre aux dimensions d'un continent. Le véritable joyau que ne manquerait pas de constituer cette terre pour celui qui la possèderait justifiait le prix très élevé qu'en demandaient ses découvreurs. Gênois et Napolitains se montraient très intéressés, ainsi que les Prussiens. Les Français souhaitaient surtout que l'Angleterre n'en devienne point propriétaire, et se disaient prêts à faire monter les prix si la Perfide Albion se prétendait acquéreur. Les messagers francs-tireurs promirent de ne point proposer le marché aux Anglais, mais bien sûr ne purent garantir que l'on n'en entendît mot outre Manche. Ils se rendirent sur le champ à Londres. Ils iraient plus tard en Espagne et en Hollande. Le continent entier ne tarda pas à bruisser des nouvelles de cette découverte mirifique et de sa disponibilité au plus offrant, si bien qu'à la Commune de Wavre, dans le Brabant, on s'interrogea : cette nouvelle terre ne serait-elle pas le fameux Continent Retiré, qui les Wavriens avaient découvert, exploré et sur lequel ils s'étaient modestement implantés. Le Continent Retiré avait subitement et très mystérieusement disparu, il n'était donc point improbable qu'il revienne aussi fantastiquement de nouveau. Si la preuve pouvait être faite que les terres dont la vente était proposée par les francs-tireurs étaient la réapparition du Continent Retiré, la légitimité de ses plus récents possesseurs serait contestable. Les Wavriens pesaient trop peu pour espérer se faire obéir mais ils se pensaient capables de faire appuyer leur voix par un ennemi de leur concurrent à la possession de cette contrée dont ils étaient persuadés qu'elle étaient la leur.

-------------------------

Je n’en étais encore qu’au début de mes études, qui promettaient d’être d’autant plus longues que j’ignorais où j’avais envie qu’elles me mènent. Aucune vocation ne m’avait saisi, aucune activité potentiellement rémunératrice ne soulevait mon intérêt. Mon futur professionnel était donc aussi flou que certain mon avenir amoureux ; car pour ça, point besoin de se poser des questions, c’était écrit, j’allais vivre avec celle qui était à la fois l’amie de ma sœur et la sœur d’un amour déchu. Et alors que cette passion pour la cadette avait déchiré mon cœur adolescent, l’aînée et moi jetions au contraire les bases raisonnables, sereines et feutrées d’un lien fait pour durer. Elle enseignait depuis peu dans un lycée d’une ville charmante, à quelques heures de route de celle où je m’acharnais à tenter d’être le meilleur élève dans une discipline qui m’ennuyait. Il n’était donc pas question bien sûr, puisque pas raisonnable, de manquer des cours pour aller la rejoindre au beau milieu d’une semaine. Le samedi et le dimanche, j’avais toujours beaucoup à faire entre les visites à ma famille, les séances de sport indispensables et mes répétitions dans l’orchestre de mon village auquel je n’aurais pas eu le courage de faire mes adieux. Elle et moi, nous nous voyions donc deux ou trois heures par semaine, et passions de temps en temps une journée ensemble pendant les vacances scolaires. Elle continuait à m’apprendre à danser le fox-trot et le bransle de Noirmoutier, nous discutions de nos lectures ou finissions un puzzle. Cette réconfortante et platonique relation dura ainsi près de trois ans.

mercredi 20 janvier 2010

69 : mardi 19 janvier 2010

Je ne crois pas qu'on m'ait jamais rien dit d'aussi joli. Parce que nous n'avions pas ri ensemble depuis longtemps, même au téléphone, parce que les mots qui sont entre nous, entre toi et tous les autres, sont autant d'instruments dangereux qui peuvent rompre à tout moment le fil ténu de la complicité la plus primaire. Toi, le fou, le poète, mon frère incompris, tu m'as fait ce cadeau démesuré d'une phrase décalée. Je la répète chaque jour avec délectation, pour moi seule, avec fierté, j'ai presque honte du plaisir qu'elle me procure. Tu as dit simplement, comme un magicien sort un lapin blanc de son chapeau noir, tu as dit (si ,si, tu l'as dit), c'est bien toi qui m'as dit : "tu es l'humour de ma vie". C'était bon de t'entendre rire, de ta voix d'homme, grave et rauque, franchement, librement ! C'était comme ouvrir les vannes d'une écluse pour que l'eau coule à flots, jaillisse sous la pression et ne s'arrête pas de sitôt. Et enfin laisser passer les bateaux, qu'ils s'en aillent au loin, qu'ils prennent le large avec leurs passagers, leurs cargaisons de rêves et de mauvais souvenirs... J'ai entendu ton rire enfler lentement, s'étirer de plus en plus sûrement, il ne trouvait pas de fin ! Je l'ai senti me gagner, au sens propre du terme. Se répandre en moi comme un fluide dans mon sang. J'avais dit le premier truc idiot que j'avais trouvé, bien sûr aux dépens d'une tierce personne, qui nous est pourtant chère à tous les deux. Je te la représentais en ninja, elle qui est la douceur même, je construisais une image pour qu'on s'échappe quelques instants de la réalité, mais ensemble cette fois, toi et moi. Des images, j'en ai plein à te donner, j'en trouverai d'autres, je te promets, et tu n'as pas besoin d'être sage. Ne raccroche pas. Pas tout de suite... Je te rappellerai.


----------------------------


Su-per ! Su-per ! (8) J'avais complètement tourné la page de toute cette affaire de Jeu des mille euros, et même, après plusieurs années sans Pierrot, même à lui je n'y pensais plus. Il me revenait bien des souvenirs de lui de temps en temps, après tout ce qu'on avait vécu ensemble, c'est normal, il a quand même été mon meilleur pote pendant bien quinze ans, Pierrot. Mais ces souvenirs qui me revenaient n'étaient pas ceux de notre dernière aventure, tout le tralala d'Étival-lès-le-Mans, de son oncle adjoint au maire d'Allonnes dans la Sarthe et du Jeu des mille euros. Non, les souvenirs qui remontaient, même si pas souvent, c'étaient des souvenirs heureux, de l'époque de la fac, des soirées passées ensemble jusqu'au petit matin à se raconter qu'on deviendrait chercheur ou écrivain. Mais d'y repenser, ils étaient quand même entachés d'une certaine tristesse, ces souvenirs, sûrement dûe à ce que mon cerveau savait bien comment elle s'était terminée, cette amitié, même si ma mémoire n'allait pas jusqu'à faire revenir ces images et ces pensées là, celles de la fin. Donc, plusieurs années étaient passées, de surveillant d'expo j'étais passé au service administratif du musée, je n'étais définitivement pas devenu chercheur, ni écrivain, et même, je ne comptais plus faire usage de ma culture générale autrement que pour les parties de Trivial Pursuit. Je n'écoutais plus jamais France Inter le midi, sans me rendre compte que c'était pour ne surtout pas tomber sur le Jeu des mille euros, parce que c'était pour ça en fait. J'écoutais Europe 1 à la place, et de toute façon Europe 1, c'est plus raccord avec mes nouvelles ambitions intellectuelles, enfin je dis ça, c'est pas très sympa pour les gens qui écoutent Europe 1, c'est pas pour dire du mal, et d'ailleurs c'est valable pour moi aussi. Et puis un beau jour, je lis un article dans Ouest-France, aux pages régionales, où il est question d'une histoire présentée par le journaliste comme un peu romanesque, rocambolesque, sur la campagne qui débute pour les élections municipales à Allonnes, la ville dans laquelle le fameux oncle anciennement préféré de Pierrot était conseiller municipal. Ce dont il était question dans l'article, et sans quoi il n'y aurait même pas eu d'article, c'était d'une lettre surprenante et mystérieuse de M. Daniel Jeanlouis, conseiller municipal Nouveau Centre d'Allonnes, ancien candidat Nouveau Centre aux législatives dans sa circonscription de la Sarthe, et depuis quelques mois officiellement promu tête de liste sur celle de la droite unifiée, Nouveau Centre et UMP, pour les élections municipales à Allonnes. Une lettre de l'oncle de Pierrot, quoi, dont j'ai alors découvert le prénom, alors que par contre je me souvenais très bien que la mère de Pierrot s'appellait Jeanlouis avant de se marier. La lettre de l'oncle disait qu'il décidait sollennellement, après mûre et sereine réflexion, d'abandonner tous ses mandats et toutes ses candidatures, et que d'ailleurs il avait déjà définitivement quitté le pays pour une destination qu'il voulait garder secrète et où il referait sa vie. Dans la lettre, l'oncle de Pierrot indiquait qu'il avait désigné une personne de confiance, un certain Guillaume Chevrot, pour prendre sa suite à tous ses postes comme élu et candidat. La lettre finissait en priant toutes les personnes et institutions responsables de bien vouloir officiellement valider l'intronisation de ce gars Guillaume Chevrot à toutes les places de Daniel Jeanlouis. Bien sûr, tout le monde à Allonnes criait au scandale, à la mascarade, l'opposition de droite qui en appellait à l'autorité des partis légitimes, la majorité de gauche qui se frottait les mains. On disait que ça n'avait aucun sens et que déjà rien ne garantissait qu'il s'agisse bien d'une lettre de Daniel Jeanlouis, qu'elle pouvait tout aussi bien être un faux signé par un usurpateur et pas par le vrai conseiller municipal Jeanlouis, vu que celui-ci ne venait pas en personne garantir sa véridicité. Alors, bien sûr, le fameux Guillaume Chevrot s'est présenté, et bien sûr il a complètement confirmé le message de la lettre, il a assuré qu'elle était authentique et a déclaré qu'il était un intime de Daniel Jeanlouis, en quelque sorte son fils spirituel, textuellement d'après le journal, et enfin qu'au nom de ce que tous à Allonnes devaient à l'illustre figure politique locale, il leur demandait humblement de lui faire confiance, et d'accéder aux recommandations et requêtes de l'homme, Daniel Jeanlouis. Ouest-France illustrait l'article d'une photo couleur de ce gars venu de nulle part, un mec la trentaine coiffé bien propre la raie sur le côté, en costume avec veste à huit boutons, style RPR de la grande époque à la Didier Schuller, et puis un visage que je connais par cœur, celui que portait mon meilleur pote pendant quinze ans.

mardi 19 janvier 2010

68 : lundi 18 janvier 2010

Su-per ! Su-per ! (7) Inutile de préciser, je crois, que j'ai très mal dormi cette nuit là, même si je viens de le dire à l'instant, donc disons-le quand même en dépit de l'inutilité de le dire : j'ai très mal dormi cette nuit là. J'étais à la fois très impatient de pouvoir enfin parler au passé de toute cette histoire de Jeu des mille euros et en même temps plein d'appréhensions quant à la journée du lendemain. La crainte principale, c'était que Pierrot devienne un forcené, qu'il tue quelqu'un de rage, moi, son oncle ou un pauvre malheureux type qui aurait juste eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Une crainte secondaire, complètement irrationnelle celle-ci, c'est qu'en fait l'enregistrement du Jeu des mille euros aurait bel et bien lieu finalement demain à la salle des fêtes d'Étival-lès-le-Mans, parce que dans l'état de Pierrot, ce serait du vilain garanti. Avec l'esprit d'escalier de l'insomnie, je m'étais pris à imaginer quelques instants que non seulement le jeu aurait lieu, mais qu'on serait en plus sélectionnés candidats et que donc notre prestation serait enregistrée. Pierrot, mon psychopathe de binôme enregistré pour passer sur France Inter, ça vraiment, ce serait la catastrophe, et vraiment j'ai eu une douche de sueurs froides rien qu'en y pensant. En me disant quand même que dans ce cas, l'enregistrement, ils ne pourraient pas le diffuser, ce ne serait pas présentable, et que le pire de ce côté là serait évité de toute façon. Non, il n'y aurait pas d'émission bien sûr, le risque principal, ça restait la sécurité physique des personnes qui Pierrot croiserait demain, moi inclus, et tout particulièrement son oncle. Le fameux matin, comme on devait partir à dix heures avec la voiture de mes parents, j'attendais Pierrot chez eux vers neuf heures cinquante, neuf heures cinquante-cinq. J'étais tout à fait persuadé qu'il serait bien en avance, voir plus, du genre ce serait surprenant qu'il arrive après neuf heures trente, mais pas qu'il arrive dès neuf heures. Quand j'ai vu neuf heures cinquante puis cinquante-cinq à la pendule de la cuisine chez mes parents, tout en étant très surpris, j'y ai surtout vu un bon signe, le signe que probablement, Pierrot était un peu descendu du perchoir sur lequel il crapahutait depuis des semaines. Et puis les minutes qui suivent dix heures on commencé à s'écouler une à une jusqu'à quinze, avec ma stupéfaction qui augmentait d'un cran à chaque tour de cadran. J'ai commencé à me croire tiré d'affaire en m'imaginant qu'il viendrait trop tard pour qu'on puisse être à quatorze heures à Étival-lès-le-Mans, et qu'alors on déciderait de ne pas faire le voyage parce que ce n'était plus la peine. En même temps, on pouvait aussi se dire que seul un truc grave aurait pu empêcher Pierrot de venir, et donc je m'inquiétais autant que j'espérais. J'espérais pour moi, et je m'inquiétais pour lui, quelque chose comme ça. Quand Pierrot a eu une heure et demie de retard, j'ai laissé un mot sur la porte pour dire que je revenais tout de suite et j'ai pris la voiture pour aller chez lui, en suivant le chemin dont j'estimais qu'il l'emprunterait le plus probablement. Aucun Pierrot le long de la route, aucun accident, ni camion de pompiers ni ambulance ni voiture de flics, pas de périmètre de sécurité autour d'une scène de crime non plus. Arrivé chez Pierrot, je sonne, je sonne, je sonne, je frappe comme un sourd encore et encore à la porte, et puis je vais même jusqu'à jeter des poignées de graviers contre la fenêtre de sa chambre qui n'a pas les volets fermés, sans oublier les coups de téléphone, mais ça je lui en avais déjà passés avant de partir de chez mes parents. Aucune réaction, aucun signe de vie, rien de chez rien, que dalle, que dalle. Et en fait je n'ai plus jamais rencontré Pierrot physiquement à partir de ce jour, ni eu la moindre conversation avec lui, téléphone inclus. Plus aucun contact. Ni le jour même, ni le lendemain, ni le mois suivant ni jamais. J'ai appellé la police bien sûr, pour leur dire qu'il y avait un problème et que peut-être il avait fait un malaise tout seul chez lui, ils sont entrés voir dans son appartement, personne. J'ai juste retrouvé une fois la trace de Pierrot depuis, par hasard dans la presse, mais c'est tellement incroyable que je n'arrive pas à me convaincre que c'est véritablement lui, et en même temps, bien sûr, c'est certain que c'est lui.

lundi 18 janvier 2010

67 : dimanche 17 janvier 2010

Comme beaucoup, je vis et travaille hors de ma région d’origine : j’y reviens régulièrement, demeurant alors dans la maison de mes parents. Le trajet, effectué en voiture, est toujours le même. C’est à cette occasion qu’une image me revient régulièrement à l’esprit. Une image et une pensée, intimement liées. Je me dis qu’il est étonnant que cela ne me traverse pas l’esprit plus tôt durant le voyage, ni même à l’approche de la zone géographique concernée ; comme si j’étais à chaque fois surpris, plongé dans cette atmosphère pour la première fois. Passé le pont, il ne me reste que 2 kilomètres environ à boucler avant d’arriver à la maison. Une fois prise la bonne sortie, et arrivé sur la dernière portion de route (et à condition qu’il fasse nuit) me vient toujours cette idée en tête : et si une fois arrivé, ce n’était pas chez moi, ce n’était pas la maison de mes parents ? En parcourant cette distance finale, me vient ce bref scénario : je rentre dans la rue en cul-de-sac, tout y est calme et à l’identique. Je stoppe devant le portail, l’ouvre, rentre la voiture, mes phares éclairant la porte en plastique blanc du garage. C’est d’ailleurs cette image qui me marque avec le plus de force (« ça y est, j’y suis »), et le plus souvent les images s’arrêtent là. Mais comme une vague sensation, imprécise, le reste suit pourtant : je veux ouvrir avec mes clés, et celles-ci ne rentrent pas dans la serrure ; ou bien encore, au bruit du moteur, la porte s’ouvre ; ce que mon père fait régulièrement à mes retours, sans doute impatient de me voir arriver, mais cette fois ce n’est pas lui. Bien entendu, j’arrive quelques instants plus tard. Tout est calme et à l’identique. Je stoppe devant le portail, l’ouvre, rentre la voiture, mes phares éclairant la porte en plastique blanc du garage. Je sors mes clés et ouvre la porte, ou bien mon père m’accueille, m’ayant sans doute entendu arriver en fumant l’un de ces cigarillos, dans le garage justement. Mais que ferais-je si cela devait arriver ? J’y ai pensé déjà. Quel choc cela serait ? Comment réagirais-je ? Le fait d’y avoir pensé m’aiderait-il à garder un certain contrôle ? Illusoire. Impossible bien entendu d’imaginer ce qui se passerait si je tombais sur un inconnu. Mais au cas où mes clés n’ouvriraient pas, et bien j’imagine que je sonnerais ; s’il y n’y avait personne, je regarderais le nom sur la boîte aux lettres. Sans indices véritables, je chercherais à les appeler (fixe, portable), puis à joindre mes frères ou ma grand-mère. Si je tombais là aussi chez des inconnus ? Tout voyage assez long, en voiture, seul (a fortiori de nuit), sur autoroute, est une suspension du temps, une parenthèse, et en ce sens peut vite prendre l’allure d’une suspension même de la réalité et des principes qui la régissent. Vous n’appartenez plus tout à fait au monde réel, reclus dans l’habitacle de votre voiture. Par ailleurs, cette rue calme, en cul-de-sac, m’a toujours semblé empreinte d’une atmosphère particulière. Étant et le but de mon voyage, et le lieu de mes origines (plus que d’une ville, n’ayant jamais déménagé, enfant plutôt solitaire, je suis originaire de cette rue), elle s’est chargée d’une réelle importance : rendez-vous désormais ponctuel, que le temps qui passe gorge à chaque fois d’un certain suspense. La prochaine fois, comment la retrouverais-je ?

---------------------------

Su-per ! Super ! (6) : Mes paroles étaient bien emberlificotées quand je me suis présenté par téléphone à l'oncle de Pierrot, je devais lui expliquer qui j'étais, ce qui m'amenait et pourquoi je l'appelais. C'était un bel embrouillamini de balbutiements et d'hésitations, de phrases pas finies et de plusieurs commencées en même temps. Et puis j'étais quand même obligé de lui avouer qu'on avait planifié un truc qu'on allait faire dans son dos, à l'oncle, un truc qui aurait pu lui causer du tort, et tout en sachant bien que ça aurait pu lui en causer. Et puis, il fallait quand même annoncer à un oncle que son neveu préféré avait complètement dégivré et qu'il valait mieux craindre qu'il s'en prenne à son ancien père spirituel, pour que le pire n'arrive pas. Et rien que d'annoncer à l'oncle son statut d'ancien père spirituel, de préféré déchu, ça n'a pas été simple pour moi de le lâcher, parce que je me disais que pour l'oncle, ça devait être sensible quand même tous ces sujets, et que d'en parler comme ça à un inconnu, pour l'oncle, bref je me sentais comme un chien dans un jeu de quilles, et un qui aurait mordu le barman du bowling, en plus. Il s'est pas trop étendu sur ce qu'il pensait de notre projet de venir au Jeu des mille euros à Étival-lès-le-Mans, même s'il ne devait vraiment pas en penser moins. Ce qui m'a stupéfait dans la conversation avec l'oncle, c'est quand il m'a dit qu'il lui avait dit il y a bien longtemps, à Pierrot, que c'était annulé l'enregistrement du jeu à Étival-lès-le-Mans, à cause du désistement de deux autres villes sarthoises, qui avaient du renoncer à accueillir les équipes de France Inter, vu que dans le même week-end leur salle des fêtes avaient été incendiées, et que donc France Inter n'avait plus assez d'émissions à enregistrer dans le coin pour justifier le déplacement. Il m'assurait qu'il en avait informé Pierrot la semaine qui avait suivi la conversation pendant laquelle il lui avait d'abord annoncé que le jeu aurait lieu dans le secteur. Et je n'avais aucune bonne raison de ne pas croire l'oncle. Pierrot avait su que ça n'aurait pas lieu mais il ne l'a pas du tout imprimé, son cerveau a refusé d'intégrer l'information, ou alors il l'avait très bien intégré et il me cachait délibérément quelque chose, mais je pencherais vraiment pour la première hypothèse. Et l'oncle de m'ajouter au téléphone, que bien sûr il n'y avait plus de raison que nous venions, mais que si jamais nous venions quand même, qu'au contraire il faudrait que nous passions le voir, parce qu'il n'y avait selon lui absolument rien à craindre entre lui et Pierrot, et il disait ça avec un tel aplomb et limite en croyant qu'on pourrait quand même venir juste pour le plaisir de la balade dans l'agglomération mancelle, ou pour lui faire une visite de courtoisie, que je n'ai même pas essayé de le convaincre qu'il y avait, d'après moi, un risque probable. Juste après avoir raccroché avec l'oncle, j'ai appelé Pierrot, avec l'idée de lui poser la question s'il connaissait la date de l'enregistrement du jeu et quand on irait. Je voulais vraiment savoir ce qu'il répondrait à ça, je le voulais d'autant plus après ce que son oncle venait de m'apprendre. Et Pierrot sa réponse, ça a été très simple, et c'était la première fois depuis plusieurs semaines que sa manière de s'exprimer était celle d'une personne normale, celle qu'il avait en général avant le début de cette histoire, sa réponse, ça a été de dire que ça tombait bien que je lui en parle, et que même il allait m'appeler à ce sujet, parce que l'enregistrement c'est demain, que c'est le lendemain qu'on emprunterait la voiture de mes parents, qu'on partirait vers neuf heures pour faire la route tranquillement et déjeuner sans se presser le midi, de façon à être largement à quatorze heures à la salle des fêtes d'Étival-lès-le-Mans, pour faire les inscriptions et les sélections pour le Jeu des mille euros.

dimanche 17 janvier 2010

66 : samedi 16 janvier 2010

Su-per ! Su-per ! (5) J'ai mis un bon moment à m'en rendre compte, mais un beau jour je me suis dit, mais, que les prochains enregistrements du Jeu des mille euros qu'ils annonçaient à la radio, à aucun moment il n'y était question du moindre enregistrement d'émission à Étival-lès-le-Mans, alors que pourtant les dates dont ils parlent correspondent aux trois mois qu'avaient indiqués son oncle à Pierrot. Sur le site internet du jeu, je suis allé voir pour chercher plus d'informations, et sur l'ensemble du mois de février, les enregistrements c'est Villeneuve-sur-Lot, Marmande, Castillonès et Duras, tout ça c'est dans le Lot-et-Garonne, et après ils partent faire le jeu en Lorraine, encore plus loin que le Lot-et-Garonne, Sarreguemines, Creutzwald, Freyming-Merlebach. Rien de rien dans la Sarthe ni à une distance abordable depuis chez nous. D'abord, bien sûr, j'ai voulu tout de suite aller le dire à Pierrot, sûrement plus soulagé que déçu, me disant que comme ça, ça y est, on serait enfin tranquille avec ce traquenard du Jeu des mille euros, et très peu de temps après, je me suis rendu compte que je n'allais pas en être capable, de lui annoncer ça à Pierrot, franchement j'ai vraiment craint que si je lui annonçait ça, il péterait complètement les quelques plombs qu'il lui restait encore à péter, et qu'on ne le retrouverait plus jamais. C'est à ce moment que j'ai trouvé un plan pour qu'on s'en tire, puisque à un moment il fallait bien que ça cesse : j'étais certain que Pierrot s'était convaincu d'une date précise pour l'enregistrement à Étival-lès-le-Mans, un gars qui pouvait se convaincre qu'il contrôlait d'avance les questions qui seraient tirées au sort pour nous être posées, se persuader qu'une date qu'il avait imaginée était la bonne sans qu'il ait besoin de la vérifier, ça devait pas lui poser trop de problèmes. Donc, je le laisserais me dire quand est-ce qu'on y va, en espérant bien sûr que ce serait environ la période à laquelle on pensait, et pas un mois plus tard parce que, genre, le mois suivant, effectivement ils allaient faire les émission dans la Sarthe, et donc ce jour-là, on prendrait la voiture de mes parents comme convenu, en route pour Étival-lès-le-Mans, et puis ben sur place, il n'y aurait pas de jeu et puis terminé, on rentre au bercail et c'est fini cette histoire. Bon, évidemment, la réaction que je craignais de la part de Pierrot, celle qui m'empêchait de lui dire qu'il n'y avait aucune trace de l'annonce de la queue d'un enregistrement à moins de sept-cents kilomètres d'Étival-lès-le-Mans, cette explosion finale de la peau de chagrin qu'il lui restait de normalité mentale, il pourrait toujours l'avoir à ce moment là, mais je me disais qu'il y avait des chances pour que ça lui fasse plutôt retrouver ces esprits, et le contact du sol. Ce dont j'avais peur tout de même, quand on serait sur place devant une salle des fêtes où il n'y aurait pas de Jeu des mille euros, mais peut-être un concours de bridge, un loto, ou peut-être rien du tout, la salle fermée, ce dont j'avais peur c'est qu'à ce moment-là, Pierrot aille s'en prendre très méchamment à son oncle qui habitait à juste quelques kilomètres de là. Donc, j'ai préféré prendre les devants, vu que maintenant j'étais complètement résolu à ce qu'on ne participe pas à ce jeu et qu'on s'en sorte de la moins mauvaise façon possible, c'est-à-dire que j'ai appelé l'oncle de Pierrot pour lui faire état de la situation et de mon plan, pour qu'il veille bien à ne pas être dans le secteur le jour on se casserait le nez devant une salle communale sarthoise.

samedi 16 janvier 2010

65 : vendredi 15 janvier 2010

Le square Louvois est désert, noyé dans un début de nuit et une petite pluie fine qui dresse un voile étincelant devant les ventres, les cuisses des statues de la fontaine. La porte cochère se referme derrière moi avec un claquement sourd, profond, qui résonne dans le silence vertigineux, silence qui souligne mes pas pendant que je m'éloigne, un peu ankylosée, et tourne dans la rue Saint Anne. Je m'affermis, et l'idée de la musique, l'entrée dans un autre monde, le mien, essaie de danser sur ce qui me reste de conscience, mais je n'arrive pas à émerger du vide où tournent depuis plus d'un mois maintenant des chiffres, des calculs, des vérifications, des articles de loi – je sais que je suis à mi chemin, je panique devant la masse de ce qui n'est qu'effleuré, avec, sous-jacente, la certitude que j'y arriverai même si l'esprit comateux et le corps épuisé l'ignorent. En traversant la rue du 4 septembre je vérifie que j'ai « tenu » dix heures au bureau dans la solitude du samedi, avec une petite bouffée de satisfaction parce que cela fut assez facile aujourd'hui, juste un petit « os » noté sur une feuille dans mon sac. Je devrai reprendre cela chez moi dimanche soir, avec l'examen des listings qui m'attendent. Je secoue mes épaules crispées pour évacuer cette fausse lucidité qui m'enchaîne au labeur de ces jours, pour renverser (et je fais un petit signe avec mes mains), l'ordre de mes attentions. Je m'arrête au bureau de tabac à coté de l'opéra comique, et ce m'est un petit sas. Le trottoir du métro est vide mais le wagon dans lequel je monte bruisse de ces voix un peu plus fortes, de ces conversations qui nous viennent le soir quand au bout du trajet attendent repos ou distractions, et le hall du théâtre des Champs Elysées est plein de groupes plus ou moins élégants, de retrouvailles, de voix un peu précieuses qui me reposent. Je me redresse, m'imagine gracieuse en espérant que cela se voit dans ma façon de gravir ma volée d'escalier, à gauche, même si, bien entendu personne ne me regarde. Je ne suis pas trop en avance. J'écoute vaguement mes voisins. L'orchestre s'installe et déborde presque du plateau. Le noir se fait. Nous applaudissons la silhouette de Seiji Ozawa. Ce silence inimitable et puis les premières notes du requiem de Berlioz. Je suis heureuse. Je m'endors.

-----------------------

Su-per ! Su-per ! (4) La date du Jeu des mille euros à Étival-lès-le-Mans commençait à approcher, dans quinze jours on y était, à l'enregistrement. Pierrot avait décidé de raccourcir ses nuits, mais même si ça n'avait pas été le cas, ça n'aurait rien changé, puisqu'au fur et à mesure que l'échéance se dirigeait vers nous comme un train depuis le fond d'un tunnel, il était dans un tel état de nerfs qu'il était incapable de dormir. Des fois, il tombait comme un ivrogne, après quarante ou cinquante heures d'ingurgitation non-stop de dates d'événements historiques, de racines gréco-latines, de listes de prix Nobel de physique et de médecine, d'idiotismes folkoriques. Mais, à ce qu'il me disait, tout au plus une heure après être tombé, toujours il se réveillait à cause des crampes. Il trouvait que ça l'arrangeait, enfin, que ça nous arrangeait il disait, de presque pas dormir, plus de temps pour bosser, se préparer. C'est pareil pour mon boulot de standardiste, il me dit, je l'ai plus ça tombe bien, comme ça je peux vraiment me consacrer intégralement au Jeu des mille euros. J'aurais bien voulu savoir pourquoi et comment il avait perdu son boulot, mais c'était impossible d'en parler : à part de temps en temps, un détail au détour d'une phrase, il était incapable de causer de quoi que ce soit d'autre que du jeu ; pour Pierrot, les paroles, intégrales, c'était Le Jeu des mille euros - enfin lui, il ne disait plus que Le putain de jeu des mille putains d'euros - et la façon dont on allait gagner c'est sûr, ce qui nous restait à faire avant pour se préparer, et tel ou tel détail auquel il faudrait bien faire attention au moment des sélections, ce qu'on allait faire avec la thune, etc, etc. Il avait complètement dégivré, quoi, vraiment perdu le contact du sol, il ne se rendait même plus compte que si jamais on réussissait ce qu'on voulait faire, ben, ce qu'on aurait fait alors, c'était pas le casse du siècle, c'était juste récupérer cinq-cents euros chacun, la moitié de notre salaire mensuel, enfin pour lui de son ancien salaire mensuel. Si je ne savais pas pourquoi il avait perdu son boulot, pour moi c'était clair que ça avait à voir avec cette affaire d'Étival-lès-le-Mans, soit il n'était plus dans un état mental lui permettant de travailler normalement, et ça s'était vu et il s'était fait virer, soit il avait démissionné pour entièrement se consacrer à sa préparation pour le jeu. Les deux sont possibles, cinquante/cinquante. Enfin, je dis qu'il ne parlait plus que du Jeu des mille euros, mais je me trompe, en fait il ne parlait plus que de ça et de son oncle, qu'il traitait de traître, ou tout simplement de gros con, de honte faite homme, d'assassin de conscience, et de trucs largement pires, pendant des heures, il pouvait faire tourner des insultes encore et encore sur son oncle. Donc évidemment, moi, je ne savais vraiment plus quoi lui dire et on ne se voyait que quand il m'y forçait, parce que selon lui, il fallait absolument faire des réunions très souvent pour, je cite Pierrot, "régler jusqu'au dernier les plus menus détails". Oui, parce qu'aussi, il donnait l'impression de croire qu'il avait acquis le pouvoir de contrôler même ce qui ne dépendait pas du tout de nous, qu'il avait compris la maîtrise du hasard. Et donc, très régulièrement, "régler jusqu'au dernier les plus menus détails", pour moi ça voulait dire écouter Pierrot plusieurs heures brasser en palabres des histoires de structures fractales, de théorie des catastrophes et de celle du chaos, qu'il appliquait de plus en plus explicitement au fonctionnement même du Jeu des mille euros, et allons-y aussi par là-dessus le hedge fund de paradis fiscal dans lequel on pourrait placer notre butin par-ci, et le style des présentateurs du jeu par-là, Lucien Jeunesse machin, Nicolas Stoufflet truc, la manière dont ça pourrait influencer le déroulement des choses, et puis son oncle le traître, des trucs pas gentils que son oncle avait fait pendant que Pierrot était gamin, les plans de la salle des fêtes d'Étival-lès-le-Mans, le profil psycho-géologique du site et de toute la région mancelle, qu'il avait lui-même établis - "régler jusqu'au dernier les plus menus détails". Son grand truc aussi, une des phrases qu'il prononçait le plus souvent, c'était : "Je me souviens très bien, très bien mec, de Masse et puissance de Canetti, et je sais comment gérer avec les réactions du public. Alors reste calme, OK ?". Mot pour mot, il la disait, au bout d'un moment j'ai compté, entre sept et onze fois par heure. Je pense que tout seul chez lui, il devait continuer de se la dire à la même fréquence. Bref, c'est rien de dire que j'étais beaucoup moins au taquet que lui, et même, de le voir, comme ça, aux limites de la psychose, mais sans savoir de quel côté des limites, je n'accordais plus la moindre importance au jeu, je concentrais toute mon inquiétude sur Pierrot, jusqu'où il me faudrait le suivre, jusqu'où il irait, et comment je pourrais l'en empêcher.

vendredi 15 janvier 2010

64 : jeudi 14 janvier 2010

Su-per ! Su-per ! (3) Selon nous, sur le papier, nos chances de succès étaient énormes. On comptait pas avoir à se fouler, Pierrot et moi, pour se les cartonner les mille euros, à Étival-lès-le-Mans. Juste s'affûter un peu, se rafraîchir la culture générale de base, histoire de repousser la malchance. À ce stade, on considérait que c'était ça, notre seul adversaire, la malchance ; il fallait juste pas qu'on tombe sur la colle qui nous laisserait comme deux ronds de flanc au mauvais moment, c'est-à-dire au moment de la question "banco", qui rapporte cinq-cents euros, ou à celui de la question "super-banco", qui rapporte les mille euros qu'on convoitait et qu'on considérait déjà comme quasi-acquis, et, à la limite, dus. Parce qu'à ces deux questions, si on donne une mauvaise réponse, on perd tout, c'est zéro euro et un lot de consolation en forme de honte pire que celle d'avoir perdu. Pour nous, c'était ça l'ennemi qu'on avait ciblé et qu'on devait conjurer, le manque de bol d'avoir la mauvaise question au mauvais moment. Franchement, les sélections d'avant le jeu, c'est pas qu'on n'y pensait pas, mais c'est qu'au départ on ne concevait même pas comment on aurait pu ne pas les passer haut la main. Avant le jeu, sur place, il y a un type ou une nana de France Inter, mais pas le présentateur du jeu, qui pose des questions à la cantonnade et les gens qui veulent participer se réunissent autour et ils répondent comme à la criée, et ceux qui répondent le mieux sont repérés, on en fait une paire et c'est les deux candidats. Pour nous c'était clair, ce serait nous deux, Pierrot et moi, qui allions tous les pourrir aux sélections et être désignés candidats, ça ne valait même pas la peine d'y penser plus d'une minute. Et puis donc, on s'est mis à se jauger chacun de notre côté en écoutant tous les midis le jeu à la radio, et en répondant comme si on était sur place à concourir, en notant nos scores, et en repérant attentivement le genre de questions qui étaient vraiment typiques, et les types de manques de bol qu'on pourrait avoir, le jour J. Et en fait, Pierrot comme moi, on s'est alors rendu compte qu'auparavant, on avait jamais essayé de répondre à ces questions du Jeu des mille euros comme si on suivait les règles, et alors on a vu qu'en plus de la malchance, on avait quelques autres ennemis à craindre dans cette histoire. Il y a plein de questions auxquelles on ne savait pas répondre, c'est seulement les bons jours qu'il n'y en n'avait qu'une seule sur laquelle on ne séchait pas, Pierrot comme moi. Ce qui veut dire qu'il n'y avait que les bons jours où, comme candidats, on aurait eu droit de jouer le banco, via une question de repéchage. Et encore, pour être honnête, les seuls jours où on arrivait au banco ou au super-banco, c'étaient des spéciales jeunes, avec des questions pour les collégiens et les lycéens. Par contre, au fur et à mesure du mois où on s'est mis en situation, en écoutant le jeu chaque jour à la radio, on rejoignait de plus en plus les conditions réelles d'un candidat, parce que vu qu'on peinait mais qu'on voulait toujours y croire, parce que ces mille euros d'Étival-lès-le-Mans, il fallait qu'ils soient pour nous sinon c'était vraiment dégueulasse, et bien on était de plus en plus tendu chaque midi, tout seul chez moi, et Pierrot tout seul chez lui, dans un état de stress qui ne pourrait pas être pire que celui qu'on aurait qu'on y serait vraiment. Enfin, qu'on pourrait avoir, si quand on y serait on était sélectionné comme candidats. Au bout d'un mois, pendant la réunion où on a mis en commun nos résultats, pour faire le point, et vus les résultats que c'étaient justement, on a commencé à l'avoir très mauvaise et à bien flipper dans la perspective des sélections d'avant le jeu, qu'auparavant on balayait, royal, d'un revers de main. Ceux qu'on avait été sûr d'avance de pulvériser, plus ça allait, ben, plus on les craignait et on commençait même, sans vraiment se le dire, à ne guère voir comment il ne pourraient pas être meilleurs que nous. Les profs à la retraite, les érudits locaux, les bibliothécaires de sous-préfecture, les membres de clubs Questions pour un champion, ils allaient tous nous broyer, les chiens, et être candidats à notre place, et eux avec vraiment que la malchance pour les empêcher de décrocher les mille euros. Bon, ça c'était la pente que suivait notre humeur pendant la réunion, direction directe vers le broyage de noir, et puis Pierrot a eu un sursaut d'orgueil, il a dit rageur qu'on était sûr de les perdre, ces mille euros, avec cet état d'esprit, qu'il fallait qu'on arrête tout de suite de baisser les bras, et de renoncer à ce qui nous les tend, les bras : une plaque en euros, merde, une plaque. Pierrot a dit qu'on allait se les faire quand même, ces mille putains d'euros. C'est comme ça qu'il dirait maintenant Pierrot, "mille putains d'euros", et même pour parler du jeu, il dirait désormais Le jeu des mille putains d'euros, voire Le putain de jeu des mille putains d'euros. On n'est pas des brelles, qu'il tonnait Pierrot, et n'oublie pas qu'on a encore deux mois pour être au niveau, et qu'on est les seuls à les avoir, ces deux mois, et il me sommait de toujours m'en souvenir, de ça, de notre avance sur tous les autres concurrents, au niveau du temps de préparation. Donc, à partir de maintenant, on raccourcissait les nuits et on ne lisait plus que des manuels de culture générale. Et, très important, Pierrot y insistait, hormis les quinze minutes quotidiennes et impératives d'écoute du Jeu des mille euros, autant que possible on mettrait France Culture en ambiance sonore, même la nuit pendant le sommeil, on ne sait jamais qu'il disait, peut-être que ça aura un effet pendant le sommeil aussi.

jeudi 14 janvier 2010

63 : mercredi 13 janvier 2010

Su-per ! Su-per ! (2) C'était parti d'un coup de fil de son oncle, à Pierrot, celui qui est conseiller municipal d'Allones, à côté du Mans. Un oncle dont Pierrot à longtemps été proche, parce que c'était l'intellectuel de la famille, et Pierrot, le deuxième intellectuel mais enfant puis adolescent, dans une famille qui, à part eux deux, n'en comprend pas, des intellectuels ; et donc ils avaient un rapport d'affection spécial tous les deux, celui du neveu préféré à l'oncle préféré. Son oncle lui avait dit au téléphone que dans trois mois environ, dans une petite ville à côté d'Allones, Étival-lès-le-Mans, il y aurait Le Jeu des mille euros qui passerait, qui serait enregistré. Il avait même bien pris la peine de préciser à Pierrot qu'il ne fallait pas qu'il le répète parce que c'était interdit par France Inter de l'annoncer avant qu'eux le fassent à l'antenne. Pierrot avait répondu à son oncle qu'il ne voyait vraiment pas pourquoi et à qui il pourrait aller le répéter, et l'oncle de lui dire qu'il savait bien, que c'était juste pour lui faire comprendre qu'il venait de faire un truc interdit en l'en informant, et que c'était comme par superstition qu'il prenait cette précaution, mais qu'il n'était pas inquiet et que s'il s'était permis de le lui dire, à Pierrot, c'est en sachant très bien que son neveu ne serait pas concerné par ce Jeu des mille euros, et en se souvenant que son neveu préféré écoutait souvent ce jeu, c'est tout. Sauf que bien sûr Pierrot m'a téléphoné illico presto pour qu'on se voie le soir même et qu'on lance les hostilités pour notre opération Jeu des mille euros, dans trois mois à Étival-lès-le-Mans. C'est à deux-cents-cinquante bornes de chez nos parents, on emprunterait la voiture des miens pour y aller et profiter du gros avantage dont on disposait : avoir su trois mois à l'avance que ça aurait lieu là, c'est-à-dire avoir eu bien triple temps de préparation par rapport aux autres candidats, qui ne seraient pas informés avant l'annonce à l'antenne des dates et lieux des prochains enregistrements. Quand je lui ai demandé s'il ne craignait pas que ça fasse des problèmes à son oncle, qu'on nous y voie là-bas, son neveu qui débarque de deux-cent-cinquante kilomètres pour jouer, il m'a dit que personne ne saurait qu'il est son neveu, et que de toute façon, il s'en fichait pas mal, que ça puisse faire des emmerdes à son oncle. Il ne me l'avait pas encore dit, mais Pierrot se sentait en délicatesse avec son oncle depuis quelques années, et c'est vrai qu'il ne m'en parlait plus de cet oncle depuis un bon moment, alors qu'avant, c'est souvent qu'il le faisait. Il m'a expliqué que c'était depuis qu'un peu avant les dernières élections législatives, son oncle était passé comme conseiller municipal de sans étiquette à Nouveau Centre. Pierrot était persuadé que si son oncle avait fait ça, c'était pour être candidat Nouveau Centre dans sa circonscription aux législatives, vu qu'il l'avait été en effet juste après son retournement de veste, et qu'il devait savoir d'avance, l'oncle, que le Nouveau Centre n'enverrait qu'un second couteau dans son genre se faire bananer aux législatives, sans aucune chance d'accéder au deuxième tour, mais que pour sa notoriété locale, l'oncle avait dû y voir du bon. Pierrot pensait qu'il devait déjà lorgner sur une position en tête de liste aux prochaines municipales à Allones, et dans ce cas ça voudrait dire tête de liste unifiée UMP-Nouveau Centre. Et ça, Pierrot ne l'encaissait pas du tout, son oncle préféré, l'intellectuel, devenu candidat aux couleurs du parti de la droite décomplexée, Frédéric Lefebvre, Patrick Balkany et tutti quanti, vraiment ça lui faisait trop mal au cœur et à l'estime qu'il avait pour son oncle, et pour ce qu'il lui devait. En fait, Pierrot tuait symboliquement le père spirituel qu'il avait adopté, en nous lançant vers un objectif dont nous n'aurions même pas dû avoir connaissance, n'était le faible d'un élu local pour son neveu favori. Et donc, pour nous, ça voulait dire que dès le lendemain, on commençait l'entraînement en écoutant tous les jours, chacun de notre côté, Le Jeu des mille euros, en répondant aux questions et en notant nos scores. On se reverrait au bout d'un mois, pour faire le point sur la suite de la préparation. Avec un but très très clair dans nos deux têtes : décrocher les mille euros.