lundi 25 janvier 2010

74 : dimanche 24 janvier 2010

La corde est posée sur le dossier de la chaise... Nina a laissé un mot sur le secrétaire : "Je n'ai trouvé que cette corde en polyamide, je pense qu'elle fera l'affaire en guise d'amarre pour ton bateau, je t'embrasse, à demain." Quelle idiote... On peut parfois faire avaler n'importe quoi aux imbéciles. Ces mêmes analphabètes qui croient aux vertus du bonheur, ou qui à renfort de clochettes font tinter le scandale d'être adepte du désespoir. J'ai toujours eu en horreur le rire, c'est indécent, c'est la défécation des sentiments, Nina rit constamment, elle me donne la nausée. Je crois ne l'avoir jamais vu pleurer. Je sanglote en moyenne trois fois par jour, nul besoin de posologie, je possède une horloge interne qui régule ma mélancolie ; le matin au réveil après avoir vomi mon café, le midi devant le journal télévisé et le soir lorsque je suis imbibé de whisky. Il semblerait que ce soir j'ai rempli l'équivalent d'un verre à moutarde, mon papier à musique est fripé de larmes. Je n'ai écrit qu'une portée. J'aurais pourtant souhaité terminer ce livret avant mon rendez-vous... mais j'ai tout mis de côté. J'ai préféré écrire mes maux, faire gicler la verge de mon stylo sur du papier vierge, ce gigolo qui demande en espèces mon contenu lacrymal. Freud est assoupi au coin du feu, il devrait avoir honte, je n'ai jamais pu compter sur ce chat pour trouver mes inspirations. Il me fait penser à Nina. Pourquoi me suis-je encombré de ces deux loques qui exhibent leur plaisir au devant de ma tristesse ? La peur de la solitude sans doute. J'apprécie peut-être leur insalubre présence pour magnifier mon dégout de l'humanité, pour expectorer toute forme de joie. De même que j'aime à me rappeler chacune de mes ruptures sentimentales. Mais je n'ai jamais usé de médicaments, il est tellement délectable de se sentir crucifié sur l'autel des sentiments. En revanche l'eau de vie écossaise à toujours été une fidèle camarade, bien qu'elle se soit parfois fourvoyée. Elle me trompa ce jour maudit, où je me surpris à rire d'une gorge déployée, et que Freud manqua de chuter de la cheminée, malheureusement il n'atteignit jamais le foyer, et acheva sa chute dans la douceur du canapé. La vie est mal faite. Nina doit certainement être dans les bras de son amant, elle a toujours trouvé grand plaisir au lancer de couteau, à la différence qu'elle ne manque jamais sa cible, bien que le dessein de Nina fut toujours de m'épargner... Les idiots sont dénués d'habileté, ce qui fait d'eux des assassins de l'esprit. Il est temps pour moi de cesser de tergiverser, la bouteille de scotch se vide à vive allure, et l'ivresse risquerait bien de me conduire au rire. Or il n'est pas pensable que je manque mon rendez-vous de ce soir. Le polyamide est parait-il sensible à l'humidité, et je commence à vivement transpirer...

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Il entra et découvrit, assise derrière son bureau, la physionomie de l'homme qui l'avait convoqué. M. Rampon était un homme approchant la cinquantaine, la chevelure dense et grise, coupée court. Il était légèrement corpulent, son double menton serré de près par une cravate brune foncée, le port raide dans son costume mêmement brun que sa cravate. Il devait être homme à marcher jambes et bras légèrement écartés, comme on le fait avec une nonchalance appuyée, en affichage de sa virilité dans les westerns. Le Responsable de Mission des Services Généraux lui fit prendre une chaise face à lui, et se leva à demi derrière son bureau pour lui serrer la main, pendant laquelle il montra un sourire mimant la cordialité, sans se défaire de la gravité avec laquelle il semblait déclarer au monde entier sa crédibilité. M. Rampon commença l'entretien par quelques questions d'usage, savoir si tout se passait bien à l'enregistrement du courrier, s'il avait des requêtes particulières à formuler au sujet des conditions de travail, puis il entonna une petite tirade, déclarant qu'il avait plaisir à le rencontrer, et que c'était l'occasion d'enfin mettre un visage sur un nom, car dans notre métier de services l'aspect humain est essentiel mais que, comme nous sommes tous tellement pris, nous n'avons même plus le temps de faire connaissance, hélas. Pendant que M. Rampon, après s'être tu, fixait quelques instants l'écran de son ordinateur, le convoqué observa la pièce où il était venu s'assoir. Deux fenêtres carrées sur la paroi opposées à la porte, des cloisons gris clair qui ne portaient d'autre décoration qu'un plan de la ville encadré sous verre, et une photographie du siège de la société, le grand cylindre gris où ils se trouvaient, également encadré sous verre. Le mobilier était en tout et pour tout composé d'une armoire et d'un bureau bleu outremer, comme la porte. L'armoire fermée et le bureau ne portant rien d'autre qu'un ordinateur et un téléphone. "Bien, reprit M. Rampon, je vous ai convoqué car nous avons constaté une anomalie dans votre service hier, voyez-vous de quoi je veux parler ?" Il répondit qu'il ne croyait pas voir, non, et Rampon lui dit que la veille, une des lettres qu'il avait eu à traiter n'avait pas été transmise après son arrivée à l'enregistrement, qu'en d'autres termes, hier une lettre avait disparu dans son service, alors qu'elles n'y doivent que passer. Comme M. Rampon lui demandait une explication, il bredouilla qu'effectivement, une lettre avait disparu car il en était lui-même le destinataire, et qu'après avoir hésité, il l'avait gardée sans la remettre dans le tuyau à sa droite par lequel il évacue tous les plis. Rampon sembla très surpris, "Comment ?, dit-il, mais vous avez enfreint la procédure que le Chargé de Mission aux procédures vous a indiquée." Il dût répondre, penaud, après avoir répété qu'il avait hésité, qu'il n'avait pas connaissance de ces procédures et qu'il n'avait jamais eu le moindre contact avec le Chargé de Mission aux procédures. Rampon n'en revenait pas : "Ah bon ?! Le Chargé de Mission ne vous a pas indiqué les procédures ?". Comme le salarié confirmait, Rampon lui déclara que ceci devrait être corrigé, et qu'il serait formé très prochainement, que des excuses lui étaient dues pour n'avoir pas eu les moyens optimaux pour l'exercice de sa fonction. Il allait être libéré lorsqu'on lui demanda : "Mais pourquoi avez-vous reçu un pli au sein de la société, votre mission ne le justifie pas. Qui vous l'a envoyé, ce pli ?" L'enregistreur du courrier répondit qu'il n'avait aucune idée de la cause de l'envoi de cette lettre, et que l'expéditeur en était un organisme nommé 2ISD. M. Rampon tapa alors quelque chose sur son clavier, et mit cordialement fin à l'entretien.