samedi 16 janvier 2010

65 : vendredi 15 janvier 2010

Le square Louvois est désert, noyé dans un début de nuit et une petite pluie fine qui dresse un voile étincelant devant les ventres, les cuisses des statues de la fontaine. La porte cochère se referme derrière moi avec un claquement sourd, profond, qui résonne dans le silence vertigineux, silence qui souligne mes pas pendant que je m'éloigne, un peu ankylosée, et tourne dans la rue Saint Anne. Je m'affermis, et l'idée de la musique, l'entrée dans un autre monde, le mien, essaie de danser sur ce qui me reste de conscience, mais je n'arrive pas à émerger du vide où tournent depuis plus d'un mois maintenant des chiffres, des calculs, des vérifications, des articles de loi – je sais que je suis à mi chemin, je panique devant la masse de ce qui n'est qu'effleuré, avec, sous-jacente, la certitude que j'y arriverai même si l'esprit comateux et le corps épuisé l'ignorent. En traversant la rue du 4 septembre je vérifie que j'ai « tenu » dix heures au bureau dans la solitude du samedi, avec une petite bouffée de satisfaction parce que cela fut assez facile aujourd'hui, juste un petit « os » noté sur une feuille dans mon sac. Je devrai reprendre cela chez moi dimanche soir, avec l'examen des listings qui m'attendent. Je secoue mes épaules crispées pour évacuer cette fausse lucidité qui m'enchaîne au labeur de ces jours, pour renverser (et je fais un petit signe avec mes mains), l'ordre de mes attentions. Je m'arrête au bureau de tabac à coté de l'opéra comique, et ce m'est un petit sas. Le trottoir du métro est vide mais le wagon dans lequel je monte bruisse de ces voix un peu plus fortes, de ces conversations qui nous viennent le soir quand au bout du trajet attendent repos ou distractions, et le hall du théâtre des Champs Elysées est plein de groupes plus ou moins élégants, de retrouvailles, de voix un peu précieuses qui me reposent. Je me redresse, m'imagine gracieuse en espérant que cela se voit dans ma façon de gravir ma volée d'escalier, à gauche, même si, bien entendu personne ne me regarde. Je ne suis pas trop en avance. J'écoute vaguement mes voisins. L'orchestre s'installe et déborde presque du plateau. Le noir se fait. Nous applaudissons la silhouette de Seiji Ozawa. Ce silence inimitable et puis les premières notes du requiem de Berlioz. Je suis heureuse. Je m'endors.

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Su-per ! Su-per ! (4) La date du Jeu des mille euros à Étival-lès-le-Mans commençait à approcher, dans quinze jours on y était, à l'enregistrement. Pierrot avait décidé de raccourcir ses nuits, mais même si ça n'avait pas été le cas, ça n'aurait rien changé, puisqu'au fur et à mesure que l'échéance se dirigeait vers nous comme un train depuis le fond d'un tunnel, il était dans un tel état de nerfs qu'il était incapable de dormir. Des fois, il tombait comme un ivrogne, après quarante ou cinquante heures d'ingurgitation non-stop de dates d'événements historiques, de racines gréco-latines, de listes de prix Nobel de physique et de médecine, d'idiotismes folkoriques. Mais, à ce qu'il me disait, tout au plus une heure après être tombé, toujours il se réveillait à cause des crampes. Il trouvait que ça l'arrangeait, enfin, que ça nous arrangeait il disait, de presque pas dormir, plus de temps pour bosser, se préparer. C'est pareil pour mon boulot de standardiste, il me dit, je l'ai plus ça tombe bien, comme ça je peux vraiment me consacrer intégralement au Jeu des mille euros. J'aurais bien voulu savoir pourquoi et comment il avait perdu son boulot, mais c'était impossible d'en parler : à part de temps en temps, un détail au détour d'une phrase, il était incapable de causer de quoi que ce soit d'autre que du jeu ; pour Pierrot, les paroles, intégrales, c'était Le Jeu des mille euros - enfin lui, il ne disait plus que Le putain de jeu des mille putains d'euros - et la façon dont on allait gagner c'est sûr, ce qui nous restait à faire avant pour se préparer, et tel ou tel détail auquel il faudrait bien faire attention au moment des sélections, ce qu'on allait faire avec la thune, etc, etc. Il avait complètement dégivré, quoi, vraiment perdu le contact du sol, il ne se rendait même plus compte que si jamais on réussissait ce qu'on voulait faire, ben, ce qu'on aurait fait alors, c'était pas le casse du siècle, c'était juste récupérer cinq-cents euros chacun, la moitié de notre salaire mensuel, enfin pour lui de son ancien salaire mensuel. Si je ne savais pas pourquoi il avait perdu son boulot, pour moi c'était clair que ça avait à voir avec cette affaire d'Étival-lès-le-Mans, soit il n'était plus dans un état mental lui permettant de travailler normalement, et ça s'était vu et il s'était fait virer, soit il avait démissionné pour entièrement se consacrer à sa préparation pour le jeu. Les deux sont possibles, cinquante/cinquante. Enfin, je dis qu'il ne parlait plus que du Jeu des mille euros, mais je me trompe, en fait il ne parlait plus que de ça et de son oncle, qu'il traitait de traître, ou tout simplement de gros con, de honte faite homme, d'assassin de conscience, et de trucs largement pires, pendant des heures, il pouvait faire tourner des insultes encore et encore sur son oncle. Donc évidemment, moi, je ne savais vraiment plus quoi lui dire et on ne se voyait que quand il m'y forçait, parce que selon lui, il fallait absolument faire des réunions très souvent pour, je cite Pierrot, "régler jusqu'au dernier les plus menus détails". Oui, parce qu'aussi, il donnait l'impression de croire qu'il avait acquis le pouvoir de contrôler même ce qui ne dépendait pas du tout de nous, qu'il avait compris la maîtrise du hasard. Et donc, très régulièrement, "régler jusqu'au dernier les plus menus détails", pour moi ça voulait dire écouter Pierrot plusieurs heures brasser en palabres des histoires de structures fractales, de théorie des catastrophes et de celle du chaos, qu'il appliquait de plus en plus explicitement au fonctionnement même du Jeu des mille euros, et allons-y aussi par là-dessus le hedge fund de paradis fiscal dans lequel on pourrait placer notre butin par-ci, et le style des présentateurs du jeu par-là, Lucien Jeunesse machin, Nicolas Stoufflet truc, la manière dont ça pourrait influencer le déroulement des choses, et puis son oncle le traître, des trucs pas gentils que son oncle avait fait pendant que Pierrot était gamin, les plans de la salle des fêtes d'Étival-lès-le-Mans, le profil psycho-géologique du site et de toute la région mancelle, qu'il avait lui-même établis - "régler jusqu'au dernier les plus menus détails". Son grand truc aussi, une des phrases qu'il prononçait le plus souvent, c'était : "Je me souviens très bien, très bien mec, de Masse et puissance de Canetti, et je sais comment gérer avec les réactions du public. Alors reste calme, OK ?". Mot pour mot, il la disait, au bout d'un moment j'ai compté, entre sept et onze fois par heure. Je pense que tout seul chez lui, il devait continuer de se la dire à la même fréquence. Bref, c'est rien de dire que j'étais beaucoup moins au taquet que lui, et même, de le voir, comme ça, aux limites de la psychose, mais sans savoir de quel côté des limites, je n'accordais plus la moindre importance au jeu, je concentrais toute mon inquiétude sur Pierrot, jusqu'où il me faudrait le suivre, jusqu'où il irait, et comment je pourrais l'en empêcher.