lundi 31 janvier 2011

444 : dimanche 30 janvier 2011

Aujourd’hui, une étrange confusion : être passé près d’un chantier et avoir lu « port du masque obligatoire ».

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La troisième porte de la petite rue était basse, discrètement percée en bas, un peu sur le côté, de la grande surface de belles pierres ocrées, aux parements usées, qui était sans doute l'extrémité du transept d'une petite église, désaffectée depuis des siècles, en partie ruinée, ouvrant sur une petite place quelque part dans le dédale énervant ce vieux quartier. Elle était là blottie, presque une chatière, assez large, merveilleusement proportionnée et accueillante sous son ogive bordée d'un simple bandeau. Mais dans l'oubli de la petite rue, on s'était résigné d'autant plus facilement à la résille de graphes, bruns, noirs, blancs, qui envahissait les simples planches de chêne de la porte qu'elle n'ouvrait plus, ou très rarement, sur le débarras qu'elle desservait.


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Il a très souvent essayé d’enregistrer ce son. C’est celui qu’il lui faut pour lancer sa compilation. Le son s’appellera « Pinte aigre du léviathan femelle ». Il passera en boucle dans les néo-pubs, ceux dont les alcôves sont équipées de tables à robinets. Quand on les ouvre, ces robinets sifflent et projettent de la bière peu brassée ou du cidre incolore. Le sifflement se mêlera au son passant en boucle, « Pinte aigre du léviathan femelle ».


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Le bruit régulier des gouttes qui suintent de la gouttière t'accompagne. D'ordinaire cette résonance de métronome t'agacerait, mais aujourd'hui il te rassure, leur régularité à quitter le toit pour claquer au sol te garde éveillée, sur le qui-vive. Consciente. Tu as perdu le goût et l'odorat, tes yeux s'accordent mal et tu te raccroches aux deux sens qui te restent intacts. Allongée toute la journée, tes bras reposent hors des draps métisses un peu rugueux, tes cheveux sont éparpillés sur l'oreiller. Tes parents t'ont installée dans leur chambre, ta fille dans le bureau et eux dans le salon. Tes parents ont eu très peur, ta mère essaye de se frayer un chemin à toi par sa cuisine, ses soupes, compotes, par ce que tu peux avaler. Tu as trente-cinq ans et ton cœur s'est arrêté. Tu es tombée au sol, quelqu'un t'a rattrapée, heureusement tu étais dans une mairie disposant d'un défibrillateur et d'un personnel formé. Entre le kiné, l'infirmière, l'orthophoniste, les câlins de ta fille et les sourires de tes parents, tu comptes les gouttes qui tombent du ciel et te rappellent que tu es vivante.


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C’est donc ça, le plus difficile. Pour les choses les plus importantes de l’existence comme pour les plus infimes, pour les plus élevées comme pour les plus vulgaires, le plus dur est de surmonter ses erreurs. C’est une douleur qui ne peut trouver véritable réconfort auprès de quiconque, celle d’apprendre à vivre avec ce qu’on a mal fait, ce qu’on n’a pas fait, ce qu’on a trop fait, ce qu’on n’arrive pas à arrêter de faire, ce qu’on a oublié avoir déjà pensé qu’il faudrait faire autrement. Que la faute ou la maladresse commise gêne ou blesse un proche, un inconnu, quelqu’un qu’on méprise, respecte ou craint, ou soi-même (qu’on se craigne, se respecte ou se méprise), ou bien tout ce joli monde, il n’y a qu’à soi qu’on puisse en vouloir, et le pardon qu’on cherchera à s’accorder, peut-être le seul qui vaille, pourrait bien être le plus long et le plus pénible à obtenir. Ceux qui s’absolvent naturellement sont fous, ou formidablement cyniques, mais bienheureux.

dimanche 30 janvier 2011

443 : samedi 29 janvier 2010

Léon sourit de bonheur quand il se rendit compte qu’il ne pourrait assister au comice agricole de cette année.

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"Asseyez-vous". Il fait sombre dans la pièce. En son centre, un tabouret de bar noir sous un éclairage digne d'un plateau de cinéma, posé sur un tissu gris foncé. Je suis un peu nerveuse. Lui aussi, enfin, je ne sais pas, son expression est indéchiffrable mais ses mains tremblent. J'avance lentement, mon corps quitte l'ombre pour entrer dans la lumière blanche et crue. Mes poumons cherchent l'air, mes yeux s'efforcent de ne pas cligner. Je me pose, raide, mains sur mes genoux, tête droite. "Ne vous inquiétez-pas, ça ne fera pas mal". Il a un petit sourire complice. J'aimerai avoir un verre de vin dans mes veines. Il se détourne, ses gestes silencieux et mesurés, et reviens vers moi un appareil photo bien en main, l'énorme objectif tendu vers moi. "On y va".

samedi 29 janvier 2011

442 : vendredi 28 janvier 2010

Léon se saisit de sa madeleine et, la contemplant avant de la tremper dans son thé, fut un instant fugace traversé par l’idée que ce gâteau lui rappelait confusément un roman dont on lui avait parlé au lycée…

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Les circonstances ont éparpillé les pièces, une main discrète a renversé l’échiquier... Que nul souffle ne vienne ternir le soir, le ciel dépouillé, dur comme l’émail, les senteurs de jasmin et de cire chaude, l’air stérile, les reflets d’une lune tardive, le dôme nu, le silence...


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C’était la croiser, aujourd’hui comme chaque jour, même heure pour la même destination et, aujourd’hui seulement, vouloir la remarquer, vouloir la regarder, la voir peut-être pour la première fois, un peu plus longtemps que d’habitude et, pour changer, monter par la même porte qu’elle dans la voiture qui ne s’arrêtait pas face à notre escalator en gare d’arrivée et considérer ce temps perdu, dont elle n’aurait bien sûr jamais conscience, comme une secrète et vaine preuve d’amour.


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Dans son sac, un goûter, des crayons de couleurs éparpillés, un paquet de mouchoir, sa trousse et ses affaires d'école et un carnet de mots. A sept ans sa collection est déjà large, avec "ekcellent", "amboulatoire", "roconnéssance", "de guingois". Son orthographe est créative mais phonétiquement juste, son écriture tient entre les lignes qui la contraignent, il n'y a aucune rature. Au fil des jours, il recopie de la rue, note à l'oreille, ferme les yeux et savoure le goût de chaque syllabe et voyage que ses mots lui procurent. Grâce à eux, sa vie se colore d'univers "aimprévus", d'aventures "rokambolsaisques" et de rêves "extraodinères".


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Il reconnut l'écriture sur l'enveloppe, le cachet de la poste sur le timbre qui en signalait la ville d'origine, même avec deux lettres manquantes, mal tamponnées. Il n'y avait pas de doute : ce courrier portait des nouvelles de l'ami d'enfance, si cher à son cœur, même après des années de parcours éloignés. Il savoura l'instant où il décacheta le pli avec le coupe-papier, cœur battant, yeux pétillants. La même écriture serrée à l'intérieur sur une feuille parfaitement pliée en trois parties égales. Une suite de mots logiques, correctement orthographiés et ordonnés, mais qui ne faisait pas de sens pour son destinataire. Le propos ressemblait plus à une démarche administrative qu'à une confidence. Il déclinait cordialement l'invitation qui lui avait été faite "pour des motifs sérieux mais néanmoins sans gravité". C'était tout. Plus que le refus d'une nouvelle rencontre, le ton impersonnel de la lettre le blessait. Une blessure profonde, ancienne, qui se rouvrait soudainement, douloureuse. Sans doute cette écriture distanciée était un effet de cette maladie qu'ils n'avaient jamais nommée ensemble. Comment lui faire face ? Comment même lui tourner le dos ? Il ne comprit pas que ce détachement était le seul moyen que son ami avait jugé acceptable pour exposer un rejet qu'il savait cruel et qui malgré sa forme trahissait une réalité plus pénible encore. Longtemps après seulement il en eut l'intuition. Des mois avaient passé. Une année peut-être avant qu'il ne puisse entrevoir cette lettre sous un autre jour.

vendredi 28 janvier 2011

441 : jeudi 27 janvier 2010

Vérifié sur la boîte aux lettres du hall : nom nouveau voisin palier = Samuel Spade (anglais ? amerloque ?).

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C’était, énervé, à chaud, répondre à un mail incriminant du client qui n’avait pas à nous contacter directement, répondre sèchement et avec sarcasme, faire bien comprendre qui, ici, savait et produisait, bref, travaillait vraiment, mettre ainsi mal à l’aise le commercial qui ne nous avait pas défendu suffisamment vite et, en l’absence d’option « Annuler » sur la messagerie, regretter de ne s’être pas calmé, se désoler de ce qu’allait souffrir le commercial de reproches, sa prime en moins peut-être mais devoir garder le visage froid, devoir rester sur sa lancée acrimonieuse.


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Repos Le squelette des arbres d’hiver lui font penser au sien qui ne cesse de la faire souffrir. Chaque nuit est un problème tant son corps l’encombre et l’empêche de s’endormir. Alors, cette nuit, elle a pris sa décision. Avec mille précautions, elle a dévissé sa tête, l’a posée doucement sur l’oreiller puis a laissé son corps s’installer à sa guise. Ses yeux l’ont surpris à s’étirer, se tourner dans tous les sens, se mettre en boule pour finalement s’étaler majestueusement sur toute la surface du lit. Quelques soubresauts, de longues et profondes respirations puis il a cessé de remuer et s’est endormi d’un coup, totalement apaisé. Sa tête l’a regardé, jalouse de son aptitude au repos, presque déçue de sa désinvolture. Elle a bien tenté de repousser les pensées qui l’asticotaient, a voulu être méthodique, les rangeant par priorités, rien n’y a fait ! Les yeux grands ouverts, elle a parcouru son corps, voluptueusement plongé dans le monde du sommeil et a continué à converser avec ses réflexions, ruminant ses préoccupations, méditant sur l’absurdité de son sort. Au petit matin, ses yeux se sont fermés tout seuls, sa tête a roulé pour se retrouver à sa place, lourde, épuisée, totalement vidée alors que son corps s’éveillait, délicieusement reposé.


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La seconde maison de la petite rue avait, au fond d'une profonde embrasure bordée d'un bandeau moyennement large, badigeonné de blanc, découpée dans l'enduit ocre pâle un peu usé de la façade, une porte assez étroite et plutôt haute, simple assemblage de bois, parfaitement soigné, poli et ciré, orné d'une simple moulure et d'un bandeau transversal portant un bouton de laiton, si parfaitement banale et ordinaire qu'elle aurait pu illustrer le mot porte dans un livre de lecture ou la lettre p dans un abécédaire un peu vieillot.


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Une fois sur place, il avait vu que les lieux n’avaient rien du bout du monde désolé que l’imagination avait dessiné comme cadre nécessaire de l’acte qu’il savait s’être déroulé ici. Ce n’était pas une bordure ensauvagée d’une maison solitaire et délabrée, à laquelle un unique chemin aurait mené depuis la grand’ route au loin, et le long duquel, approchant d’ici, on aurait vu avec la vieille bâtisse et le pauvre puits qui lui tenait compagnie les deux premières constructions humaines hors de la route depuis des dizaines de kilomètres. Il y avait en fait du voisinage, quelques maisons de part et d’autre, et en face, alignées face à la rue qui menait au centre-ville. Il n’avait pas eu besoin d’être loin de tout, de cette autorisation psychologique et de l’apparence de discrétion, pour le balancer dans le puits fiché au milieu de la pelouse bien tondue, juste derrière la maison. L’autre avait dû se pencher, dû se laisser convaincre qu’il y avait quelque chose à voir au fond, et se faire pousser dans le dos, en plein après-midi, à un moment où il avait fallu compter sur la chance pour que les voisins soient ailleurs, ou du moins pas dans leur jardin, ni derrière leur fenêtre à regarder s’il n’y avait pas un peu d’animation, à côté, de l’autre côté de la haie. Un regard panoramique, personne en vue, l’autre penché au dessus du puits, on n’a plus qu’à le pousser au fond d’un grand coup, lui soulever les jambes subitement pour qu’elles décollent du sol et que tout le corps soit emporté dans le même mouvement dans le trou. Il n’y avait pas d’eau, mais c’est profond, ça a dû taper un coup sec en tombant, et être terminé. Pas de voisins dans leur jardin, personne en vue, personne n’a vu, terminé.


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Il avait longtemps pensé qu'ils avaient un cerisier du Japon. Sa femme en prenait soin, taillait ses branches et s'extasiait devant ses fleurs. Sa femme était morte aujourd'hui, mais Eugène continuait à regarder l'arbre se développer avec un débordement de créativité car il n'osait rien tailler. Pourquoi avait-il fallu que la voisine vienne ternir ce souvenir et lui montrer, fruit coupé en deux à l'appui, que son cerisier était, en réalité rien d'autre qu'un pommier chétif qui donnait des fruits minuscules... Une tasse de café à la main, une moitié de pomme dans l'autre, elle arborait un rictus triomphant de mégère victorieuse. C'en était trop. Eugène saisi sa voisine à pleine taille et la balança par le balcon de l'étage de sa maison. Elle atterri la tête la première sur le pavé, son sang giclant jusqu'aux racines de l'arbre en question.


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Martin les a comptés à quatre reprises. La première fois sans méthode. Il a ouvert tous les sachets et vidé leur contenu dans les récipients qu'il a trouvés dans sa cuisine bol, casserole, saladier... Puis il les a dénombrés dans chaque récipient, noté sur une feuille la somme, avant d'effectuer l'addition pour arriver à 807. Il se doute bien avec un chiffre pareil que ça ne va pas, que ça ne peut pas aller. La deuxième tentative ne donne guère mieux, jugez vous-même : 805. Il décide d'appliquer une méthode, fait des groupes de vingt, et hop !, retour à 807. Bon, et si on passait au paquet de dix ? Ça donne quoi Martin ? 807. Ah, ça ne s'arrange pas. Bilan des courses : 807, 805, 807, 807. Cette histoire de comptage commence à vous agacer, c'était prévisible. Alors, il me faut expliquer. Martin compte des M&M's. Et il en veut 808, exactement. Car Martin a une idée fixe, pas celle de compter des M&M's : il veut se venger de son chef. Ce dernier le surnomme M&M's, et Martin n'en peut plus. La 808e fois fut celle de trop. Il sait qu'il y en a eu 808, et non 807, encore moins 805. Il le sait parce qu'à chaque fois, il a tracé un bâton sur son carnet et qu’aujourd’hui il y a combien de bâtons ? 808 ! Finalement, vous suivez quand même. Ce quolibet, son chef en est fier. Il l'appelle ainsi parce que le nom de famille de Martin, c'est Martin. Eh oui, ses parents, sûrement aussi drôles que son supérieur hiérarchique, ont trouvé "rigolote" cette identité tautologique. Tout comme ses camarades de classe, de club de sport, et de travail à présent. Martin estime que ça suffit. Et injustement, mais bon, la justice dans ce pays, on sait ce que ça veut dire, donc, injustement, il a pour projet de faire payer son chef pour toutes les brimades subies durant sa vie. En gros, et pour reprendre ses mots "il va les bouffer les M&M's". 808 pour être précis. Le voilà maintenant devant la boulangerie, pour acheter un sachet supplémentaire.

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Soleil masqué, scepticisme des jours d'aplomb. À l'aube tu iras écouter aux portes des temples les supplications et les lamentations des foules, et leurs imprécations. Tu en éprouveras un certain vertige. Alors des distances se créeront qui te donneront la certitude du présent. Alors le temple se vide. Tu pars, la nuit revient. Un temps, tu te sens transparent. Alors ton œil brille et se reflète au dedans. Alors tout message disparaît. Seuls les signes et leurs cadences insensées. Quelque chose de fuyant t'assaille. Tu ne fais pas attention. Tu trébuches, tu manques de vaciller, tu te reprends, tu résistes. Tu te concentres. Tu fulmines. En un déclic, une autre harmonie s'établit. Tu contemples tes durées tu estimes le temps des cycles les rythmes te sidèrent. Tu te concentres sur quelque chose d'ouvert dans ton expérience immédiate. Tentatives de perspectives. Un temps tout te semble insignifiant, cela t'est indifférent. Tu n'attends plus vraiment de savoir ce que tu attends. Tu contemples en toi ce qui vient à se représenter, bribes qui en toi s'agrègent se désagrègent. Lignes de fuites. L'incidence d'un angle précis aura sollicité ton attention. Alors, comme un point fixe, réel par défaut, butée, bornée, obstinément et par à-coups, l'obsession revient, implacable.

jeudi 27 janvier 2011

440 : mercredi 26 janvier 2010

Léon faisait souvent ce rêve étrange où pénétrant dans une pièce qui lui semblait familière, il paniquait soudain à la vue d’un homme qui ne fumait pas les mêmes cigarettes que lui.

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C’était le soir, plus lumineux, à peine, mais qui nous faisait partir, involontairement, plus tard.

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Elle passe sa journée seule, sans enfants ni corvées ménagères. Semi-allongée, fenêtres ouvertes et le vent qui caresse doucement son corps songeur. En face d’elle, une radio dont elle laisse la musique lointaine imprégner la pièce, et sur un fauteuil une valise. Blanche, un peu usée, le genre de valise qui a une histoire racontée par les parents la larme à l’œil. Elle n’y touche pas mais la regarde souvent, comme attirée par l’objet inerte mu d’une puissance contre laquelle elle lutte passivement. Elle avait décidé de lui donner un coup de neuf, la veille, à l’aide de torchons et de recettes de grands-mères, et, chose faite, l’a laissée dehors plutôt que de la ranger dans le noir et l’oubli. Ce matin, dans le silence inhabituel qu’elle a savouré les yeux fermés, dans son lit, longuement, comme si se lever briserait le charme presque inattendu de sa solitude, la valise l’attendait, unique compagnon de cette journée silencieuse.


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Journée noire. Sans sourire. Sans un mot. Visages absents. Rien d’autre que le dégoût. La nausée l’envahit. Son cœur cogne. Ses dents grincent. Ses pas heurtent ses os. Sa peau se déchire. Les rues n’en finissent pas. Les escaliers s’enfuient. Le ciel bascule. Les immeubles plient. Les trottoirs glissent. L’air manque. Plongeon dans le vide. Le monde s’éloigne. La vie aussi. Il fait froid. Son corps s’échappe. Sa tête explose.

mercredi 26 janvier 2011

439 : mardi 25 janvier 2010

Foutu souci d’harmonie phonétique qui, même lorsque Léon brûlait d’envie de contredire Emma l’empêchait de dire mais.

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Nous sommes des variantes de la même ombre, ne coïncidant qu'avec son déguisement, alliance du renvoi et du vol, du plomb et du vide, de ce qui, en cette heure, n'a ni visière, ni visage, ni orgueil, ni droit à faire valoir, ni ténèbre à expier...


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C’était dans le métro, somnolent, concevoir la clé de voûte de l’édifice en cours, l’eurêka inattendu qui pouvait épargner une semaine de développement et aussitôt comprendre ce qu’il était possible de gagner à poser, discret, cette clé, sans signaler sa présence, pour quelques temps encore.


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Jeanne disait en riant, comme une excuse, que sa maison avait la porte la plus laide de sa petite rue. Ce n'était pas tout à fait vrai. Elle ne méritait pas ce titre. Elle était simplement moche. Il y en avait une très noble, qui faisait un peu tâche, il y en avait une un peu bizarre et assez charmante par le soin apporté au choix des couleurs, il y en avait des taguées avec plus ou moins d'abondance, il y en avait deux ou trois très ordinaires, ennoblies par leur voisinage avec celle de Jeanne, qui n'était même pas laide, non on ne pouvait pas dire cela, mais moche. Si moche que l'intérieur qu'elle cachait ne pouvait être qu'agréable, un peu étrange peut être mais raffiné, amusant, semblable à ce qu'on connaissait de Jeanne. Et, irrémédiablement, on était déçu.


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Les yeux de Marie-Anne se ferment... Allongée dans son lit, bras en croix et jambes écartées, Marie-Anne fait l'étoile de mer. Depuis le décès de son mari, elle s'étale ainsi dans leur ancien lit. Elle a troqué son vieux papier peint pour une peinture blanc cassé, elle a décroché les tableaux de famille et relégué porcelaine et colifichets dans une poubelle. Marie-Anne a soixante et onze ans, la peau fripée, les cheveux blanc. Des yeux noirs profonds et une bouche dont les coins sont barrés d'un plis amer. Marie-Anne est une petite dame discrète dont on ne se souvient pas. Ce n'est pas grave, elle n'y tient pas. Ce soir, elle a bu sa tisane, lu sa page de livre, puis elle a éteint la lumière, s'est étirée et a attendu le sommeil ainsi étalée. La mort peut bien la surprendre dans une telle position, elle s'en fout.


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Je m’aperçois, comme je vieillis, que les idées qui me sortent de la tête ont de plus en plus de mal à y rentrer. Celles qui subrepticement se préparaient, s’approchaient d’une faille de ma pensée, guettaient l’occasion ; une seconde d’inattention de ma part et pfuit : plus personne. Je ne ménage pas mes efforts pour les rappeler à la raison (et à la maison) mais sans parvenir jamais à les convaincre. Il faut dire que pendant ce temps-là les idées, de moins en moins nombreuses, qui m’animent encore un peu en profitent. Se détendent, prennent leurs aises, se croient maîtresses des lieux, posent leurs pieds sur la table basse, s’affalent, s’abêtissent. Et c’est ainsi que mon cerveau se ramollit.

mardi 25 janvier 2011

438 : lundi 24 janvier 2010

Fiche personnage : Léon, né le 8/08/52, soit le jour même où, près du petit village de Lurs, se déroula le triple meurtre de la famille Drummond (plus connu sous le nom d’affaire Dominici).

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Léon n'avait jamais pensé devenir taulier d'un hôtel et de concurrencer l'hôtel Azur avant de découvrir ce matin le clodo du quartier pioncer dans sa Peugeot 808. Son programme de la journée : décorer sa voiture avec des autocollants de la moulerie belge et négocier un prix avec la boulange pour proposer le p'tit déj à ses futurs clients.


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C’était un dossier à insérer rapidement dans son planning, par court-circuit de toute hiérarchie, comme une raison d’État implacable devoir tout laisser en plan et vite travailler directement avec le marketing sans chef de projet, sans pause déjeuner, avec l’envie d’en découdre et d’en finir, vite, tout en souhaitant que dure cette brisure du quotidien, espérant que se reproduise, à nouveau, cette pause, ce silence, cette respiration.


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Il entre dans le hall et demande l’hôtel de ville, l’hôtel de ville si proche qu’il est étonnant d’avoir à le demander une fois arrivé ici, alors que le plus dur pour s’y rendre à déjà été fait. C’est étonnant mais pourquoi pas ? On peut ne pas savoir, avoir vu le grand bâtiment sans savoir que c’était là l’hôtel de ville. Il entre dans le hall, demande l’hôtel de ville et se le fait indiquer, il faut continuer la rue vers la gauche, et au bout, juste à côté, on y est. Il sort en remerciant, un tournevis se trouve dans la poche arrière droite de son pantalon, mais pourquoi pas ? On peut avoir besoin d’un tournevis. Il sort en remerciant et prend aussitôt à droite, c’est la direction opposée de celle qui lui a été indiquée, mais pourquoi pas ? Il peut avoir pris ce renseignement pour plus tard, retenir que lorsqu’il devra aller à l’hôtel de ville, il faudra prendre la rue dans la direction opposée, jusqu’au bout et que ce sera là, l’hôtel de ville, et avant ça, partir faire autre chose ailleurs, quelque chose qui peut-être nécessite l’usage d’un tournevis. Il part dans la direction opposée, traverse la rue pour changer de trottoir, poursuivre son chemin dans la direction opposée de celle qui mène à l’hôtel de ville. Soudain, il s’arrête, encore en vue du hall où il a demandé son chemin, il stoppe sa marche près d’une voiture stationnée, prend à la main son tournevis et s’en sert comme d’un poignard, un pic à glace, un poinçon, contre le capot de l’automobile devant laquelle il s’est arrêté. Sur le capot, il frappe de grands coups, il y met toute sa force, l’accompagne de tout le poids que ses mouvements peuvent faire basculer de son corps à ses gestes. Il est très calme, très concentré. Quelques passants s’arrêtent et le regardent, l’interrogent peut-être. Leur présence ne l’arrête pas, il faudrait être près de la scène pour savoir s’il dit quelque chose, s’il le dit pour lui-même ou s’il s’adresse à quelqu’un. Lorsqu’il s’arrête, on le voit repartir en marchant, sans empressement, poursuivant son chemin dans la direction opposée à celle de l’hôtel de ville.


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Elle le sentit avant de le voir. Hirsute, barbu, il dégageait une odeur puissante et écœurante, en traversant le wagon, psalmodiant une litanie cent fois entendue : pas de travail, pas d’argent, pas de maison, une pièce ou un ticket restaurant… Son premier réflexe fut de se replonger dans son journal, comme la plupart des voyageurs entre indifférence et répulsion. Puis elle se reprit. Voilà un individu dont la vie était si rude, sans plaisir, qui avait vraiment besoin de quelques pièces pour adoucir son quotidien si désespérant. Elle ne devait pas se laisser influencer par les apparences : alors quoi, elle réservait les effets de sa bonté aux clochards propres ? Quand elle glissa le billet dans la main tendue, l’homme ne réagit pas et continua sa déambulation désabusée comme indifférent. Arrivé au bout du wagon, il revint sur ses pas, toujours chuintant son discours monocorde, et à hauteur de la femme, il s’arrêta, se pencha et l’embrassa sur la joue, avant de sortir de la rame. Elle se sentit écrasée, autant par l’odeur dont elle fut saisie jusqu’au fond de la gorge, que par le regard moqueur, glacial et méprisant que lui décochèrent à l’unisson les autres voyageurs.

lundi 24 janvier 2011

437 : dimanche 23 janvier 2010

Un son arrive, fait tressauter la grille, puis s’évanouit dans le conduit souterrain. Vite, Acouphène enclenche son enregistreur. Le son va être inouï. De la vibration numérique. La grille qui tressautait sur le trottoir va danser sur la piste… Étonnant, elle faisait au départ un bruit de fer rouillé. Un sifflement, aussi. Perturbant. Acouphène se bouche l’oreille du doigt, mais le sifflement continue dans le conduit interne.

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« Et un express qu’a fait omnibus pour monsieur Léon ! »

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Ses pieds nus frôlent le granit humide. Il fait gris encore, la brise se lève à peine. Les minuscules particules de rosée se posent sur son visage, ses cheveux. Elle est sûr ces rochers car rester là-bas était impossible. Dans la maison en bordure de mer, entre ses parents silencieux et ses frères indifférents. Elle porte une robe bleue trop légère pour l'aurore, ses cheveux sont défaits et offrent une route à la rosée qui s'y amoncelle. Treize ans, c'est difficile, des vacances en Bretagne où on ne connaît personne, c'est compliqué et ennuyeux aussi. Petit à petit, ses yeux s'ouvrent au paysage en face d'elle. La mer immense, inondée d'un soleil rouge osant à peine naître, les coquillages et galets jetés par la marée, les mouettes qui tournaient au-dessus de sa tête. Tout à coup, ses doigts la démangent et elle se dit que ce serait bien, de prendre un bloc et de s'asseoir ici, sur ce granit, afin de poser sur le papier cet instant inattendu qui s'offre à elle.

dimanche 23 janvier 2011

436 : samedi 22 janvier 2010

Pourtant adepte fervent de la marche à pieds, jamais Léon ne croisa quiconque en train de promener un miroir le long d’un chemin…

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Jacques était d'une sensibilité extrême. Il le disait souvent. Comme le groupe, distraitement, lui avait, un jour, laissé sentir sa désapprobation, désapprobation infiniment légère, à peine pensée, il a décidé qu'il était coupable et devait se repentir. Et l'a fait absolument, visiblement, profondément. Comme, après un moment d'étonnement, car nous avions tout oublié, nous réagissions avec ironie ou agacement, pour ceux qui ne passaient pas immédiatement à autre chose, en les négligeant lui et ses regrets, il a entrepris de s'effacer, de se faire oublier, de se conformer à son sentiment d'indignité, de nullité. Et l'a fait avec tel ostensible abandon que nous n'étions plus occupés que de lui, et que je me suis juré de ne jamais me repentir.

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Les nuages couraient sur la lune enflammée.

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Vol L’homme au chapeau erre dans les couloirs sombres. Les portes se succèdent, certaines obstinément fermées, d’autres à peine entrouvertes, laissant filtrer une lumière glauque. Il règne une atmosphère de plomb. L’homme respire vite, son pas devient hésitant. Brusquement, une porte s’ouvre, laissant entrevoir une pièce minuscule, éclairée d’une simple bougie. Il se fige, dresse l’oreille et reconnaît avec stupeur sa musique ! Ses mains tremblent, son corps se tend, il avance, entre et découvre une ombre, penchée sur un clavier de verre. Les doigts qui courent sur les touches sont extrêmement fins, semblables à des pattes d’araignée. L’homme s’approche, fasciné par la virtuosité de cet extraordinaire personnage. Il tente de le saisir, ses mains rencontrent le vide. La musique s’arrête subitement. L’ombre s’est évanouie. L’homme s’assied au clavier, en effleure les touches muettes qui se brisent à ses pieds. Terrorisé, il se lève, veut s’enfuir. La bougie s’éteint, la porte claque. Pris au piège, il ne remarque pas l’ombre qui glisse dans le couloir, emportant sa musique.

samedi 22 janvier 2011

435 : vendredi 21 janvier 2010

Bien que n’ouvrant jamais un seul livre, Léon était persuadé que se permettre d’écrire dans la marge constituait un véritable sacrilège.

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C’était ne pas pouvoir se lever, le dos soudain sans muscles, sans os, sans rien qu’un signal de douleur forçant à rouler sur le bord du lit et tomber à genoux face au radio-réveil réclamant encore de nouvelles réformes pour une modernisation mieux négociée et plus large, et pousser sur ses bras, avancer péniblement jusqu’à la salle de bain dans laquelle une douche brûlante restait le seul espoir de rejoindre à temps le poste de travail.

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Brise la roue, si tu veux engendrer sans posséder qui tu engendres, la puissance qui arpente, qui jamais ne mésuse de ses griffes...

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Comme un pantin de bois géant en plein désert du Nevada, exposé aux caprices du vent et du sable, adulé par quelques originaux, dressant ses bras vers le ciel dans un grand brasier. Après une succession de jours irréels, croisant des saltimbanques et des vaissaux mutants, morsure du feu dans l’estomac. Reprendre la route vers le sud avec son fardeau et une nouvelle idée du soleil. Temps béni qui s’étire sous nos pas lourds et sans but connu.

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L'air était rempli de vibration lorsqu'elle jouait, son archet sur la corde, le geste gracile, le cou penché. Gaspard la regardait autant qu'il l'écoutait, avant même sa naissance il avait été bercé de sons graves et surtout aigüs. Gaston avait l'oreille absolue au plus grand ravissement de sa maman. Chaque fausse note lui donnait la nausée, et il pouvait composer un air à l'aide de simples verres remplis d'eau et d'une fourchette. Sa mère avait donc décidé qu'il ferait un parfait violoniste, d'autant que l'attention qu'il portait à ses répétitions lui laissait penser un penchant naturel envers cet instrument. Seulement voilà, Gaspard n'y assistait que pour être avec sa maman, la regarder l'écouter, être dans son regard et son parfum. En réalité, Gaspard voulait faire de la batterie...

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Elle pourrait dessiner son visage les yeux fermés tant elle l’a aimé. Chaque petite ride, la ligne de ses sourcils, le petit creux caractéristique au milieu du menton, les lèvres fines qu’elle avait si souvent embrassées, les boucles brunes au sommet de son front, la légère cicatrice en forme de lune sous l’œil gauche, souvenir d’une soirée mémorable… Elle en rit encore ! Il s’était cogné à l’angle de la cheminée. Ils étaient heureux ce soir-là : elle lui avait annoncé qu’elle attendait un enfant. Il avait dansé dans l’appartement, avec toute la grâce dont il était capable, il répétait inlassablement « je t’aime », il clamait que ce serait une fille, il l’étreignait de toutes ses forces, lui murmurait qu’elle était belle, qu’elle le rendait fou. Il avait plongé ses grands yeux dans les siens et lui avait fait l’amour longtemps. Au petit matin, il s’était levé sans bruit et lui avait rapporté un petit bouquet de violettes, de la même couleur que ses yeux. C’était un matin de mai. Chaque année, elle se remémore cette soirée. Elle n’a jamais perdu la douceur avec laquelle il l’a caressée. Elle la porte en elle. Pour pouvoir vivre encore un peu, un tout petit peu.

vendredi 21 janvier 2011

434 : jeudi 20 janvier 2011

La plaie dans le ventre le faisait souffrir. Elle donnait un goût amer à la vie. Comme quoi une sensation de vie ça venait du ventre. Elle lui faisait la bite. C'était comme toute cette aventure, plus on les brimait, plus ils grinçaient des dents, plus la rage sourdait. Pas compliqué à comprendre, c'était du dressage. La rage canalisée, ça avait du bon. Lui-même commençait à accrocher. Ca le tendait en avant. Les brimades, les souffrances du drill et la rage le disciplinaient. La régularité chaotique des douleurs et des efforts commençaient à battre un rythme nègre puissant et envoutant. Mais pour le moment il calmait ses nerfs en cirant ses bottes.

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Toute sa vie, Léon fut persuadé que le docteur Jivago avait été la victime d’une tribu amazonienne.

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Karin prend la partition du pupitre et la range dans sa serviette en cuir. Elle le connaît pourtant par cœur cette sonate no 808 pour violon et piano. Elle n'a pas besoin de la partition mais ça la rassure. Le violon repose dans son étui, elle le saisit. Le taxi que son agent lui a réservé ne devrait pas tarder. Ce sera la dernière session d'enregistrement de l'intégrale. Elle quitte son duplex. Elle descend toujours dix minutes en avance quand il fait beau, pour sa dose de Satie : au premier étage de l'immeuble voisin vit un pianiste qu'elle n'a jamais rencontré et qui joue du Satie, notamment des pièces rares qu'elle ne connaît pas. Aujourd'hui, la fenêtre du satiste est ouverte mais le piano reste muet. Déçue, elle regarde un camion de la Poste passer. Elle attendra dix minutes accompagnée par la guitare désaccordée et la voix nasillarde du marginal qui fait la manche étrangement tôt près de la bouche du métro. Trop loin, elle n'entend pas les paroles de la complainte, et s'en félicite. Bon, il vient ce taxi ?

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Olivia-la-grande écarte grand les bras, doigts tendu, les ongles rouges s'agitant à la recherche d'une brise qui les fera sécher. Elle a des tâches de rousseurs qui saupoudrent son visage de brun et d'or, des cheveux bruns virant au roux et des yeux de chat vert-jaunes, rieurs, espiègles. Olivia-la-grande oscille sur son fil, entre deux quotidiens, ses enfants une semaine sur deux, ses amants les semaines restantes, et le silence aussi. Son "gros" est parti, elle a perdu 105 kilos, 25 de sa chair et le reste avec le départ de "l'autre", ça fait un régime express dans une vie. Quand elle rie ses yeux se plissent et s'entourent de chemins, de traces, de légers plis de vie mais Olivia s'en fou. Elle a voltigé à travers la pièce qui embaume le dissolvant et le verni à ongle, elle est huchée sur un tabouret, face à la fenêtre, le visage tendu vers la lumière battant des bras, battant des ailes dans un long rire délicieux.

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C’était s'apercevoir d’une fausse direction, empruntée trop tôt sans avoir vu les conséquences et en payer, par l’effort supplémentaire à fournir, par les remarques de l’architecte, par l’accumulation ainsi provoquée des tâches, un coût dont nous, notre corps ici, était seul débiteur.

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Compter sa mère, un, son père, un. Compter les cylindres vert gazon et les cubes rouge pompier, trois de chaque. Compter les filles de sa classe, sept, et les garçons, six, en se comptant soi-même. Compter ses cousins, cinquante-quatre – penser à ne pas inclure ses sœurs, mais leur demander, à l’une de compter les Renault, à l’autre les Peugeot croisées sur la longue route des vacances, se garder les Citroën, ne pas gagner, pas grave. Vacances suivantes, les sœurs lassées, le cousin routier fascinant, prendre du papier et un crayon, tracer un petit trait à chaque Scania, Volvo, Renault, Mercedes ou Iveco croisé (toujours Renault qui gagne en fait). Compter les cartes postales reçues du Var, de l’Ardèche, de l’étranger. Compter les livres lus chaque année, combien du dix-neuvième siècle, combien de Jules Verne, les films vus, combien au cinéma, combien de Claude Zidi. Commencer à calculer les sommes dépensées en disques, en livres, en sorties, en cadeaux, puis arrêter : trop utile. Arrêter aussi de computer les emails reçus, de qui, collectifs ou non : assommant. Calculer la durée moyenne, en secondes, de ses cent albums préférés : deux mille neuf cent quarante-et-une. Mesurer régulièrement sa propre masse en kilogrammes, en tracer une courbe, être déçu de sa platitude. Répertorier exhaustivement le nombre de nuits dormies dans chaque commune, département, pays ; aimer être hébergé pour faire varier les résultats. Compter le nombre de rebonds pris par Al Jefferson depuis le début de la saison. S’empêcher de compter ce qui est quantifiable mais ne doit pas être quantifié. Compter quand même le nombre moyen de mots de ses textes du Convoi, deux cent trois, de celui-ci, deux cent soixante-dix-neuf.

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Ce que nous comprenons d'un fragment trace aussi la limite de tout ce que nous ne comprenons pas de lui, ce que nous ne comprenons pas de lui est potentiellement aussi vaste que le monde, moins le peu que nous en comprenons. Nous devons laisser à tout fragment du monde le potentiel d'ultérieurement dire tout ce qui demeure muet.

jeudi 20 janvier 2011

433 : mercredi 19 janvier 2010

Les mots étant rares dans la bouche de Léon, chaque phrase qu’il prononçait résonnait douloureusement sous son crâne.


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Il se tenait fier, sans raideur. Il se concentrait sur son but. Il sentait en lui ce besoin irrésistible de faire émerger, de donner forme, et belle, pas de façon éclatante, mais belle parce qu'au plus près du sens, et mené naturellement – ce qui était peut-être le plus dur –, de faire exister ce qui le hantait, qui s'était construit et exigeait d'être exprimé, et exprimé par lui. Il en ignorait ce qui l'entourait, qui faisait effort pour le protéger, ces barrages de bric et de broc mais solides érigés par ses proches pour préserver sa solitude au milieu du monde. Sans arrogance, simplement il ne s'en apercevait pas. Il ne le voulait pas, juste un peu conscient que cela existait, mais que se l'avouer serait en être irrité, détourné, gêné.


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C’était voir, dans l’outil de messagerie, essaimés, des mails non lus, leur présence encore grasse et gênante et cette démangeaison de les lire était la même que celle que ne calmait qu’en partie le mouvement de Ctrl+S mécanique acquis par la main gauche avec les années pour sauvegarder, tout le temps, le travail, démangeaison qui ne pouvait disparaître qu’au son irritant du grattement de la tête d’écriture du disque dur, avec la ligne bleue foncée de progression dans la barre d’état en bas de l’écran. Mais l’incapacité à les traiter faute de contenu, faute de règles de gestion, faute d’images, obligeait, après lecture et relecture, à utiliser l’option haïe : « marquer comme non lu ».


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Si on vous avait imaginé, alors vous étiez. Et c'était terrifiant... De savoir que vous existiez, quelque part, que quelqu'un par le biais de son imagination vous avait donné corps et vie, vous avait doté de cette haine inextinguible, inqualifiable, incompréhensible. Le monde ou je vivais n'était peuplé que de fées, de korrigans, de génies parfois cruels mais quantifiables, concevables, terrifiants ou aimables de façon raisonnée. Même les vampires qui rodaient derrière mes rideaux n'étaient pas aussi effrayants. Par le clair de lune je voyais leurs doigts crochus et leur nez si longs et fins, jamais ils ne quittaient leur antre de tissu, j'osai à peine un œil de sous mes couvertures, cachée sous mes cheveux. Épouvantée et émerveillée par leurs visites régulières qui me conduisaient vers un lourd sommeil d'enfant. Rassurée de sombrer dans l'oubli des rêves : mes vampires ne franchissaient jamais la frontière d'Orphée. Mais vous, les Daleks de la série Doctor Who, franchissiez le frontière du rêve pour hanter mon écran de télévision.


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L’air de rien, tu as joué ta vie aux dés. Ils te regardent tous et t’admirent. Les pauvres ! Ils n’ont aucune idée de ce que tu trimballes au fond de toi ! Ton côté crâneur les rassure, ton humour les enchante, ta verve les éblouit. Moi, je sais les heures passées à arpenter les rues la nuit, les coups de poing donnés dans les murs, les rendez-vous manqués, les absences inexpliquées, les colères effroyables pour un rien, les passages à vide noyés dans l’alcool. Tu n’as rien mesuré, tu as toujours ri de ceux qui voulaient construire, tu t’es moqué de tout. Ton esprit créatif en a médusé plus d’un. Tu vis à toute allure, écartant d’un geste désinvolte ceux et celles qui te barrent la route, écrasant rageusement les petits cailloux importuns. Tu désires repousser les limites, aller plus loin, encore plus loin, négligeant les petites alertes que te lance ton corps, tu dors n’importe où, une heure ou deux, sur un coin de table, dans un parc sur un banc, parfois même debout, adossé à un mur. Tu adores rire, faire plaisir, raconter des histoires, offrir des fleurs, lancer des invitations. Tu sais rester discret, silencieux quand il faut mais tu ne passes pas inaperçu. Ta vie est un défi constant, rien ne t’échappe. Sauf toi ! Tu ne parles jamais de toi. Personne ne s’étonne de te voir toujours seul. La seule fois où tu t’es confié à moi, tu t’es dépeint ainsi : « une tornade rieuse » ! Ce soir-là, tu m’avais entraînée chez toi pour boire un verre. Je me souviens de ton énorme éclat de rire lorsque abasourdie, j’ai découvert un appartement meublé d’un vieux fauteuil, d’un grand tapis bleu, d’un petit lit poussé contre le mur et d’un vieux coffre en bois ouvragé sur lequel trônait un vieux tourne-disque, une pile de 33 tours et un vieux livre. Seuls les murs étaient peuplés : des tableaux, des affiches, des centaines de photos. Pas une seule de toi ! En guise d’explication, tu m’as lâché que tu ne supportes pas le bonhomme ! J’ai compris ce soir-là que je ne saurai rien de plus. Tu es d’ailleurs resté un long moment silencieux, me tournant le dos, les poings serrés… Aujourd’hui, ton corps est resté svelte mais ton pas ralentit, ton rire sonne moins, tes yeux démentent ce que tu t’évertues à prouver. Les autres ne voient rien. Je guette le moment où tu n’auras plus de dés.

mercredi 19 janvier 2011

432 : mardi 18 janvier 2010

Noté dans le courrier des lecteurs : « Léon par ci, Léon par là, et toujours rien sur son voisin de palier ! »

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Parfois la fabrique de paragraphes envoie ses agents-missionnaires dans des contrées lointaines tenir des succursales temporaires et itinérantes : cela s'appelle ateliers d'écriture.

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C’était abuser d’un système, l’utiliser chaque jour ou presque à tort et à travers, toujours l’avoir à portée de main pour répondre à toutes sortes de situations qu’il aurait mieux fallu traiter autrement, plus efficacement, mais en y passant plus de temps, en faisant appel aux collègues, en convoquant, finalement, tout un coût qu’on nous demandait, sans cesse, de réduire, sans avoir les moyens d’estimer ce qui aurait été, autrement, réellement, épargné, amélioré.


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ICEBERGS En ton sang la rage jamais sevrée, survol mutiné qu'aucun pli n'élargit, ne révèle... De l'inabouti et des gués, des louanges et des fins, que restera-t-il dans tes envasements et tes filières ? Savoir consume, ignorer épuise, puisque le Même ne sait agir que sur lui-même. Ceux nés, puis à nouveau engendrés contrairement aux multitudes, se reconnaissant sans mot dire, n'appartenant qu'à leur vertige, aux racines de l'épars... Approchez, faites en leurs marges jouer l'abord et le retrait, la déroute du proscrit, blessure ouverte sur le visage d'autrui, vous nouant comme à jamais à cette intrigue plus vieille que celle de l'Être... Rengainés la rosée des nuits, l'épée rouillée et le gué incertain, comme si les formes qui s'y dessinent et occupent ce lieu dans l'espace pouvaient de surcroît recevoir des concepts « moraux »... Diable, une éthique pour Léonard, qui n'en eut point... Plénitude jamais rejointe, quelque trace manquant au Narcisse qui s'y soumet, au vain espoir du même enfin apaisé, à l'attente goulue parachevant les germes de ses aveux... Au-delà du pacte, l'autre royaume respire : statue mutilée, temps autre, étranger à tes présages comme à ta soif, miroirs haletant, sculptant l'éclair traqué sur les touffes et les grains, inachevée merveille enfin coïncidant avec ces nids lavés de toute scorie, exactement au joint de tes désirs... Plus que la vanité des choses, c'est leur irréalité que tu écoutes. Que t'importe alors ce qu'ils appellent échec, lequel désormais n'est plus un tien stigmate, mais le propre et ultime destin de tout homme... Certains écrivent pour nier, d'autres pour dépasser, toi c'est pour encore et toujours les rejoindre... Affûts, bûchers, ordalies, bruines des grâces humectant la lèvre de qui ne reconnaît même plus les ombres qui les tentent... Creuser, ressouder ― tout sauf en y adhérant sans recul, sans démêler qui vaut de qui jamais ne vaudra... Ô jardin où, bien après qu'ils ont disparu, encore retentissent les libres cris des enfants, lente écume léchant l'éphèbe de bronze rendu près d'un cap au nom proscrit, qui n'annonce rien, ne signifie rien, ne prétend pas exalter une victoire ou pleurer une mort, mais seulement d'être à jamais lui-même, surpris dans sa close sveltesse... Il y a davantage de choses entre ciel et terre que celles que connaissent vos philosophes. Quelques-unes ne peuvent pas être partout racontées, comme ce jour de grâce où le temps s'est arrêté ― du moins pour toi... Tu pouvais désormais t'éloigner sans dévoyer ou trahir des rites, te souvenir sans soumission de tout, la fraîcheur sombre, le pli déclos lové dans ce temps enfin à part, une distance creuse, quelques habitués jouant aux cartes, trois enfants avec un chien, une vieille femme près du kiosque à journaux, toutes choses comme hors du temps, de cette lumière qui s'aplatit et égare... Éperdument fuir toute mise en mots de ce mal-être que masque nourrit et apaise. « De la littérature comme crime parfait » : il comprit l'allusion, sut que tu connaissais en entier ou partie son secret et se tut, l'air si sérieux que tu en vins à maudire ton habitude de dire les meilleures choses aux pires moments ou le contraire... Une fois le seuil atteint, qu'importe ce qui se passera ensuite, les remords, les présages, les promesses, alors qu'ils continuent à te cacher, à te faire resurgir sous un nom d'emprunt, archivistes, témoins et héritiers des défaites... Que viennent des temps démêlés les visages et les clous, la pierre et l'envers, lézard recourbé, muraille chinoise, dévotion des murmures, dernier mouroir de l'herbe obscure, du faucon qui remue... Ô l'aventure de l'aigu, du divers, de l'obscur, qui te déploie en présages, d'un seul trait avouant non ce qu'elle est, mais où elle puise... S'abandonner à l'instant sans en être captif, là où s'affine la nouvelle soudure, ses téguments, ses rejets, ses lois...


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Allez hue, tagada, tagada tsoin tsoin! Tu arpentes les couloirs de ton royaume sur ton manche à balais orné d'une tête de cheval en tissu façonnée par ta mère. Ta main gauche, fermement agrippée à ta monture, porte fièrement la chevalière made-in-capsule-de-Kro que Tante Maé a fabriqué devant tes yeux émerveillés, tandis que ta main droite prétend avec conviction que le club de golf d'oncle Georges est l'épée cousine germaine d'Excalibur.


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Absence C’est un soir comme les autres et pourtant elle ne parvient pas à donner un sens à ce qu’elle ressent. Cette impression de ne plus savoir où elle se trouve ne la quitte pas. Un peu écœurée, un peu lasse, détachée de tout, elle flotte. Toute la journée, elle a lutté pour accomplir ses tâches habituelles, tout s’est bien passé, elle y est parvenue mais elle sait au fond d’elle-même qu’elle était ailleurs, un autre ailleurs, pas celui qui vous habite lorsque vous êtes préoccupé, non, un autre, beaucoup plus lointain, un ailleurs orphelin, un ailleurs inconnu, jamais visité, totalement nu. Elle se voit naufragée sans autre recours que de se laisser bercer, chahuter, emporter par les vagues. De temps en temps, elle ferme les yeux et se retrouve face à des centaines de visages connus, certains la font sourire. Elle aimerait pouvoir en retenir quelques-uns, les caresser, suivre de ses doigts leur contour. Ils s’estompent doucement, elle les perd. Elle flotte. C’est étrange. Le ciel au-dessus d’elle est rose nuancé de mauve, il bouge, il défile lentement. Elle entre dans le silence. Longtemps. La nuit est tombée. Elle ne sait pas combien de temps elle s’est absentée. Son retour est presque cruel. Le décor qui l’entoure lui déplait. Elle sanglote tout à coup, troublée, désemparée de cette fugue inattendue.

mardi 18 janvier 2011

431 : lundi 17 janvier 2010

L’oreille aux aguets, Léon se délectait dès que retentissait, dans le silence comme ouaté par la neige, la pétarade hésitante de la mobylette instable sur la chaussée glissante.

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C’était oublier de quoi la semaine précédente avait été faite. Se souvenir plus ou moins notre présence sur ce sol de moquette bleue, face à ces deux écrans, sur cette chaise identique à celle du voisin d'îlot, identique, au fond, à tout ici. Se souvenir un peu des sorties du midi, du temps toujours trop froid, ou trop humide, de quelques conversations, de visages encore ici aujourd’hui. Avoir une double impression de déjà-vu et d’inédit, comme un jour de rentrée où tous les nouveaux visages semblent familiers et, aussi, cette même peur, et cette même joie.


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Adèle Vaugnard referma son livre d’un claquement sec. Cette pimbêche de Gabrielle Corday, avait encore réussit à sortir un best-seller. Depuis leur premier livre respectif, Adèle et Gabrielle se vouaient une haine désormais légendaire au sein de leur maison d’édition. Personne n’aurait vraiment pu dire comment cela avait commencé, s’il y avait une raison – un homme, un plagiat, un mot déplacé – ou si simplement leur premier regard avait suffit pour déclencher une telle animosité. Peu de gens connaissaient la double vie d’Adèle et sa collection de romans à l’eau de rose, publiés sous le pseudonyme d’Eulalie Lancet. Après son mariage avec Monsieur Vaugnard, et une fois la passion et la nouveauté passée, Adèle commença à s’ennuyer. En prudent jeune homme, Monsieur Vaugnard avait alors encouragé sa jeune épouse à écrire. Son premier livre avait enthousiasmé son éditeur qui publiait fidèlement tous ses livres depuis.


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Joachim entend la voisine du dessus claquer sa porte. Bon débarras, il n'entendra pas son violon ce matin. Elle joue exclusivement de la musique classique alors que Joachim ne supporte cet instrument que façon déjantée à la manière de John Cale époque Velvet. Épuisé de sa nuit blanche, il commence sa lettre pour la 808e fois : Mon Hilda, il barre, Hilda mon amour, il raye, Mon cœur, il rature, Ma chérie, il biffe, Mon trésor, Mon... Il n'aurait jamais pensé qu'une lettre de rupture fût si difficile à écrire. Il prend la feuille couverte de ratures, forme une boule et la jette parmi les autres. Pas le moment de fumer avec ce tapis de papier dans l'appartement. D'ailleurs il n'a plus de clopes. Il décide de descendre en acheter au tabac d'en-face. La solution lui vient en fermant sa porte : il enverra un SMS. C'est en descendant l'escalier qu'il comprend enfin pourquoi il n'arrive pas à écrire cette lettre. Et c'est en sortant de son immeuble, sous le regard de quelques unes, comme Camille, Emma, Hermine, et même sa voisine, qu'il envoie son message à Hilda : strictement inférieur à trois.

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Elle offre la possibilité de laisser tous les choix ouverts, de partir dans une direction sans être empêché d’emprunter ensuite, ou simultanément, par couches, des directions contradictoires avec les précédentes. Elle n’empêche pas de rechercher la cohérence si on la désire, mais elle permet de s’arranger avec elle, de faire le pari : je pars dans tous les sens et des cohérences insoupçonnées naîtront, des pistes seront des impasses, des impasses attendues s’avèreront fécondes. Elle laisse ouvertes les possibilités des cohérences insoupçonnées dans le feu de tout bois.

lundi 17 janvier 2011

430 : dimanche 16 janvier 2010

« Mais Léon, tous les gens d’Dublin n’mangent pas des rognons frits au p’t’tit déj’ !... »

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Elle était usée, ridée, doucement rose. Elle était fin sourire. Elle était indulgence un peu distraite, et puis, souvent, au bout d'un temps, pour certains, accueil chaleureux, écoute, réponse. Comme une reinette bien fripée et goûteuse. Mais restait ferme, avant que fruit se gâte, ou que gentillesse devienne abandon. Et on rencontrait parfois des zones rugueuses qui défendaient les quelques ossatures, plutôt que principes, auxquels elle tenait, restes de ce qui l'avait faite, restes de ce que la vie lui avait apporté. Légèrement écorchés mais d'autant plus solides. Seulement quand le contact en devenait râpeux, elle y ajoutait une ironie assez mordante, mais de bonne humeur, et même si cela nous mettait un peu à mal, on l'en aimait d'autant plus, et ce sont ces aspérités qui faisaient que l'on s'attachait à elle.



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Malgré tous ses efforts, Charles faisait trop de bruit. Magdeleine se disait que si elle l’avait réellement aimé, tous les bruits du monde n’auraient pas suffit à les séparer. C’est donc qu’elle ne l’aimait pas assez, en dépit ou à cause de deux ans de vie commune. C'était une piètre excuse pour quitter quelqu’un, elle se voyait mal lui annoncer « Voilà, je ne supporte plus le bruit de tes pantoufles sur le sol, la tasse que tu poses violemment sur la table, même lorsque tu essayes d’être silencieux tous tes gestes crient ta présence et ça m’énerve, je ne le supporte plus, je m’en vais. »