jeudi 20 janvier 2011

433 : mercredi 19 janvier 2010

Les mots étant rares dans la bouche de Léon, chaque phrase qu’il prononçait résonnait douloureusement sous son crâne.


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Il se tenait fier, sans raideur. Il se concentrait sur son but. Il sentait en lui ce besoin irrésistible de faire émerger, de donner forme, et belle, pas de façon éclatante, mais belle parce qu'au plus près du sens, et mené naturellement – ce qui était peut-être le plus dur –, de faire exister ce qui le hantait, qui s'était construit et exigeait d'être exprimé, et exprimé par lui. Il en ignorait ce qui l'entourait, qui faisait effort pour le protéger, ces barrages de bric et de broc mais solides érigés par ses proches pour préserver sa solitude au milieu du monde. Sans arrogance, simplement il ne s'en apercevait pas. Il ne le voulait pas, juste un peu conscient que cela existait, mais que se l'avouer serait en être irrité, détourné, gêné.


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C’était voir, dans l’outil de messagerie, essaimés, des mails non lus, leur présence encore grasse et gênante et cette démangeaison de les lire était la même que celle que ne calmait qu’en partie le mouvement de Ctrl+S mécanique acquis par la main gauche avec les années pour sauvegarder, tout le temps, le travail, démangeaison qui ne pouvait disparaître qu’au son irritant du grattement de la tête d’écriture du disque dur, avec la ligne bleue foncée de progression dans la barre d’état en bas de l’écran. Mais l’incapacité à les traiter faute de contenu, faute de règles de gestion, faute d’images, obligeait, après lecture et relecture, à utiliser l’option haïe : « marquer comme non lu ».


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Si on vous avait imaginé, alors vous étiez. Et c'était terrifiant... De savoir que vous existiez, quelque part, que quelqu'un par le biais de son imagination vous avait donné corps et vie, vous avait doté de cette haine inextinguible, inqualifiable, incompréhensible. Le monde ou je vivais n'était peuplé que de fées, de korrigans, de génies parfois cruels mais quantifiables, concevables, terrifiants ou aimables de façon raisonnée. Même les vampires qui rodaient derrière mes rideaux n'étaient pas aussi effrayants. Par le clair de lune je voyais leurs doigts crochus et leur nez si longs et fins, jamais ils ne quittaient leur antre de tissu, j'osai à peine un œil de sous mes couvertures, cachée sous mes cheveux. Épouvantée et émerveillée par leurs visites régulières qui me conduisaient vers un lourd sommeil d'enfant. Rassurée de sombrer dans l'oubli des rêves : mes vampires ne franchissaient jamais la frontière d'Orphée. Mais vous, les Daleks de la série Doctor Who, franchissiez le frontière du rêve pour hanter mon écran de télévision.


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L’air de rien, tu as joué ta vie aux dés. Ils te regardent tous et t’admirent. Les pauvres ! Ils n’ont aucune idée de ce que tu trimballes au fond de toi ! Ton côté crâneur les rassure, ton humour les enchante, ta verve les éblouit. Moi, je sais les heures passées à arpenter les rues la nuit, les coups de poing donnés dans les murs, les rendez-vous manqués, les absences inexpliquées, les colères effroyables pour un rien, les passages à vide noyés dans l’alcool. Tu n’as rien mesuré, tu as toujours ri de ceux qui voulaient construire, tu t’es moqué de tout. Ton esprit créatif en a médusé plus d’un. Tu vis à toute allure, écartant d’un geste désinvolte ceux et celles qui te barrent la route, écrasant rageusement les petits cailloux importuns. Tu désires repousser les limites, aller plus loin, encore plus loin, négligeant les petites alertes que te lance ton corps, tu dors n’importe où, une heure ou deux, sur un coin de table, dans un parc sur un banc, parfois même debout, adossé à un mur. Tu adores rire, faire plaisir, raconter des histoires, offrir des fleurs, lancer des invitations. Tu sais rester discret, silencieux quand il faut mais tu ne passes pas inaperçu. Ta vie est un défi constant, rien ne t’échappe. Sauf toi ! Tu ne parles jamais de toi. Personne ne s’étonne de te voir toujours seul. La seule fois où tu t’es confié à moi, tu t’es dépeint ainsi : « une tornade rieuse » ! Ce soir-là, tu m’avais entraînée chez toi pour boire un verre. Je me souviens de ton énorme éclat de rire lorsque abasourdie, j’ai découvert un appartement meublé d’un vieux fauteuil, d’un grand tapis bleu, d’un petit lit poussé contre le mur et d’un vieux coffre en bois ouvragé sur lequel trônait un vieux tourne-disque, une pile de 33 tours et un vieux livre. Seuls les murs étaient peuplés : des tableaux, des affiches, des centaines de photos. Pas une seule de toi ! En guise d’explication, tu m’as lâché que tu ne supportes pas le bonhomme ! J’ai compris ce soir-là que je ne saurai rien de plus. Tu es d’ailleurs resté un long moment silencieux, me tournant le dos, les poings serrés… Aujourd’hui, ton corps est resté svelte mais ton pas ralentit, ton rire sonne moins, tes yeux démentent ce que tu t’évertues à prouver. Les autres ne voient rien. Je guette le moment où tu n’auras plus de dés.