samedi 8 janvier 2011

421 : vendredi 7 janvier 2011

Très jeune déjà, Léon ignorait la paille aperçue dans l’œil de son voisin et, de très loin, lui préférait la poutre à laquelle il aurait pu se pendre.

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Tu lisais ce qui te tombait sous la main, recueils jaunis, encyclopédies, journaux, bandes dessinées, catalogues, flairais les kiosques, t'arrêtais pour fouiller les éventaires des bouquinistes, retrouver le texte mensonger, recueillir les lambeaux d'une légende toujours disponible...


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C’était quitter quelque chose, savoir un point de non-retour, regarder un visage que l’on savait condamné à disparaître pour toujours de notre vie — sauf peut-être à le croiser par hasard, dans trois ans, à la Fnac, avec ce temps embarrassé de réaction, à la recherche du prénom, à la recherche de où et quand, à la recherche de quoi dire ; et puis oublier, de nouveau et, en miroir, se savoir, soi, oublié.


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Il rentrait chez lui le pas et le coeur lourds, souhaitant être seul et sachant qu’il ne pourrait l’être. Un soir, un soir seulement, il aurait aimé rentrer et trouver l’appartement vide, poser son attaché case, ses chaussures de clown, son costume et s’étendre dans le noir, se laisser aller et pleurer. Puis passer la soirée à faire la gueule devant la télé à cause de cette putain de vie qui n’épargne personne. Il se rendait compte que ça lui manquait, ces moments de tristesse qu’il se ménageait avant dans sa vie de célibataire, ces soirs où il rentrait en se disant “ce soir je me mets à boire, pour de bon, la vie est trop moche” et où il buvait maximum deux bières car finalement, l’alcool n’était pas son truc. Et c’était quoi son truc d’abord ? De la même façon, il s’était mis à fumer mais ça non plus ce n’était pas son truc, il avait très vite arrêté. Ces brefs moments de désespoir assumé l’équilibraient. Aujourd’hui, il se sentait boîteux, privé de la jouissance de son malheur.


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Elle a passé trente-cinq ans de sa vie dans un monde turbulent, foisonnant de vie, de malice, d’innocence. Lorsqu’elle ferme les yeux, des centaines de visages lui sourient, grimacent, la regardent gravement, l’interrogent, l’interpellent. Elle se souvient plus précisément de certains d’entre eux, parfois si fragiles, apeurés, timides ou au contraire pleins d’assurance, espiègles, presque crâneurs. Elle les revoit maintenant dans les rues et s’étonne, s’émerveille de retrouver en chacun une expression, un regard, une mimique qu’elle leur connaît bien. Certains l’ont marquée comme ce petit poète qui attrapait chaque mot, qui en possédait déjà le sens et qui lui offrait, chaque semaine, un petit texte en cadeau. Ou bien la fillette aux crayons, qui ne se lassait pas de composer de petits tableaux dans lesquels les personnages étaient croqués de façon exquise. Il y avait aussi le doux rêveur, les yeux tournés vers la fenêtre, extrêmement silencieux. Le petit bricoleur, ses dix doigts toujours en action, qui fabriquait toutes sortes d’objets insolites. La petite malade dont on prenait soin, qui se fatiguait si vite, pour laquelle ils donnaient sans compter. Le passionné de nature, qui arrivait chaque matin son sac rempli de trésors : une plume, un caillou, des fleurs, un nid, une feuille, un oiseau blessé, un serpent écrasé, une tortue perdue, une sauterelle… Il y avait le clown qui les faisait hurler de rire et tant d’autres, chacun tenant sa place et la revendiquant. Elle entend encore leurs remarques, souvent fort pertinentes, leurs rires qui fusaient, les histoires drôles ou tristes qu’ils racontaient ; spontanément ils lui faisaient partager leurs peines, leurs émotions, leur incrédulité, leur colère, leurs découvertes, leurs passions. Elle aurait des milliers d’histoires à raconter, tant ils ont peuplé et enrichi sa vie ! Une fourmilière active et pensante, de petits êtres tout neufs, prêts à s’émouvoir, à s’investir, cherchant à comprendre, guettant l’insolite, qui lui offraient leur candeur et leur confiance. Ce petit monde en éveil, solidaire, avec un sens aigu de la justice, toujours réactif, exigeant, dévorant la vie à pleines dents. Elle y pense sans cesse. Cette tranche de vie, elle la garde aussi précieusement qu’un diamant.