samedi 30 avril 2011

533 : vendredi 29 avril 2011

Quand Charles se réveilla au pied de l’escalier, il ne songea pas à Léon, mais écouta attentivement la pendule du salon qui, pour la seconde fois en quelques minutes à peine, se mettait à sonner, chaque sonnerie voyant se lever l’un des doigts de sa main droite, d’abord le pouce, puis l’index, le majeur, et enfin l’annulaire qu’il regarda soudain fixement : il se demanda avec angoisse où était passée son alliance, puis, tel un flash, lui revint ce geste idiot que seul pouvait expliquer son état d’ébriété avancée, mais aussi sa rage et son désespoir, car l’alcool ne pouvait pas à lui seul l’avoir entraîné en de telles extrémités, tout à l’heure, avachi sur la table de la cuisine, retirant l’anneau béni, tandis que défilaient dans son esprit les images du jour de son mariage, l’église, le prêtre, sa pauvre mère si émue, et son père, déjà bien éméché après le vin d’honneur, poursuivant l’une des serveuses jusque dans la remise de l’auberge, Emma rayonnante, si belle, mais qui désormais ne serait plus jamais rien pour lui, parce qu’elle était allée trop loin, et il lui montrerait de quoi lui aussi était capable, et quand elle lui demanderait demain où était son alliance, si elle s’en apercevait, de toute façon il le lui dirait, dès qu’elle serait réveillée, non, il irait la réveiller, là, tout de suite, le temps de boire ce dernier verre, mais d’abord balancer l’alliance au fond, et ensuite cul sec et qu’on en parle plus de toutes ces conneries, et surtout qu’elle vienne pas lui dire quoi que ce soit, parce qu’elle allait enfin le connaître son Charles, et sûr qu’elle le regretterait de l’avoir chatouillé un peu trop vif, nom de dieu !...


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C’était se croire jeudi.

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Ce serait honte bue dans un vestibule, c'est espoir allongé sur le lit, ce fût désir dans un bureau, ce serait amnésie dans une bibliothèque, ça avait été appétit dans le placard de ma grand-mère, c'est désabusement sur macadam, que ce soit dégoût d'une aire d'autoroute ou évasion en passant le pont, c'était bestialité dans la forêt. Ce serait exaltation dans une arène, c'est détestation près d'une ferme, ce fut bisque rage dans un passage encaissé, ce serait jubilation du soleil, ça avait été tourment de la neige, ça sera stupeur dans la grotte et nostalgie de nulle part, voir rumination de l'exil, ce serait l'étonnement de la steppe, voir du désert et idem, ou presque, en ce qui concerne la stratosphère.


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Elle avait beau chercher dans son passé, chercher aussi méticuleusement qu'elle en était capable, c'est à dire en soulevant les tapis, en regardant sous les meubles et en ouvrant tous les placards pour en exhumer les squelettes éventuels, jamais, vous m'entendez bien jamais, nul ne s'était aventuré à la demander en mariage (ou à formuler sa demande auprès de Monsieur son père du temps de son vivant). Et aujourd'hui quinquagénaire cousue d'enfants, à supposer même qu'elle jouisse de la longévité lucide et gaillarde de feue Madame sa mère - telle mère telle fille ? - qui la conduirait jusqu'au seuil des années 2050, qu'on y vienne l'étonnerait beaucoup.


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À l'arrière de la maison - façade noircie, volets clos, lierre farouchement cramponné aux angles - ce qui était, sans doute, un jardin bien tenu, s'abandonnait à la vivacité des ronces et aux herbes de mauvaise réputation. Un air de jungle rampait autour des troncs et, dans les bacs à fleurs ourlés de mousse, branches mortes et plantes pirates figuraient d'étonnantes mâtures. Au long des murs, gagnaient le bistre et le sauvage. Près de la porte, comme un souvenir d'autrefois, se détachait l'élégance en mauve d'un grand bouquet d'iris...


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Les pieds ancré au sol il reste impassible sous le soleil. A côté de lui une petite fille virevolte le rire au vent. Ils sont là depuis des heures, ils attendent. Dans la cohue du jour, ils veulent saisir un instant fugitif de dentelle et de blanc, un regard entre deux êtres, la promesse d'un rêve avant de retourner à leur quotidien.

vendredi 29 avril 2011

532 : jeudi 28 avril 2011

Entendu en salle des profs : « T’aurais vu la tête qu’ils ont fait quand je leur ai expliqué (et pourtant c’était du basique, du pur basique mais même le basique aujourd’hui ça passe plus, même le basique !) que Léon, le nom du personnage du texte sur lequel je les faisais bosser, c’était un choix de la part de l’auteur, et même un choix super réfléchi, et puis balèze quoi, osé comme on n’ose guère l’imaginer, parce que Léon, c’est quoi sinon l’accent mis sur le on (là, je te dis pas, la mine qu’ils faisaient !), la victoire du pronom sur le prénom, et celui-ci entendu non plus comme ce qui pré-céderait le nom, mais ce qui le remplacerait (tu me suis ?...) et, last but not least, l’engloutissement de la notion de héros et même d’individualité par l’affirmation de l’indéfini, autrement dit la volonté d’installer un processus dialectique où l’identité serait à la fois affirmée et abolie par le terme qui la désigne, doublé d’un bouleversement linguistique, avec non plus seulement le traditionnel duo signifiant/signifié, mais à l’intérieur de celui-ci (et ça c’est absolument génial !) une sorte de bombe à retardement susceptible de réduire le signifié en miettes… »


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C’était frissonner de cette climatisation qui rendait, le matin, l’air du dedans plus chaud que celui du dehors ; ne plus savoir, par ce décalage de température, où ni quand l’on se trouvait, pendant une fraction de seconde, et aimer cette perte, le temps d’un soupir avant de revenir à la réalité du clavier, de l’écran, et des feuilles de schémas à organiser où se perdre était un autre long soupir.


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Et d'approcher le tableau devant la fenêtre, de l'orienter à la lumière, de le faire tanguer à bout de bras, de souffler sur les aplats de matière, sur les accidents de forme, de raser la toile d'un œil expert, de la sentir, de la renifler presque, de la toucher, délicatement, d'examiner son doigt, encore, juste après. En vain. Il fallut se rendre à l'évidence : les couleurs avaient disparu !


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Le salon de la Lune La Lune tient salon tous les mercredis. Mais elle n’est pas snob et tout le monde est invité. Il faut seulement trouver un endroit où elle soit visible. Pas dans les villes. On s’assied et on attend en silence. Des branches craquent, des grenouilles chantent. La nuit gagne du terrain. Quelqu’un chuchote, un autre s’efforce de le faire taire. Est-ce qu’on a peur ? Peut-être, mais un peu seulement.


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Ses pas se pressent. A la sortie du métro, se battre contre la pluie fine et éviter les flaques, aller d'arbres en abri-bus pour rester au sec. Elle vérifie sa tenue, s'arrête brièvement pour remettre du gloss. Plus que quelques pas, un coin de rue à tourner avant de passer devant la librairie. Parfois elle s'arrête, en général elle s'arrange pour y faire ses achats, mais des livres, elle n'en achète pas souvent. Maintenant elle en offre. Elle ralentit doucement, sent chaque goutte minuscule sur sa tête, et passe nonchalamment devant la devanture. Du coin de l'oeil, elle surveille, elle ne sait jamais, parfois il relève la tête et lui fait un signe de la main. Elle passe, puis se presse à nouveau, court presque jusqu'à la station suivante... Elle s'engouffre dans le métro un peu essoufflée, en manque d'air, en manque d'audace. Un jour elle osera, peut-être, entrer et plonger dans ses yeux profonds, oser un sourire un peu plus appuyé... Arriver à la fermeture, et lui proposer d'aller boire un verre. Un jour elle osera ce risque, celui qu'il dise oui comme non, un jour elle devra sortir du rêve et avancer dans la réalité. En attendant elle s'adosse contre la vitre, ferme les yeux et soupire en attendant demain.

jeudi 28 avril 2011

531 : mercredi 27 avril 2011

Fiche personnage : Léon, héros d’une France aux mille clochers, fière de sa tradition catholique, et donc plus enclin à l’absolution qu’à l’absolu…


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J'ai ce don particulier pour la transparence. Que je fréquente - plus jeune - une association de rencontres et l'on ne me regarde pas. Que j'écrive - moins jeune - sur un blog, puis deux, puis trois et l'on ne me lit pas. Que je publie - déjà vieux - un livre et il ne s'achète pas. Mais j'ai donné, je le sais, quelques jolis frissons parfois et j'ai vécu des histoires à vendre des romans. Faire envie plus que pitié disait maman.


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C’était refaire le monde de la veille et s’attendre à faire ça pendant encore quelques jours encore, combien ?, six et se reposer en laissant aller les premières direction tracées ? Sans doute six jours par semaine en cinq, à bâtir des montagnes à l’aide de souris récalcitrantes.


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Les cris des enfants résonnent au loin. Quelque part dans une cour entre des immeubles, une école abrite leur gaieté quotidienne coupée de sonneries et d'obligations. Le son de leurs jeux vous semble irréel. Vous êtes sortis de vos couloirs, descendus des ascenseurs, au pied de votre gratte-ciel vous tournez vos visages vers le soleil qui peine jusqu'à vous. Une main prolongée de nicotine, une autre au téléphone, vous vous aérez en polluant vos poumons. C'est l'heure... La cohue est suivie de silence, tout à coup vous vous souvenez qu'il vous faut rentrer. Il y a des réunions, un mail à écrire, une question à poser. Votre récréation aussi est terminée.

mercredi 27 avril 2011

530 : mardi 26 avril 2011

Que Charles chiale étonnerait fort Léon !

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C’était se hisser, de réunion en réunion, vers la compréhension globale du système à produire et en ressentir un frisson, comme si nous comprenions le monde, dans son entier ; et vite saisir cette vision dans des diapos powerpoint, afin de figer quelque peu un état clair du passé, de l’avenir, de la vie même. Fermer powerpoint et ne pas relire les diapos, aller, avec ce contentement que nous savions béat et vain, mais plaisant et simple, boire un thé citron pour terminer la journée.


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La machine à souvenirs D’un geste large, le Professeur Saknussem ouvrit la porte du laboratoire et fit signe à Mélanie d’entrer. La machine était placée dans un coin de la salle ; elle ressemblait à une chaise à porteurs en acier chromé. Dans le bâtiment désert, on n’entendait que le léger bourdonnement des appareils comme autant d’insectes têtus. « Vous êtes sûre d’avoir envie d’essayer ? » demanda le Professeur. Mélanie acquiesça d’un signe de tête et son guide fit coulisser la porte de la machine. (A suivre…)


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La journée est quasiment terminée, l'air cède enfin à la fraicheur du soir après une journée aride de chaleur. Elle veut dix minutes. C'est tout. Sortir de sa maison, de sa rue, aller ailleurs quelques instants, avoir des respirations qui n'appartiennent qu'à elle, aller à la rencontre de la solitude confortable d'un chemin parfumé de lila. Il ne comprend pas. Quoi, sortir, seule, maintenant, pour quoi faire? Il tempête. Elle persiste, refuse de prendre la voiture pour aller poster une lettre, explique que son vélo a crevé, s'énerve de devoir trouver une excuse. Elle devrait pouvoir sortir sans raison, elle n'a de comte à rendre à personne. La porte claque, son pas se presse d'abords, la lettre serrée à la main, puis son rythme se relâche, ses poumons s'emplissent d'une promesse de rosée et des exhalations enivrantes des plantes à l'approche du soir. Lorsqu'elle revient chez eux, il est devant le JT et tourne la tête, surpris : il avait déjà oublié qu'elle était partie.


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Petit amalgame du désir et de l'absurde. Les yeux fermés d'un idéal gourmand. Sa bouche, son nez, ses lèvres. Le bruit qu'il fait en allant, mes doigts qui le retiennent. Ma langue qui polissonne avec son joli fessier... Imaginer cela, le respirer au plus près, ce lundi matin, store mi-clos, lumière vive de l'autre côté, entre la flemme de me lever, l'odeur du premier café et la nécessité de me cravater, le fantasme passé, en professionnel responsable et respecté...

mardi 26 avril 2011

529 : lundi 25 avril 2011

Si Léonard rimait avec connard, il fallait bien admettre que Léon…

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Tu avais choisi une tarte aux tomates confites et à la tapenade, que tu mangeais avec distraction, agacé par mon tri dans mon assiette de salade de supions aux chorizo, mais tu as accepté gracieusement, pour montrer ta volonté de paix ou par goût, le don des rondelles dédaignées. Nous avons attendu, assez longtemps, mais en souriant vaguement dans l'ombre tiède du jardin de l'auberge, à l'abri de notre paix provisoire, ta bavette au vin rouge, ma tranche de thon. Tu l'as déclarée bonne, je l'ai trouvé bon. C'est devant les crèmes brûlées que nous sommes tombés d'accord sur notre séparation. Et peu m'importait à ce stade que l'initiative vienne de toi, je m'étais rendu compte, un peu navrée, assez joyeuse, depuis quelques jours, que je m'y résignais avec une facilité telle que je la soupçonnais d'être teintée de soulagement.


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Au milieu des acacias en fleurs, je tombe sur un chaos de lettres. Qui a mélangé ces missives sucrées et ces caractères typographiques usés par leurs longues années de service ? Pas les corbeaux qui tournoient comme autant de derviches. Au prix de grands efforts, je déchiffre un message vindicatif dont le destinataire reste mystérieux. Des signes de ponctuation gisent dans la boue salubre du chemin et du sillon. Ce serait d’un zèle excessif que de vouloir les récupérer, eux aussi. Il ne leur faudra pas bien longtemps pour se dégrader. De toute manière, le rhinocéros n’en a plus besoin, et par conséquent, ce n’est pas mon souci.


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Me suis souvenu alors de monsieur D., professeur de mathématiques, quand j'étais en classe de seconde. Cet homme redouté qui impressionnait au lycée par son allure - cheveux en brosse, tablier blanc, traits d'humour lancés comme une craie sur tableau noir - mes parents me l'offraient en cours particulier, le mercredi après-midi, pendant quelques semaines. Monsieur D. recevait ses précieuses lanternes rouges dans une pièce étroite donnant sur jardinet. Il troquait, pour l'occasion, son tablier de professeur contre un vieux pull et une pipe dont il préparait le fourneau, avec application, pendant l'étude de fonction. Il s'asseyait à côté de moi, auréolé d'un parfum âcre, pointant du tuyau la faute, repérant les hésitations, déduisant, silencieux, les limites de ma compréhension. On entendait, quelques fois, les enfants de cette autorité jouer à l'étage. Il s'en excusait, presque, avec simplicité. Je le voyais soudain comme à découvert et cette proximité le rendait plus intimidant encore.

lundi 25 avril 2011

528 : dimanche 24 avril 2011

Nu et las, tel le matador / Qui, le soir, assis sur son lit, / Entonne sa chanson de mort, / Et, pleurant comme un veau [non, décidément Léon n’est pas fait pour la poésie]


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Et le rythme reprend. Dans la tête d’Acouphène, il restitue en numérique la grille qui tressautait, les robinets qui sifflent, le coton détrempé, le bruit mat de la fontaine, le son creux de l’élastomère, l’herbe inondée... et la compil’ Aquacoustique. Elle se répand dans les alcôves, elle se vend dans les néo-pubs, elle est à lui, elle est inouïe.


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Où l'on parle des dernières vacances à la mer et du si joli casino de Cannes, de la chance, du fric et du hasard, de jetons de cinquante euros et de toutes ces machines à bras - tu veux dire les bandits manchots... - de S. qui a perdu, ce jour là, mille cinq cent euros au chemin de fer, du jeu qui doit rester un divertissement, de n'en rien dire à ses enfants, surtout, de vingt euros, pas plus, pour la soirée, de savoir s'arrêter quand on a gagné, d'un mari commerçant qui s'est usé au travail, de celles qui misent leur retraite, d'être ou ne pas être un joueur. D'aller gratter le Dédé, dimanche matin, au Terminus...

dimanche 24 avril 2011

527 : samedi 23 avril 2011

Léon n’hésitait jamais bien longtemps entre l’effort et l’offert.

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Contrainte : écrire un peu mais chaque jour. Trente, précisément. Le faire ici plutôt qu'ailleurs. Ailleurs, ce serait comme écrire chez soi. Et chez moi, je n'écris rien, je n'écris plus. L'envie m'est passée. Changement d'adresse, de lieu d'écriture. Hier : chambre obscure, lumière qui filtre, en suffisance, par les ouïes métalliques de volets toujours clos. Tréteaux, plan de travail laqué blanc, une chaise - inconfortable - et le clavier, sédentaire. Aujourd'hui : pièce claire, carrée, petite, fonctionnelle. Lieu de passage et de repos. Au bord du matelas, une tablette a remplacé bibliothèque et bureau. Retrouver l'envie par la contrainte. Transformer la contrainte en plaisir. Ici, plutôt qu'ailleurs. Un peu mais chaque jour...

samedi 23 avril 2011

526 : vendredi 22 avril 2011

« Mais vous savez Léon, c’était très étrange : quand j’ai vu ce bocal, c’est un peu comme si quelque chose en moi me poussait à l’acheter, irrésistiblement, comme si c’était super important, quasi une question de vie ou de mort, quoi ! »


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C’était sentir un projet se mettre en branle, depuis longtemps à quai il vibrait enfin, se mouvait avec embarras mais arrachait bel et bien ses amarres pour nous embarquer vers ce que la carte avait prévue, Terra incognita destination que nous avions dessinée nous-mêmes, idéalisée, luxuriante et désirable, mais au fond, nous face à l’horizon houleux de cette océan nouveau, ignorants et du trajet et du but, laissions plus ou moins le navire se diriger lui-même au gré des courants, impétueux et contraires, sachant sans le dire (y compris à nous-mêmes) que nous ferions, quoiqu’il arrive, de l’arrêt final le but voulu ; car en ce métier, il fallait un but, une date, des chiffres.


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Mère et fille se faisant face, une table entre elles. Fille se levant pour prendre plat en cuisine, guidée par la voix de la mère. Mère surveillant le remplissage de l'assiette de fille. Mère parlant, fille écoutant, mains posées de chaque côté de l'assiette. Mère et fille commençant à manger, s'arrêtant, les nouvelles qu'on échange, qui font le point, factuellement. Mère et fille continuent de manger, de s'arrêter, de s'écouter - une phrase dans laquelle mère s'engage, sort du neutre. Fille qui ne réagit pas - et puis un peu plus tard, couverts posés, donne une opinion. Mots qui prennent vie, voix qui palpitent, ton qui monte. Mère et fille s'affrontent par dessus la table. Fille baisse les yeux. Mère dit de manger. Des sourires rapides. Une phrase sur la lumière. Elles renoncent au fromage. Fille se lève, va faire la vaisselle, revient, embrasse le crâne de mère, s'en va. Elles commencent à se repentir.


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Au milieu du mois d'août, à Lourdes la délicieuse Angèle, le savoureux Emmanuel avec lequel elle entretenait une liaison cachée, ses vénérables parents ainsi que ses amis d'enfance participaient à une lente procession. Bleu pur était le ciel. De son côté Damien, mari de la délicieuse jeune femme, avait prévu de faire une virée jusqu'à la Costa Brava pour rejoindre le club de Hell's Angel dont il était le membre le plus ardent. En traversant Lourdes sur sa Honda, il se réjouissait déjà de sa sauvage équipée quand, paf, juste devant la grotte mariale, le pneu arrière de sa grosse cylindrée explosa ! L'apercevant malgré les odeurs d'encens, de goudron fumant et de cierges, la charmante Angèle, le délicieux Emmanuel ainsi que parents et amis virent rouge. Mais pas n'importe quel rouge, un rouge extraordinaire, grinçant, hallucinant, aux nuances si flamboyantes. Toutes canines dehors, ils bondirent sur le motard en rade. Bien que blouson et bottes soient un peu difficile à avaler, quand tout fut achevé, ils rotèrent de concert en une atroce harmonie qui piquait les oreilles. L'orage grondait au loin. C'est alors que le diable jaillit de la grotte sainte. Levant haut sa fourche vers les cieux obscurcis, il ricana : - Sache que nul territoire ne m'est prohibé ; que ma juridiction s'étend jusqu'à tes foutus goupillons et que mon plus grand plaisir, c'est quand tes ouailles font aïe.

vendredi 22 avril 2011

525 : jeudi 21 avril 2011

Relevé dans le courrier des lecteurs : « Quitte à vous sembler quelque peu interventionniste (la création littéraire n’est-elle pas un exercice solitaire ?), j’aimerais attirer votre attention sur le fait que, la dernière fois que nous autres lecteurs avons eu la chance de rencontrer sous votre plume (ô délicieux anachronisme !) le personnage de Charles, qui, autant vous l’avouer tout de suite, m’est particulièrement cher, et ce pour des raisons qu’il serait futile de développer ici, mais qui relèvent de ce que nous appelions du temps de mes années de lycée, malheureusement bien lointaines désormais, phénomène d’identification, et que je préférerais pour ma part qualifier d’expérience partagée, ou, de façon plus abstraite mais sans doute plus parlante, de point de jonction entre la fiction et le vécu référentiel du lecteur, le personnage de Charles, donc, était tombé dans les bras de Morphée au bas de l’escalier de sa demeure, et ce après avoir, sous le coup d’une découverte ô combien douloureuse, ingurgité moult verres de calvados, situation de déchéance tant morale que physique qui, autant vous l’avouer tout de suite, m’a plongé dans l’expectative en même temps que je me voyais soudain tourneboulé par un élan de sympathie irrépressible envers votre personnage, sentiments qui tout de go m’amènent à vous poser la question suivante : quand retrouverons-nous Charles ? »


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Le temps d’un souffle Saisis de stupéfaction, nous nous repoussâmes, et pour nous dispenser de toute réverbération, elle me proposa de faire un tour sur la témérité, en attendant que les gens eussent soufflé. La nuit était largement suturée ; elle laissait entrecroiser les objets, et semblait ne les faire voir que pour donner plus d'espace à l'immortalité. Le tableau et les jarretelles, appuyés contre une monture, descendaient en terminus jusque sur les rives de la Seine, et les silences multipliés formaient de petites îles agricoles et pisciformes, qui variaient les tasseaux et augmentaient le charbon de ce beau lieu.


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C’était rideaux tirés, fermer les yeux et, dans le rouge sombre et bleu et électrique, entendre la circulation de l’air des ventilateurs des machines, le claquement des boutons de souris, des touches de claviers, la rumeur indistincte, deviner les mouvements, derrière un soupir, reconnu, deviner une information sur tel projet enfin délivrée, sentir la vibration des données par celle des ordinateurs, se comprendre soi comme une part de ces données puisque simple relais parfois, émetteur ou récepteur, elles passaient par nous comme elles passaient par les composants des machines, étaient parfois stockées en nous comme sur un disque, avant d’être restituées sur une requête émanant d’un autre composant, homme ou machine.

jeudi 21 avril 2011

524 : mercredi 20 avril 2011

Notes marginales : avant d’aller plus loin, soumettre le synopsis au roi des éditeurs afin de savoir si Léon recèle un potentiel commercial suffisant.


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Je me suis couverte de honte. Dans ce restaurant si chic, si dépouillé, si blanc et gris, je me suis ruée comme un oiseau de proie sur les quatre moules, la gamba et les deux tomates cerises joliment disposées sur une grande assiette noire, et j'en ai commandé dix autres, après avoir appelé le serveur par de grands gestes échevelés.


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C’était ne pas croire le poids, invisible, de l’air autour, ses parfums de fleurs — quelles fleurs ?, comment savoir, déjà quels arbres au-dessus de la fumée nous offrait la grâce de leur présence surnaturelle ? — et sa simplicité, comme de tout temps connu, pur et transparent. Et le téléphone qui sonnait


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Ce n’est pas l’envie qui lui manquait de tout miser sur un mot, ou de tenter la pirouette qui autorise la brièveté. Mais ce n’est pas n’importe quel substantif qu’on peut affubler avec sens d’une épithète tel qu’infundibuliforme, et les contextes pas trop tordus manquent cruellement où l’on peut évoquer l’anatidaephobie. Et puis, on courait le risque du déjà vu y a pas longtemps, qui, en balayant l’effet découverte, ruine la démarche ; on a vite l’air d’un has been alors que sans l’autre qui vous a volé votre trouvaille quelque temps plus tôt (à moins que ce soit chez lui que vous l’ayez croisé ce mot.. ?), on aurait largement pu faire le malin. Quant à la pirouette, elle a plutôt l’habitude d’arriver sans prévenir ; en l’occurrence le monde des pirouettes semblait au contraire le prévenir qu’il n’en viendrait aucune avant longtemps. Il lui fallut pourtant se contenter de ce qu’il avait.



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Travail de nuit Fenêtre basse, ouverte, très haut. Chambre bleu sombre, faiblement éclairée. Quelqu'un à cette fenêtre : pâle, nu, debout. Logement sans vis-à-vis. Couleurs urbaines. Harmonies périphériques. Vue sur ciel immense. Air lointain du matin. Main qui se pose sur l'épaule de l'autre. Et l'on devine au loin - traits plissés, regard fatigué, sourire, peut-être, inspir lent et lourd d'une nuit sans sommeil.

mercredi 20 avril 2011

523 : mardi 19 avril 2011

La taxinomie du désastre Aujourd'hui c’est le premier jour du printemps, je m’en suis souvenu dès que j’ai ouvert les volets, tôt le matin, sur un soleil acide. En préparant mon café, j’ai réfléchi à des célébrations appropriées : une fois de plus l’étau se resserrait. Déjà hier soir la Lune avait marqué la venue de l’équinoxe avec un disque géant où fourmillaient les lapins. Et les machines aveugles s'étaient tues. Mais de tout cela j’avais été averti la veille, par un message secret que j’avais décrypté sans allumer la lumière, tous volets fermés comme mes paupières de marbre. Je savais les naufrages attendus et les épiphanies détournées. Alors, ouvrant les bras, j’ai tout laissé aller.


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Peu de chances qu’un jour Léon s’exclamât « Emma ! »…


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Le cimetière de Montmartre écrasé de soleil (petite halte chez les Utrillo), puis la montée, des villas d'un autre temps, cossues, silencieuses, des jardins déjà en fleur, comme dérobés, paraissant à l'abandon de tant vrais, des œils-de-bœuf ouvrant sur un "passé présent" si opalin qu'on le voudrait en vain sans contrats ni références, lierre et vigne vierge montant à l'assaut des murs, pigeons et touristes (une fraction de la deuxième catégorie appartenant au sens figuré à la première...), quelques bons vieux troquets noyés parmi les pièges à gogos, des peintres et portraitistes sur la place hors d'âge (les appliqués, les véreux, les flamboyants, les doués, les âpres au gain, se chamaillant, s'interpellant, se confondant), des escaliers à perdre haleine, la cohue de toujours, des boutiques de faux souvenirs que la mémoire rendra vrais un jour, des lithos de Montmartre "made in China", des ruelles que des fantômes ne lassent pas de hanter, ceux de Jean-Baptiste Clément, d'Apollinaire, des gars du Bateau-Lavoir, des communards, de Jeannot Marais, de Poulbot et de ses créatures, de Clouzot, de La Goulue, des théâtres de poche, des boutiques et des créateurs de mode délicieusement ou altièrement canaille, des librairies, des galeries et des artisans d'art, ou tout court, solidement bruts de décoffrage ou suavement sophistiqués, mais réussissant à (presque) toujours éviter l'insupportable côté bobo qui prend si souvent le pas ailleurs, des petits métiers que l'on croyait perdus, des bars où l'on peut, avec un peu de chance, croiser à toute heure des tronches de légende, les cafés branchouilles de la rue des Abesses (beurk ! - mais il y en a de bien plus "potables" en montant un peu, vers Tholozé, Burcq, Ravignan), le Studio 28 se rappelant à mon bon souvenir, la descente par Lepic, Caulaincourt et Damrémont, baguettes "tradition" dans une main, "2666" fièrement dans l'autre (en poche, cadeau pour mon neveu, moi j'ai l'authentique, le tatoué, celui qui demande des aptitudes en haltérophilie pour le soulever... rsrsrs), la pénombre de la chambre, le retour pour de vrai, "back home" après presque dix semaines dans un "ailleurs" littéralement ailleurs, et heureux de l'être...

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C’était déléguer, en une heure de réunion, se défaire du poids d’un dossier, en confier l’entière responsabilité et en ressentir, physiquement, dans les épaules et le cou, le soulagement, immédiat. Prendre un café, longuement, en regardant le soleil se déplacer sans en avoir l’air, dans la rue.

mardi 19 avril 2011

522 : lundi 18 avril 2011

Difficile pour Léon de changer ou de couleur ou de s’adonner aux drogues sans tomber dans le jeu de mot pitoyable.


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C’était être rattrapé par un bug vieux de six mois, qui avait laissé, sans que personne ne s’en aperçoive de tout ce temps, des traces silencieuses dans des journaux d’évènements techniques, des bases de données, des mails d’alertes jamais lus, comme une lame de fond aussi lente que lourde à grossir, prête, cette semaine, à dévaster notre planning prévu.

lundi 18 avril 2011

521 : dimanche 17 avril 2011

Entendu en salle des profs : « Rendez-vous compte, pas un ne savait que Léon avait succédé à Eurycratides !... »


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La manivelle tourne très vite et la musique inonde son conduit auditif, pressant sur les parois de son cerveau. Le bruit devient très intolérable, puis il s'apaise. Acouphène ne l’entend presque plus. La manivelle tourne, l’eau coule, le métal grince… Il n'entend plus le sifflement. Noyé, dilué, dans son tympan rempli de liquide. La fontaine réduit son débit, l’eau s’écoule dans le déversoir, l’herbe inondée ne dit plus rien. La bourrasque agite en silence un tas de détritus, des lambeaux de plastique se soulèvent, puis retombent, délicatement. C’est ça, le son. Il est inouï.


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Vous souvenez-vous de ces tables de café sur lesquelles nous étalions les journaux locaux et nationaux, à la recherche des critiques sur les spectacles que nous avions vu, et de notre consultation du gros programme off, pour utiliser les moments vacants entre spectacles retenus ? Vous souvenez-vous du soleil brûlant quand on avait la malchance d'occuper le siège hors de l'emprise du parasol, pendant les déjeuners rapides et fiévreux, avant un renoncement avachi dans le calme de quinze heures ? Vous souvenez vous de l'électricité autour des petites terrasses blotties dans des coins de rue au coeur de la nuit ?

dimanche 17 avril 2011

520 : samedi 16 avril 2011

Jamais Léon ne comprit ce qui avait poussé Emma, lors d’un week-end qu’elle avait passé en Normandie avec cet idiot de Charles, à faire l’acquisition dans un vide-grenier de cet horrible bocal bleu qui, depuis, trônait fièrement sur la cheminée du salon.

samedi 16 avril 2011

519 : vendredi 15 avril 2011

Jamais Léon ne se demanda si le lien ténu et néanmoins irréfutable existant entre douane et divan était en mesure de radicalement changer notre regard sur la psychanalyse.


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C’était revoir dix fois, cent fois, les mêmes points de l’ordre du jour, réunion téléphonique, communication couverte du bruit des absences que les voix compressées ne parvenaient pas à combler, ennui de fin de semaine suintant de chacun, alourdissement du temps, photons en berne, les coudes pliés sur les tables, les genoux agités, l’apéro par-dessus, l’envie de crier au soir, en sortant, enfin.


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23h32, tu retournes le sablier, les grains de sables s'écoulent. Tu viens de passer un cap. Le périmètre du temps s'élargit. Rien à ajouter. Ou si, quelques petites précisions qui t'aideraient à y voir plus clair. Elle, elle ne comprend pas ça avec son instinct palpitant comme un lacet défait. Quand ça ne veut pas, le mieux c'est qu'elle prenne tangente, tu lui indiques la porte. Car tu viens d'entrer dans un moment privé, un temps rien que pour toi que tu ne veux pas partager. Pas du tout. Que toi... Des minutes où tu bricoles, tu t'extrais de l’insignifiance de la journée. Tu savoures cet instant entre guillemets où émerge ton Vraimoi. Il ne sort pas d'un bond de la cuisse de Jupiter, ton Vraimoi, mais il s'épanouit tous les soirs à partir de 23h33. Tu ne transiges plus avec ce noyau d'authenticité, ce centre qui ne se découvrira pas pour elle. Tu as nettement conscience de n'être que son hôte, il a tant besoin de ton enveloppe pour s'épanouir chaque soir un peu plus que le précédent. Tu n'imagines pas encore ton prochain tête à tête avec lui, demain. 23h59, aujourd'hui va se métamorphoser en hier, tu patienteras jusqu'à ta prochaine soirée en cherchant une nouvelle excuse pour qu'elle parte à la bonne heure. Cette fois-ci, rien à rajouter. Pas même un grain.


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Elle vient tous les samedis, s'assoit au fond de la salle et observe le va-et-vient du café. Ses fonds de poches lui permettent tout juste de se payer une limonade, elle ne paye pas de mine avec sa natte dans le dos et ses devoirs de CE1 qu'elle étale soigneusement sur sa table une fois sa boisson terminée. Le patron fait mine de la tolérer. En réalité il sait que s'il la chassait se son établissement elle ne pourrait retourner avant quelques heures dans le petit deux pièces ou vit sa mère avec ses frères. Ici elle trouve une sorte de refuge, elle ne gêne personne. Il a pris l'habitude de l'avoir en salle, de relire ses devoirs et de lui offrir un chocolat chaud pour son goûter. Il la cherche du regard les samedis de vacances qu'elle passe chez ses grands-parents : c'est un peu sa petiote à lui aussi.


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Il est grand. Il est fort. Il dévore comme un ogre puis s'écroule dans un sommeil de plomb. On peut dire de lui que c'est une armoire à glace. Massive. Avec trois portes. L'une, centrale, supporte le lourd miroir en pieds. Les deux autres l'encadrent, parfaitement symétriques. Dans la chambre de mes ancêtres, l'armoire à glace a traversé le temps. Il a fallu mettre une cale car le plancher a travaillé. La porte de droite, il ne faut pas la toucher. Sinon elle vous reste dans les bras ou vous écrabouille les orteils. La glace reflète un vieux buffet, un ensemble de porcelaine pour la toilette et une horloge arrêtée.

vendredi 15 avril 2011

518 : jeudi 14 avril 2011

Ses parents ayant toujours usé de traversins, Léon, s’il n’eut jamais à chercher un coin encore frais sur l’oreiller, connut en revanche l’horrible impression – et souvent cela le fit se réveiller en sueur et tout tremblant – d’avoir enlacé une sorte de cadavre mou.


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C’était oublier tout ça, ce qui se passait ici, ou ne se passait pas, mettre le casque pour effacer les sons de l’openspace, effacer les icônes inutilisés de son bureau, trier ses mails, passer du temps avec tous ceux dont nous n’étions qu’en copie inutile, faire venir comme ça la pause de midi.


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Lucie ne savait pas s’abandonner. Pas même un instant. Elle contrôlait tout, prévoyait tout, n’avait jamais un instant à soi. Entre son travail, les études qu’elle poursuivait, sa famille qu’elle s’interdisait de négliger et les amis qu’elle recevait ou qu’elle rejoignait, elle courait sans cesse. Elle se plaisait à dire que sa vie était un tourbillon. Elle adorait les voyages, les musées, les villes parce que ça « foisonnait ». Lucie aimait l’art mais par-dessus tout la peinture. Elle ne manquait aucune exposition, découpait dans les journaux tous les articles, notait les dates, les lieux, les heures d’ouverture. Le plus étrange est qu’elle les parcourait de son pas vif, ne s’arrêtant à aucun moment devant une œuvre, ne ralentissant pas. Elle pouvait pourtant en parler, elle savait donner son avis, elle était parfois même très critique. Elle peignait de grandes toiles posées sur le sol, sur lesquelles elle marchait. Elle disait qu’elle ne pouvait concevoir son travail sans ses pas, que l’on retrouvait partout, sur ses toiles, bien sûr, mais aussi dans son appartement dont le sol était couvert de traces de pieds colorés. Lucie, elle pouvait s’endormir n’importe où, sur un banc, dans le bus, à la bibliothèque, en réunion…mais c’était toujours cinq minutes, pas plus ! Elle était drôle, Lucie ! La nuit, elle arpentait les toits, à la recherche de nouvelles sensations ou de nouveaux paysages, elle attrapait les étoiles, elle jouait avec les lumières de la ville. Elle n’avait peur de rien. Elle ne faisait de mal à personne. Elle vivait seule, c’était bien comme ça. Elle plongeait dans les aventures avec la candeur d’une enfant. Lorsqu’elle était heureuse, elle applaudissait et son regard sombre s’éclairait, renvoyant mille éclats. Ils l’ont attendue un soir, sur un toit. Ils lui ont passé les menottes, l’ont enfermée dans une cellule, parce que « c’est interdit et dangereux de se promener sur les toits la nuit ». Elle a commencé à marcher de long en large, à chercher la lumière au travers de la petite fenêtre grillagée. Elle a marché toute la nuit et le lendemain aussi. Sans parler, sans manger, sans boire, sans dormir. L’expert psychiatre a déclaré qu’elle était dangereuse pour elle-même et qu’il fallait la soigner. Ils l’ont transférée dans une unité de soins psychiatriques, l’ont questionnée, l’ont malmenée puis l’ont enfermée dans une pièce minuscule. Elle ne tient plus debout, Lucie, tant ils l’ont abrutie avec leurs médicaments. Elle reste là, allongée sur le sol, ses deux mains écorchées à force de dessiner sans toile, sans pinceaux, sans peinture. Elle a perdu son sourire, son regard s’est éteint, sa tête est de travers à force de chercher les étoiles dans le tout petit bout de ciel, à travers les barreaux. Je suis revenu dès que j’ai su. Philippe et Laure, nos amis communs, avaient mis un mois à me chercher au Rwanda. A la descente de l’avion, je me suis précipité sur un taxi qui m’a amené à la clinique. Ils ont refusé de me laisser la voir. J’ai insisté et ce n’est qu’au bout de trois jours que j’ai pu voir le médecin. Lui m’a permis de la voir. Il a compris : c’était un vieil homme épuisé mais compréhensif qui n’avait jamais saisi ce que Lucie faisait là, sans personne pour venir la voir. Je suis son frère jumeau et je suis aussi médecin, j’étais en Afrique, lui ai-je dit. Quand je suis entré dans sa chambre, je jure que mon cœur s’est arrêté. Lucie était à même le sol, elle avait le regard perdu et fiévreux de ces femmes africaines que je soigne depuis dix-huit mois. Je l’ai attrapée, serrée contre mon cœur, ai repoussé dans ma colère le fauteuil roulant qu’on me proposait, puis j’ai emporté ma sœur dans mes bras jusqu’au parc. Elle avait le poids d’un tout petit enfant. Son regard s’est affolé mais elle s’est blottie contre moi. Après je l’ai massée, pendant des heures, tout en lui parlant doucement. Elle va mieux maintenant : elle vit chez moi, enfin, elle reprend vie, tout simplement. Je ne la quitte plus. Nous partons dans deux semaines en Afrique, elle a tant besoin de soleil et de lumière ! Je pense à tous ceux que j’ai soignés, ces femmes, ces enfants, ces hommes traumatisés, aux heures passées à rêver à ma sœur sans savoir quel calvaire elle endurait…et à chaque fois, mon cœur s’arrête un instant. Lucie a parfois son regard qui se perd mais je suis là, je lui parle, je la fais rire, ça va mieux, oui, de mieux en mieux ! Elle peint, toute la journée, ses toiles expriment ce qu’elle a tu. Sur chacune d’elles, on retrouve un tout petit personnage avec de grands pieds qui lève les bras vers le ciel mais qui n’a pas de bouche.


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Clic clic clic, les ciseaux s'affolent, la petite fille pleure devant ses mèches noires et bouclées qui s'envolent vers la terre et tombent sans bruit à ses pieds. Ses orteils sont recouverts par ce manteau de plumes sombres, comme un duvet léger qui se réchauffe avec le temps. Sa mère s'affaire, coupe, égalise, effile, clic, clic, clic. La petite fille ne se voit pas, ses larmes étouffent sa vue et la vie autour d'elle se colore de floue coloré comme sur la palette d'un peintre. Finalement sa mère lui passe un dernier coup de peigne, balaie les vestiges de son enfance et pousse un léger soupir de satisfaction. Mouchoir. Reniflements. La petite fille se découvre dans le miroir, ses mains fines touchent doucement ses cheveux brillants et lisses qui encadrent son visage avec expertise. Elle secoue la tête, surprise, étonnée, se sourit, fait les mines, oublie ses larmes et part en courant faire admirer sa nouvelle coiffure à la voisine.

jeudi 14 avril 2011

517 : mercredi 13 avril 2011

Léon, qui par-dessus tout détestait se poser des questions, se montrait cependant avide de sondages.


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C’était la première vraie pause de midi de printemps, le premier vrai sandwich dehors, malgré le temps juste refroidi pour l’occasion, pour nous, comme si nous étions la cible de forces supérieures qui s’amusaient, dès que nous cherchions à mettre volontairement la tête hors de l’eau, à nous abattre.


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Elle serre sa hache à deux mains, s’arque-boute et frappe le tronc. Elle ne songe pas à la fatigue qui brisera son corps vers le sommeil, seule sa tâche importe, elle y met tout sa force. Ses larmes taries sont transformées en rage et en énergie focalisée sur la disparition de ces feuilles, de ce tronc qui ne lui a rien fait à part exister au mauvais endroit, à la mauvaise place, là où devrait filtrer la lumière jusqu'à sa fenêtre. Ses yeux sont plissés face au soleil et par crainte qu'un éclat ne fuse dans ses pupilles. Le bois est dur et humide, l'arbre exsude un parfum de sève et de fleur ,musqué et envoûtant, comme un dernier message avant de mourir.

mercredi 13 avril 2011

516 : mardi 12 avril 2011

Décidément, l’intérêt porté par certains pour la littérature et ses grandes phrases creuses demeurera à jamais pour Léon un sujet d’étonnement sinon de perplexité : Emma avait beau lui manquer énormément, il avait voyagé debout dans un bus tout aussi bondé qu’à l’habitude…


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C’était une fatigue bienheureuse, ce décalage du monde, ce sentiment d’être unique et seul, dans l’effervescence lentement reprise de l’après mise en production, les premiers retours critiques à traiter en priorité, avec l’odeur du premier café et le regard de ceux qui savaient notre calme dévouement, les heures passées et la date tant bien que mal tenue, c’était s’en tenir à ça, ravaler le reste pour, à ce prix, être, et pour quelques heures — mais quelles heures — heureux, d’une joie programmée, ni trop débordante, ni trop dissimulée, s’attacher à ce personnage que nous étions et qui nous faisait voir le jour aussi clair qu’il voulait bien l’être.


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L'engin la nargue par son silence. Dehors le vent s'est tu, les oiseaux sont cois. Les arbres paisibles dorment tandis qu'elle attend. Elle attend un seul son qui, strident, briserait la tranquillité de la nuit, son corps crie pour ce bruit et la voix de l'aimé au creux de son oreille.

mardi 12 avril 2011

515 : lundi 11 avril 2011

Réflexions marginales : me demander ce qui serait advenu si, plutôt que Léon, mon choix s’était porté sur Marcel…


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Les cours devaient faire de nous, s'ils étaient à la hauteur de leur coût, de fins, inventifs, parfaits cuisiniers, prêts à réjouir familles et surtout amis. Ils avaient lieu dans une vieille et noble maison. Nous nous retrouvions dans une grande salle aux boiseries rechampies de jaune paille et céladon, dallée assez classiquement de noir et blanc. Nous échangions sourires, quelques mots, de discrets regards classifiants, et nous étions introduits par une jeune femme souriante dans une immense cuisine donnant sur le jardin, d'un modernisme ébouriffant, d'une pureté fonctionnelle exemplaire. J'avais beau y mettre une bonne volonté appliquée, je faisais de mon petit espace une image assez parfaite d'un territoire désastré.


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Au début de leur histoire, il trouvait ses absences charmantes. Elle oubliait souvent la moitié des courses (elle oubliait souvent la liste), sa langue buttait sur des noms et son regard rencontrait parfois le vide et il lui semblait alors qu'elle s'illuminait de l’indicible. Aujourd'hui, il est pris d'une angoisse lorsqu'il découvre les ciseaux de cuisine dans le frigo et l'huile pour les gonds de portes à côté du dentifrice. Son visage ne rencontre plus la lumière, il s’éteint sur le vide comme si une connexion ne se faisait pas. Elle est en risque de court circuit permanent : il sait qu'elle ne regardera pas avant de traverser, qu'elle ne se souviendra pas du chemin du retour, de la date ou voire même de lui, son fidèle compagnon depuis trente-sept ans.

lundi 11 avril 2011

514 : dimanche 10 avril

Si, pour Léon, la longueur était aussitôt associée dans son esprit à la largeur, la langueur, quant à elle, semblait ne rien appeler sinon le vide…


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C’était arriver à midi, sandwich en main, plaisanter sur cette heure d’après la messe, mettre la musique fort sur un des nombreux ordinateurs libres et non protégés par mot de passe, donner les derniers coups de chiffons, refaire les tests faits la veille dans une fatigue moins importante que celle d’aujourd’hui, en pensant aux heures supp ou à la prime inévitable qui viendrait, qui ne pourrait, n’est-ce pas, que venir, après ces efforts printaniers ; et terminer par les bières apportées par le chef de projet, quitter à quinze heures trente, en des rues encore plus nues et flamboyantes que jamais, avec en nous l’impression, involontaire et bien prégnante, impossible à chasser, chevillée au corps rien à faire que la garder et en profiter à contre-cœur, de partir tôt.


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La manivelle de la fontaine continue à tourner sur elle-même. C’est ça, le son. Quand le rythme reprend, ça devient davantage. Acouphène accélère le mouvement de la manivelle. Le bruit mouillé du mécanisme devient de la musique. Une musique inquiétante, heurtée, amplifiée par l’enregistreur. Pointue, indélicate, virant ultra. Se transformant en note suraiguë, le sifflement du XXe siècle. Celui qui se déclenche dans l’oreille d’Acouphène. Ce sifflement fait obsolète, il ne doit plus durer...


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J’aimerais connaître ton pays, celui de tes errances, les sentiers parcourus de ta solitude, j’aimerais entendre les battements de ton cœur sous les arbres, capter ton regard courant dans les nuages, sentir ton corps vibrer face aux paysages. J’aimerais te savoir heureux, toi qui arpente inlassablement mille lieux sauvages, toi qui cherche des heures durant l’image à retenir. J’aimerais être source pour te désaltérer, lit d’herbes et de feuilles pour te délasser, lumière pour t’interpeller, brise pour te rafraîchir, couleur pour t’émerveiller. J’aimerais deviner les rêves que tu ne racontes pas, me glisser dans le silence de tes pensées, effleurer ton âme de poète. J’aimerais mettre en mots tes images, savoir saisir l’instant où le ravissement te prend. J’aimerais emprunter ta patience pour oublier le temps, voyager avec toi au bout de tes doigts, m’endormir bercée au rythme de tes pas.


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Le revoir après ces quelques semaines, c'était comme revoir un enfant devenu, en quelques mois qu'on avait passé séparé, un adolescent qu'on avait peine à reconnaître. Je le présumais prostré, le craignais lamentable, et le trouvai enjoué, volubile, plus expansif que jamais je ne l'avais connu, presque déchaîné. Je m'étais attendu, je dois le reconnaître, à un moment pénible; moi si piètre consolateur, moi si peu doué de compassion, je redoutais de vivre l'un de ces instants où l'on a parfaitement conscience de ce qu'il faut faire ou dire tout en s'en sachant absolument incapable. En réalité, je passai avec lui une soirée des plus réjouissantes, vivement séduit par cette personne que j'avais toutes les peines du monde à rattacher au vieil ami que je connaissais. En le quittant, d'abord pleinement rassuré par ce qui avait toutes les apparences d'une étonnante résilience, je fus peu à peu gagné par une sensation d'écœurement qui ramena en moi une inquiétude plus forte encore.


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"10 avril 1960 - Mon amour, tu trouveras ci-joint la liste des courses et un billet de cinquante francs. Ne va pas chez le boucher d'en face, j'ai découverts par la voisine qu'il faussait sa balance."

dimanche 10 avril 2011

513 : samedi 9 avril 2011

À moins qu’il ne vienne à sombrer dans les tréfonds d’un manuel d’orthophonie, peu de chances de voir un jour cheminer Léon d’Oléron à Orléans…


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Elle a des cheveux bouclés blonds vénitiens qui viennent taquiner l'épaule gauche de son compagnon, là où elle a niché sa tête. Elle est un peu en travers sur leur oasis improvisé dans leur jardin, un sourire flotte et illumine son teint délicat. Couvertures et coussins gisent ça et là, ils dorment paisiblement à l'ombre d'un saule dont les branches pleurent jusqu'à eux. Lui est sur le dos, la respiration tranquille, les cheveux noirs tranchant avec sa peau pâle et cernée, son bras gauche recevant le corps de sa mie et revenant sur son ventre. Mains ouvertes, doigts enlacés aux siens. A côté d'eux des pas furetant silencieusement. Vingts euros pris dans un portefeuille, trente dans l'autre, les téléphones disparu mais les cartes SIM en évidence sur la table. Une hésitation devant quelques bracelets nonchalamment posés sur une desserte, finalement un glissé dans sa besace. Il les regarde avant de partir, ils sont beaux, innocents, il saisi leur appareil photo et prend un cliché d'eux unis dans leur vulnérabilité, il repose l'appareil et s'en va dans un autre jardin tenter le sort et remplir ses poches.


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C’était, sous le soleil d’un vrai week-end d’été, venir travailler, dans le vide des transports, le silence des rues à cette heure, en ce quartier, le calme incroyable des bureaux jamais vus si déserts sous cet éclairage matinal et, au fond, prendre plaisir à ça, ce rare phénomène, goûter notre élection à cette souffrance — dont nous n’osions prévoir le prolongement de nuit — cette nuit comme le jour, claire, unique, comme offerte rien que pour nous.


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C'est l'invisible l'impossible fragment. L'imprévu irrésolu, l'inattendu qui subjugue le sort. Il éveille la curiosité. Il provoque l'intérêt, le révoque sitôt après. Il affirme sans rien dire. Il révolte. Il résiste. Il suscite le doute. Il se situe au croisement des logiques du transfert. Il véhicule, il supporte. Il chute. Il foudroie. Il transmute. Il passe à travers les murs. Il révèle, il soulève. Il écartèle. Il transvalue. Il renverse. Il initie, conclut, inclue, exclue. Il spécule, il calcule. Il précise, il incise. Il mime. Il chiffre. Il chevauche. Il singe il parodie. Il hurluberlue. Il impie il expie, il résout il absout. Il troue. Il trouve. Il exorcise. Il préjuge parfois. Il parjure & abjure. Il clair-voit prédit contredit. Il tranche. Il sacre. Il abîme. Il augure. Il médite il dort debout. La plupart du temps. Et puis bien malgré lui. Il suscite un océan de commentaires sans appel & d'origine indéterminée. Sans aucune prise sur un futur accessible présent éventuellement déjà révolu. En sous-sol pour l'instant. En suspens. Liquidation des inductions éventuelles.