mercredi 31 mars 2010

139 : mardi 30 mars 2010

Ils s'étaient donné deux jours pour quitter leur appartement du centre-ville. Trois jours après la catastrophe, il était parvenu à convaincre Caroline qu'ils devaient partir. Caroline croyait que la fuite ne pourrait régler aucun des problèmes qu'ils devaient affronter, qu'elle ne ferait qu'ajouter des difficultés en les privant des quelques secours qu'ils trouveraient dans la familiarité de leur ville, dans leur meilleure connaissance de ses ressources que de celles de tout autre lieu, auprès des quelques amis qu'il leur y restait. En dépit de ces arguments, il ne démordait pas de son projet de fuite, car il avait entendu dire, de la bouche de personnes dont il s'était préalablement piqué d'admirer les capacités intellectuelles, qu'il était véritablement et sans mourir possible de quitter ce monde pour un autre dans lequel l'ardoise serait effacée et où ils pourraient recommencer comme s'il ne restait de leur existence antérieure que leur amour déjà commencé et des souvenirs, bons ou mauvais mais sans conséquences, à l'égal de songes. Le troisième jour après la catastrophe, il était revenu chez eux en lui montrant les documents qu'il était allé recueillir, auprès de l'entourage d'un de ces hommes hautement estimés de lui, par la bouche duquel la fuite n'avait en rien eu l'apparence d'une métaphore, ni d'un adolescent déni du monde des adultes, mais bien celle d'une possibilité réelle, dont on pouvait éprouver dans ses jours et définitivement l'effectivité. Il avait en rentrant étalé sur la table de leur salon les cartes traversées des lignes rouges dessinant les trajets jusqu'au passage principal, il avait lu à haute voix, les yeux rivés sur les pages des carnets qu'on lui avait remis, les notes et indications qui détaillaient les lieux par où ils devraient passer, les personnes qu'il leur faudrait trouver et où ils le pourraient, toutes les feuilles de route qui leur permettraient de rejoindre une contrée que certains des documents évoquaient très vaguement et qui prenait ainsi malgré tout quelque substance, aussi difficilement croyable qu'ait pu être l'existence d'un continent dont les cartes connues taisaient l'existence, et qui pourtant baignait dans les mers qui bordaient les littoraux familiers. Alors, Caroline s'était laissé convaincre de partir, et ils se donnèrent deux jours. Puis, il prendraient leur voiture et iraient à travers les régions rurales que l'on disait désertées, jusqu'aux marécages à la lisière desquels ils devraient trouver une embarcation.

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L'heure de la peur (12) Cela faisait un quart d’heure que je tentais une entrée en douceur. Des scellés partout que je n’arrivais pas à faire chuter. La maison comportait donc deux étages et une cave que l’on devinait à travers un soupirail grillagé. Je scrutais également la toiture en espérant un velux mais rien. Toujours rien. On croit toujours que les enquêtes se résolvent à la Conan Doyle mais mon cul, oui ! On marche à tâtons, dans le noir en cherchant la lumière. Et si vous êtes pieds nus sur du parquet, attention aux échardes ! Je me rendis à l’arrière de la maison où un petite porte de cagibi, lui-même attelé à la maison, semblait fragile. Je tiraillais sur les gonds pour vérifier leur solidité et m’armai d’un morceau de branche pour gratter le ciment. Remercié de mon zèle, les gonds se déchaussèrent. Je ne fis que retenir la porte afin d’éviter un trop grand bruit. J’entrai dan la maison et le cœur haut dans les tours, je me mis à fouiller tout ce que je pouvais. Armoire et tiroir, vide papier et classeur, chemise etc. Je ne trouvai que des documents officiels mais rien qui put me renseigner sur Nadine. Je montai à l’étage pour regarder derrière les différents tableaux, comme dans les films. Effectivement rien mais en m’asseyant dans un sofa rouge et malgré la pénombre de la chambre mon regard se fixait sur la poignée de porte. Elle était ronde et blanche avec une spirale noire. Je tournai et secouai la poignée mais rien. J’appuyai alors par intuition au centre de la poignée, celle-ci sauta. Un papier était enroulé à l’intérieur et sous forme de quatrain de collégien il était inscrit ceci : « Ceux qui en rond, le cœur livré au porcs, crèvent maintenant sur un carrelage, n’ont rien compris au message du décor. Il permettait simplement de sortir de l’esclavage. » En aparté était écrit « levez les yeux et tout deviendra clair. » Je courus donc à travers la maison et tout devint clair. La tarée avait raison ! Je me rendis donc sur les lieux du crime et là où se trouvait précédemment les corps, je regardai au plafond. Il y avait un lustre en laiton doré à quatre branches. Je montai sur une chaise et le décrochai. Un morceau de parpaing s’éclata sur le sol et j’aperçus dans le faux plafond, un carnet. J’exultai. Je remis plutôt mal que bien le lustre, rangeai la chaise et ramassai le parpaing. Je courus vers la sortie. Je laissai la porte de travers, on croira qu’elle est tombée. Telle est la réflexion que je me faisais, je n’avais plus le temps. J’entendis alors une démarche lourde qui venait. J’eus le temps de sauter dans un buisson, accrochant ma veste au passage. Le buisson bougeait encore, je me mordais les doigts. L’homme paraissait chercher quelque chose, il ne connaissait pas les lieux. J’espérai un journaliste du canard local, un coup sur la nuque suffirait. Je redoutai Grunswald, un pruneau eut suffit mais je n’étais pas armé. L’homme remarqua la cordelette coupée du scellé et rentra avec douceur : il déplaça la porte le long du mur adjacent. Il disparut dans les couloirs de la maison et en apercevant la lumière au travers des fenêtres, je courus malgré mes jambes coupées par la peur et tombai, nez à nez, sur une coupé cabriolet en double file. Je dégonflai les pneus par excès de courage et détalai comme un lapin. Je suis sûr que c’était Grunswald mais cela m’étonnais qu’il eut une caisse comme ça.

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Le Type au fond du couloir (4/6) Notre camarade n'entourait sa vie nocturne d'aucun mystère, pas plus qu'il ne s'étendait sur le sujet lorsqu'il « tenait salon ». Il était simplement admis que lorsque l'historien tirait le verrou derrière lui, ce n'était pas exactement pour dormir mais plutôt pour jouir d'une solitude dont nous l'avions allégrement privée tout au long de la journée. Nous savions aussi que la lumière ne s'éteindrait pas avant longtemps, que derrière cette porte des mains et un cerveau s'activeraient jusqu'au milieu de la nuit et que, finalement, chacun pourrait dès le lendemain et à loisir découvrir, observer, et pourquoi pas commenter le fruit de cette activité solitaire et compulsive.

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Rassemblant les bribes d’information dont je disposais à propos d’Armelle Potriat, puisque tel était le nom de la jeune femme que je recherchais dans cette ville bretonne, je repris espoir ; nous étions vendredi, en plein après-midi : elle devait se trouver au Lycée Chateaubriand où elle enseignait. M’enquérant du chemin à suivre auprès d’un jeune homme revêtu de vêtements aux couleurs indénombrables, je me vis proposer de parcourir ledit chemin à l’arrière du scooter non moins bigarré dont il était l’heureux détenteur. Il allait retrouver à la sortie de cet établissement quelque compère peu veinard qui devait subir pour terminer la semaine deux heures de cours de Français avec Monsieur Le Borgne, présentées comme pénibles, voire reloues. Sans m’en ouvrir à mon bariolé pilote, je jalousais les élèves d’Armelle qui devaient se délecter de ses cours de français supérieurement captivants : un délice, probablement, comparés aux prestations assommantes de Le Borgne. Je la rêvais encore, déclamant un sonnet devant sa classe ébahie, quand mon serviable arc-en-ciel me déposa sans plus de cérémonie aux abords du lycée. Je découvrais un nouveau décor de cette vie dont je savais si peu, de cette vie que je voulais maintenant partager sans limite. Alors que je contemplais ces bâtiments montait en moi le flot d'émotions que ressent un fan d'Elvis lors de son premier périple à Graceland. Puis je la vis, au milieu d'élèves, resplendissante puisque toute auréolée de la nouvelle puissance de l'amour que je lui portais. Les yeux masqués par de grandes lunettes de soleil aux montures épaisses, les cheveux tirés en un chignon établissant un savant compromis entre sévérité et sensualité, elle marchait d'un pas décidé vers la sortie. Me décidant à sortir de ma fascination immobile, je commençais à m'avancer vers elle, le coeur débordant de ce tout ce j'avais à lui dire sans bien savoir par où commencer, quand une grosse berline aux vitres teintées s'arrêta à côté d'elle, puis redémarra aussitôt qu'Armelle y eut pris place. Je n'eus d'autre choix que d'emprunter d'une manière un peu cavalière à son propriétaire le scooter aux mille couleurs.

mardi 30 mars 2010

138 : lundi 29 mars 2010

Notre gardien était chaudement et presque élégamment vêtu, d'un bleu ciel comme la candeur. Nous étions brunis, basanés, sombres, dans nos pyjamas de raide toile noire. Notre gardien était souriant, sauf quand un énorme rire soulevait, secouait sa ceinture. Nous nous serrions les uns contre les autres, défaisant les rangées ordonnées qu'il exigeait de nous, malgré ses injures joviales. Notre gardien était si large d'épaules que sa corpulence en devenait harmonieuse ; il tendait au carré parfait. Nous étions maigres et déjetés, au delà de la laideur. Notre gardien nous vantait le travail et nous l'ordonnait. Nous, pauvres de nous, nous ne pouvions le faire, et pourtant le tentions désespérément. Nous savions, de longue expérience éternellement répétée, que notre gardien ferait un pas en arrière, avec une grimace désolée devant notre ingratitude et notre mauvaise volonté, et que, derrière lui, attendaient les hommes en kaki sombre et les chiens roux, d'un roux violent, aux yeux rouges.

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Les vents battent là-bas, chargés d'eau froids ils battent, et portent le sable, les branches, les cailloux et les arbustes qu'ils arrachent au sol. Peu de gens y vivent, un paysage si morne et un climat si dur n'incitent guère qu'à en partir si l'on y paraît, à ne surtout pas y venir. On pourrait trouver agrément à la compagnie de cette contrée s'il on était pourvu d'un sens esthétique spatial extrêmement cérébral, qui pourrait jouir d'une aussi grande ressemblance terrestre à l'étendue et à la planéité tels qu'ils sont en concepts. C'est l'un des rares lieux au monde où la distance n'est pas relative, on y est distant quoi qu'il arrive, quelles que soient les proximités.

lundi 29 mars 2010

137 : dimanche 28 mars 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (9) C’est coutume très répandue ici, que d’inscrire une phrase sur la porte d’entrée. On en lit de beaucoup de manières. Souvent des pensées empruntées. Parfois, j’avoue, bien utiles ces sentences accrochées : évitent de perdre temps précieux à s’embourber de traquenard. Vous lisez, et aussitôt vous possédez certitude qu’il faut passer votre chemin. Certaines, de temps en temps, m’intriguent pendant que mes promenades. Surtout dans maisons vieilles et que des lettres effacées. Et qu’on ne sait plus ce qui, de ce que lu ou de l’écrit passé, il faut choisir. Récemment, j’ai décidé changer celle qui sur porte mienne. Chaque fois que rentrer, sa lecture me faisait choir en grand doute. Bien réfléchi avant de décider. Mais depuis, chacun des jours, je ponce ces lettres avec grande minutie. Que rien n’en reste. Vous aimeriez savoir ce qui d’écrit, sans doute. Mais à quoi bon puisque tant d’énergie à faire disparaître mots du dehors ! Vous comprendrez un jour, vous devinerez quel assemblage accroché là. Quand mieux saurez qui je suis, aurez peut-être idée des lettres mortes. Bien à vous, …

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L'heure de la peur (11) J’étais resté à Fontenay tout l’après midi. Les infos que j’avais obtenues à « l’étage » m’en disaient plus que les rétentions de Grunswald. J’avais merdé, c’est vrai, mais il m’était redevable des six mille balles… J’avais donc rôdé la plupart du temps entre les lieux où étaient susceptibles d’aller Nadine et ses mômes : restaurant, centre aéré, cinéma, salle des fêtes et clubs de sports, mais rien ! Personne ne les avait vus ces derniers temps et si oui, ils n’étaient pas causant. Jouissant d’une nouvelle identité à chaque rencontre, je me faisais rembarrer. Récalcitrant à l’égard des pouvoirs publics ? J’allais leur montrer le prix qu’ils allaient reverser si jamais leur claque-merde s’évertuait à jouer de l’huître ! Je décidai donc de brusquer la première venue, c’est plus facile ! Une femme déjà mûre tenait un point presse. L’affaire de Nadine faisait la une du canard local : « La tueuse au tire-bouchon : la spirale infernale ? » Et je ne pus m’empêcher de penser au visage triste de la patronne de « l’étape ». - Bonjour madame, Libé et le Figaro, s’il vous plaît. - Tenez… - Faut goûter de tout comme on dit ! - Oh vous faîtes ce que vous voulez, ça me regarde pas ! - Je suis Anselme Piquelard du bureau du préfet ; vous la connaissiez cette Nadine dont parle le journal ? - Pourquoi, ça vous intéresse ? - Et bien oui et c’est pour ça que je discute avec les habitants de Fontenay… Alors? - Je la voyais de temps en temps, elle venait acheter Connaissance des arts. Je lui mettais de côté d’ailleurs ! - Et sinon ? - Pas grand-chose mais elle connaît bien la bibliothécaire, je crois ! C’était un peu sa confidente. - Comment vous savez ça? - C’est mon mari, il est au conseil municipal mais allez-y demain, ça sera ouvert ? L’adresse c’est quoi, j’ai oublié… - Au 42 de l’avenue Pierre Mendès-France ou 40, enfin bref ! - Merci et bonne soirée. Il était 20H45 lorsque j’entrai dans un hôtel de Fontenay, « la chaude couverture ». Je m’installai dans la chambre et pris une douche chaude. Je pensai à Grunswald et à la pourriture qui soutenait, en fait, les beaux discours politiques. Ce sont de vrais danseurs ces politiques, des équilibristes même ! Si facile de les corrompre : un bifton dans le veston et une petite tape sur cette frappe (genre amicale) et le tour est joué. Je descendais dans le resto et commandai un salé aux lentilles avec un Morgon. Le pied total en ce mois de février. La serveuse était une jolie fille de vingt ans à peine, que recouvraient un pull à col roulé pourpre, un jean à la taille haute et une paire de Doc Martens. J’avais envie d’elle et je m’amusais à penser qu’une minette de dix ans ma cadette puisse ce soir se retrouver à mordre l’oreiller. Je fantasmais et continuerai malheureusement : mon corps était pris. Peut être serai-je atteint d’un petite mort au détour de caresses et de pensées éparses. Je remontai donc pour faire une sieste avant d’aller chez l’autre folle. C’est cool, j’ai deux heures.

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Le logement avait été coupé dans un bâtiment de brique, de métal, de verre et de zinc, et déplacé à quelques rues de là. Une frise de porcelaine orne la façade, répartie sur plusieurs registres, selon la tradition locale. Elle est constituée de trois-cent-soixante-huit assiettes ornées de motifs de gibier, de viande, de fruits et de fromage. Le cadre en acier est directement dans le temps, selon les intentions secrètes que certains avaient prêtées à Eiffel. Ce sont deux employés en disgrâce du célèbre ingénieur qui ont procédé à l'extraction du logement hors du grand bâtiment. Le canton avait tenté sans succès de solliciter Gustave Eiffel lui-même, qui les avait crus fous.

dimanche 28 mars 2010

136 : samedi 27 mars 2010

Nous avions d'abord été enchantés par l'efficacité du sort de ce marabout, étant donné les quelques problèmes sexuels que je rencontre, et dont je ne ferai pas étalage ici (il me reste quand même un peu de pudeur, et puis un minimum de fierté aussi). C'était un peu en désespoir de cause et sans vraiment croire aux résultats que nous nous étions faits ensorceler, et bien sûr aussitôt rentrés à la maison nous avions fait l'amour pour essayer, pour voir si ça marchait. Et ça a été comme miraculeux, comme le sorcier nous l'avait garanti, des orgasmes simultanés, synchrones. Ni elle ni moi ne pourrions avoir d'orgasme sans que l'autre en ait un aussi, et très exactement au même moment. Ce qui fait que sexuellement, les temps qui ont suivi ont été tellement meilleurs, j'étais beaucoup plus à l'aise, beaucoup plus valorisé aussi bien sûr, et pour elle ça changeait du tout au tout. Il y avait un revers de la médaille, auquel nous n'avions pas voulu penser à ce moment là, parce qu'on pensait qu'on s'aimait pour toute la vie. Le revers de la médaille, ça a été quand on a rompu. Même après la séparation, l'un de nous ne peux avoir un orgasme sans que l'autre en ait un au moment. Donc, ça n'a pas été dur de savoir que quelques temps plus tard, elle avait trouvé un nouveau compagnon. De toute évidence un bon baiseur. Il a fallu affronter la jalousie, et des dizaines de situations extrêmement embarrassantes, et au début par ressentiment, il m'arrivait régulièrement de me masturber à des moments où je savais qu'elle était au travail, en classe devant ses élèves. Mais finalement, je suis plutôt content pour elle, qu'elle se soit trouvé un bon baiseur, vu qu'elle n'avait pas été gâtée sur ce terrain par le passé. De mon côté, je m'habitue à avoir des orgasmes n'importe où, n'importe quand, j'ai toujours plusieurs pantalons et caleçons de rechange avec moi dans mon sac.

samedi 27 mars 2010

135 : vendredi 26 mars 2010

L'heure de la peur (10) Comme à chaque fois où le sommeil lui tournait le dos, Nathanaël Grunswald regardait les bonshommes s’agiter dans le poste. Ça lui fatiguait la rétine disait-il à Marguerite. Après leur étreinte forcée, treize ans de mariage ont passés, Nathanaël s’était levé pour aller boire. Les yeux empreints d’embarras, il annonça à sa femme qu’il allait prendre l’air. Accolé à leur maison, le garage servait aussi de grenier. Mais sous une bâche se trouvait un cabriolet 504 V6, vert olive. Il l’avait hérité de son oncle en 1980. Il la faisait tourner de temps en temps ; il en avait pas grand-chose à foutre, ça lui permettait au printemps, alors que les nuages s’étaient faits la malle, de partager de mauvais bons moments avec son beau-père. Il était minuit trente lorsqu’il arriva au 23 de la rue Daguerre, le siège abîmé de L'Heure de la peur. C’était un immeuble de trois étages au crépi grisonnant. Il gara péniblement sa 504 et entra sans peine, grâce à un démagnétiseur, dans la bâtisse années vingt. Au fond du couloir d’entrée siégeait une cour pavée où traînaient un vélo couleur rouille et deux fauteuils club recouverts d’une bâche transparente. Les journalistes devaient la virer l’été et compter les étoiles, ivres, avachis sur leurs trônes miteux. Il chercha où se trouvait la rédaction puis observa du dehors si des fenêtres scintillaient dans l’obscurité de février. La rédaction occupait tout le deuxième étage. Un antique ascenseur à grille marchait encore mais Grunswald grimpa l’escalier. Sur la tranche du tapis qui recouvrait les marches on ne voyait plus que le tissage de la corde. Il s’inquiéta d’une éventuelle chute. Grunswald n’avait aperçu aucune fenêtre éclairée et tentait maintenant de crocheter la serrure. C’était un modèle monopoint avec un coffre rudimentaire. Il n’eut pas le temps d’être soulagé par la facilité de la tâche, qu’il l’avait déjà crochetée. Aux exercices de ce type on l’appelait le capitaine crocheté. Ça le faisait rire par devant. Il déambula dans la pièce puis se dirigea vers le bureau du fond, fermé par deux cloisons. Ce devait être celui du rédac’ chef. Il fouilla, précautionneux qu’il était, mais ne trouva rien au sujet de Nadine. Pour avoir un levier d’action quelconque il s’empara d’une facture. Aux alentours étaient disposés plusieurs bureaux mais son regard fut attiré par des découpes d’articles ; il s’agissait de Nadine et du bureau de Leroy. Il fouilla tout, plutôt à l’endroit que de travers, mais idem, rien d’important. Il se contenta de laisser une enveloppe dans laquelle se trouvait une clé et un Post-it : « consigne 32 de la gare d’Austerlitz ». Il se dirigeait vers la sortie lorsque la porte s’ouvrit : un flash l’aveugla et il se rua derrière une commode, accroupi. Jamais sur les genoux ou assis, on est en position de faiblesse. Deux hommes bruyants s’avancèrent dans les bureaux et il sut tout de suite que ce n’était pas Leroy. Leurs voix étaient rocailleuses ; les années et le tabac charbonneux en attestaient. - Putain, Albert veut que je lui boucle ça pour trois heures : je vais encore me faire engueuler ! Elle en peut plus Françoise que je rentre si tard… - Fallait pas t’attacher à un boulet de cœur mon pote ! - T'es peut être libre mais j’arrive pas à croire que tu ne m’envies pas un peu… - Mon alliance n’est pas menotte. J’ai plusieurs alliances d‘ailleurs, je suis pas du genre à m’établir mais pourquoi pas… - Bon allez, faut que je mitraille quelque chose… Les poulets ont trouvés cinq kilos de poivre blanc à Clichy. - Et t’as entendu l’affaire du petit Martin ? - Ouais, encore un gros truc qui nous passe sous le nez, j’aimerais savoir comment il a fait. Il serait pas un peu proche du père Donrelds ? - Je sais pas mais il lui avait laissé sur son bureau un mot disant que les flics s’étaient barrés et qu’il fallait faire vite. Grunswald, dressé comme un clébard et accroupi comme un pisseuse attendit que les deux zouaves s’en aillent pour rejoindre Leroy à Fontenay.

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Par la porte fenêtre, ouverte sur le balcon de bois baigné par l'inespéré soleil d'un après-midi de fin août, montaient des odeurs de terre humide et de feuilles et les voix rieuses de ses cousins s'appelant pour une promenade éventuelle, discutant pour savoir que faire de cette queue d'été, galopade pour patauger dans le ruisseau, dégringolade en vélo vers le lac, visite à la ferme... À travers les rideaux à demi tirés, un rayon venait caresser ses épaules. Béatrice baillait, assise sur un coussin devant le choix de petits chiffons multicolores, méticuleusement pliés, triés par couleurs dominantes, indiennes aux couleurs pales, cotonnades rayées vigoureusement, petits pointillés, unis regroupés en harmonies dégradées, toute une gamme enserrée dans un tiroir de commode, que sa grand mère avait posé sur le plancher, devant elle, pour qu'elle en joue, y fasse son choix, prépare la matérialisation de ce dessin qu'elle avait eu la sottise d'esquisser dans l'ennui de la matinée, en attendant le retour de la bande partie « à la ville », puisque « ma chérie, tu as des mains de fée et si belles idées », et parce qu'elle ne pouvait tout de même pas être tout le temps les yeux dans un livre, voyons, elle s'abrutissait – n'avait pas dit : encore plus, mais son ton l'avait dit – et que ses frères ne pouvaient rester tout le temps à côté de son fauteuil, ils avaient bien besoin, les pauvres, de se dépenser un peu comme les autres, « tu as raison ma douce ».

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Une odeur pestilentielle, épouvantable la vache, infectait déjà tout l'escalier, rien que le temps de monter jusqu'au troisième, le Stup' avait croisé deux voisins qui se barraient de chez eux livides, sortir de l'immeuble parce qu'ils n'en pouvaient plus de cette puanteur, limite il aurait été plus facile de traîner dans un four à pain pour se faire dorer la pilule que de rester baigné dans ce concentré surpuissant d'odeur de merde. Le Stup' en avait vu d'autres, deux ans plus tôt c'était lui déjà qui avait suivi à la trace le tueur à la chiasse, et d'ailleurs avant même d'entrer dans l'appartement du crime, il savait déjà ce qu'il allait y trouver, un ou plusieurs macchabées dans leur jus la gorge tranchée, et des dizaines de litres d'étrons liquides. Aucun doute pour le Stup', à l'odeur aussi forte et aussi dégueulasse, il savait tout de suite à qui il avait affaire, au tueur à la chiasse qui, après deux ans de constipation, avait subitement retrouvé quelque fluidité au niveau du transit intestinal. Le mec était un cas d'école doublé d'une énigme pour toute la science gastro-entérologique, parce que l'enquête avait déterminé avec certitude que toute la merde, à chaque fois et d'une fois sur l'autre, avait été produite par le même type, un seul et unique producteur. Chier autant et une puanteur aussi infecte, les toubibs comprenaient pas comment c'était possible. Une autre particularité du type c'était qu'il appartenait au genre très malin, une vraie anguille, pas moyen de lui mettre le grappin dessus, le Stup' en savait quelque chose. Pas manqué, une fois arrivé dans l'appartement, le spectacle bien connu de charogne, de brouettées de chiure et de raisiné. Deux cadavres, un couple homme femme, messieurs-dames bien tranquilles comme le diraient tous les voisins bien sûr. "Que du bonheur" a lâché le Stup' en inspectant l'appartement, toujours immunisé contre le dégoût deux ans après - quand même il a regretté de s'être enfourné quelques marrons glacés à ce moment là, on a beau être un solide, c'était quand même pas le meilleur endroit pour bouffer. Il n'avait pas du tout l'intention de laisser retomber le soufflé du côté des hachoirs à barbaque de Maisons-Alfort, mais il savait d'avance qu'avec le retour du tueur à la chiasse, il allait devoir mettre les bouchées doubles, parce quand ce mec là est de service, il laisse les lieux dans un état tellement déplorable que c'est impossible de les ravoir, l'odeur reste tellement longtemps incrustée dans les murs et dans le sol que plus personne ne peut accepter d'habiter dans ces locaux là. C'est ça, qui emmerdait le plus le Stup' dans cette affaire, c'est qu'avec le tueur à la chiasse, ce serait tout le temps les promoteurs immobiliers, les élus locaux, les offices HLM et syndics de copropriété tutti quanti qui n'arrêteraient pas de le pousser au train pour que le type soit mis au frais.

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Le Type au fond du couloir (3/6) À partir de 22h00, précisément, il signalait à ses hôtes qu'il était temps de prendre congé. Il annonçait cela de la manière la plus affable qui soit mais avec une fermeté telle que personne, à ma connaissance, n'osa jamais insister pour rester plus longtemps. Tout débat était dès lors tué dans l'oeuf ou remis au lendemain. Les joints, même fraîchement allumés, restaient orphelins et fumants dans le cendrier. Pour ma part, il arrivait parfois que j'hésitasse entre plusieurs livres lors de cet instant crucial. L'historien sans vergogne me confisquait alors l'ensemble des ouvrages puis, avant de m'éconduire, souriait de toutes ses dents en déclarant simplement : « tu reviens quand tu veux ». Sitôt dit, il se dirigeait pour la seconde fois, mais au pas de course cette fois-ci, dans les parties communes. Il y micro-ondait rapidement une soupe de légumes, les yeux vissés sur le cadran des secondes qui défilaient, et chacun, chaque jour, s'étonnait de le trouver si impatient, lui qui d'ordinaire accordait bien peu d'importance au déroulement du temps. Dès que le bip bip bip retentissait, il ouvrait la porte du four avec fracas et regagnait sa chambre en soufflant énergiquement sur son bol, comme s'il avait peur de s'endormir en retard.

vendredi 26 mars 2010

134 : jeudi 25 mars 2010

Le long des chemins qui mènent au passage principal, et dans toute la région aux alentours de leur réunion, les villes, villages et activités ont progressivement été laissés à l'abandon. Trop de désespérés passaient par là, trop de désespoir avec eux, leur mauvaise compagnie fuyante et sauvage en raison de leur effroi, et en retour les peurs folles qu'ils inspiraient. On les prenait pour des diables, ou des contagieux de leur malheur. Les habitants ne voulaient pas les voir, ne pensaient plus qu'à eux et finirent par partir pour les fuir, fuir les fuyards. La crainte des habitants était délirante, ils ne seraient contaminés par d'autre malheur que ceux qu'ils avaient déjà en eux. Les fuyards n'avaient en marge de leur désespoir que des fragments de doute, le doute que les histoires fantastiques qu'ils avaient entendues sur la contrée merveilleuse où ils seraient libérés soient assurément et nécessairement fausses. Ils y croyaient mal, mais c'était la seule alternative qu'ils connaissaient à la certitude du pire.

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Je collectionne les tessons. Depuis plusieurs années. Les tessons sauvages, dénichés au creux d’une motte de terre, enfouis dans le gazon, tremblotants dans le lit d’un ruisseau ou repoussé dans le fond des rigoles. J’en ai de porcelaine blanche à motif fleuri, reste d’une assiette ancienne, morceau de soupière ; ou de plus rustiques, épais fragments de poterie émaillée jaune ou verte, peut être une cruche ou un tian fracassés. Quelques uns portent une inscription, comme un rappel de leurs origines : Manufacture du Vezelay ou Porcelaine Dupierret. Ma collection compte aussi deux pièces rares : un morceau de zellige chipé dans un très vieux riad marocain, bleu, affranchi de sa mosaïque et réfugié dans le coin de la cour intérieure ; et un bout de tuile vernissée, jaune presque dorée, trouvé au pied d’une tourelle d’un vieux château provençal.

jeudi 25 mars 2010

133 : mercredi 24 mars 2010

[open space] Partir. Je veux partir d’ici. Laissez-moi sortir de cet open-space qui n’a d’ouvert que le nom faussement expansif joyeux de son anglicisme. Ici, c’est fermé, clos, barré, bouché, muré. Ce n’est qu’une geôle moderne sous couvert d’espaces modulables où s’oppressent les esprits, se pressent les pensées, s’échaudent les neurones et finissent par s’écarter du monde réel les moindres civilités naturelles. On ne se salue plus, on se lorgne, s’épie, se suspecte, nous les sujets forçats de sa majesté rentabilité avec, en guise de boulets aux chevilles, des tables disposées en gerberas et des micro-casques greffés sur le lobe de l'oreille. Plus aucune courtoisie. Plus personne n’en veut. Les lieux ne sont pas opportuns. On vient ici par force, nullement pour se faire des amis. Même les termes collègues ou camarades ne sont plus employés. On se dénie, s’évite. Il n’y a guère que le sourire contraint de dix-sept heures qui peut encore témoigner d’une convenue aptitude à se respecter. C’est vide de sens, c’est plein de faux-semblants. On se rend ici pour mieux en repartir et ainsi se sentir vivre à nouveau. Qu’importe, je veux bien être asocial, ermite dans son antre, hyper atrophié de la relation humaine ou misanthrope de circonstance si je peux un jour m’extraire de cette promiscuité malsaine. Je veux partir d’ici. Laissez-moi sortir ou plutôt rentrer. Rentrer chez moi dans ma tanière retrouver quelques synapses cognitives.

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La dentelle que posait sur le crépi bruni du mur les rameaux morts s'épanouissant en réseau de traits fermes, souples, d'un brun presque noir, était si belle dans la lumière conquérante de cette annonce de printemps – elle se jouait de la grande ombre triangulaire projetée par la bâtisse derrière Julien, découpée comme schéma pour un franc coup de cutter, se glissant avec toujours autant d'évidence doucement autoritaire autour des fenêtres obscurcies, sur la paroi assombrie, dans l'absence de vie, pour ressortir plus délicate encore sur le mur illuminé, résille savante, omniprésente, délicate – et Julien devant le charme de cette ascèse en venait à souhaiter freiner l'arrivée de l'opulence qui s'annonçait, de l'envahissement progressif par les grasses feuilles d'un vert brillant, vernissé qui, peu à peu, nieraient le mur, le dissimuleraient derrière un indécis manteau bruissant doucement dans l'air de l'été.

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Trois idées claires ressortent de notre dernière Assemblée Générale. Il en découle que les statuts de notre association devraient être modifiés. Une réunion aura bientôt lieu pour déterminer si nous allons effectivement procéder à ces modifications, ce qui impliqueraient d'entreprendre, ayons bien ceci à l'esprit, de fastidieuses séances de rédaction et donnerait lieu à une toujours délicate Assemblée Générale extraordinaire. Trois idées claires, disais-je, trois idées fortes ressortent donc de notre dernière Assemblée Générale. La première, et c'est celle-ci qui plus que toute autre pourrait faire préférer aux plus scrupuleusement sensibles à la rectitude juridique d'entre nous quelques ajustements en termes administratifs, la première est qu'il est désormais absurde de toujours espérer que nous puissions collectivement commettre de nouvelles expositions. Ce qui n'est pas, j'en conviens, pour une association dont l'objectif, y compris légal, est de fournir un cadre administratif à nos expositions en tant que collectif de plasticiens, un constat anodin. D'aucuns se demanderaient ce qu'il reste, ce qui justifie encore l'existence de l'association, une fois qu'on a déclaré ceci. La réponse est très simple, et tout à fait imparable, sonnante et trébuchante, ce qu'il reste c'est quatre-cents euros. Le compte en banque de l'association est créditeur de quatre-cents euros, mes amis. De ce que nous pourrions faire de cette somme, l'Assemblée Générale n'a proposé qu'une seule idée dotée de clarté, et c'est la seconde des trois idées dont je vous ai annoncé l'existence, une idée également pourvue du mérite d'être très rapidement applicable, une idée à laquelle je suis pour ma part tout à fait favorable mais je ne souhaite surtout pas vous influencer à son sujet. Cette idée selon moi excellente est de miser l'intégralité de cette somme sur un cheval de course. Les choix de l'hippodrome, de la course et du cheval seraient conjointement effectués par le président, moi-même le trésorier et le secrétaire de l'association, élus par vous tous, de telle sorte que l'opération serait conforme aux usages de démocratie et de représentativité qui sont les nôtres. Enfin, la troisième idée clairement émise pendant l'Assemblée Générale, la troisième de toutes celles qui furent produites dont la clarté s'est distinguée par son caractère clair, la troisième idée forte dont j'ai à vous faire part est la suivante : nous avions eu l'occasion il y a quelques années de nous adonner à quelques belles parties de pêche en rivière avec pique-nique, le tout, depuis les sandwichs jambon-beurre jusqu'aux hameçons en passant entre autres par les fils nylon et les bouteilles de vin avait été financé par les deniers personnels de chacun des participants ; alors qu'il a été suggéré que nous reconduisions ce type de réunion bucoliques, récréatives et conviviales, un consensus s'est formé quant à l'intérêt supérieur représenté par la chasse, supérieur à celui dont relève la pêche s'entend. D'où la proposition suivante : chasser plutôt que pêcher. Et donc pourquoi pas chasser plutôt que faire des expositions, si jamais nous optons pour une modification effective et validée en préfecture des statuts de notre association. Nous deviendrions ainsi officiellement une association de chasseurs plutôt qu'une associations de plasticiens, et je ne vois personnellement aucune bonne raison de m'y opposer, et j'ajoute d'ailleurs que les points communs entre ces deux activités ne manquent pas, loin de là. Et puisque ces trois idées fortes sont reliées, ce qui est tout à leur honneur et un bel atout à leur crédit, il va de soi que les gains engendrés par le pari hippique serviraient à l'acquisition de fusils, cartouches, gibecières et autres accessoires indispensables à tout bon chasseur, ainsi qu'à la couverture des frais administratifs associés à l'obtention des permis de chasse.

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Le Type au fond du couloir (2/6) On trouvait là de quoi fumer bien sûr, et les conversations étaient constamment interrompues par le va-et-vient des acheteurs du jour, mais on venait aussi pour bavasser de choses et d'autres ou emprunter des livres que notre voisin possédait aussi en grande quantité. La décoration de sa chambre était plus que sobre. Le mobilier se limitait au lit, à la chaise et au bureau fournis par la résidence. Les murs étaient marqués de taches jaunes mais demeuraient parfaitement nus. D'ailleurs, dans ce lieu tout monacal, l'ensemble de ce qui constituait les traces du quotidien se trouvait au sol. Parmi la somme impressionnante de livres, de toutes sortes et sur tous les sujets, disposés en pile ou sur la tranche, trônait une éternelle casserole de coquillettes au jambon, une trousse de toilette, beaucoup de cendriers, quelques papiers en vrac et du matériel à dessin. L'historien semblait avoir lu tout ce qui jonchait le linoléum de sa tanière, et bien d'autres choses encore. Si bien qu'il était capable de faire une présentation sommaire, sans passion mais circonstanciée, de chacun de ses ouvrages avant d'en conseiller la lecture aux visiteurs. Selon lui, il n'avait fait que cela pendant trois ans. Lire, du matin au soir, durant trois bonnes années. Puis, mystérieux, il laissait échapper qu'il avait décidé d'arrêter, pour de bon.

mercredi 24 mars 2010

132 : mardi 23 mars 2010

Martin l'avait déjà vue quelque part. Il le savait. Il en était certain. Mais il était bien incapable de se souvenir du lieu et de la date de cette première rencontre... Il avait pourtant bien reconnu ses formes avantageuses et puis sa bosse aussi, visible au premier regard. Ah sa bosse ! Alors qu'elle était presque absente chez certaines qui préféraient de loin une allure plus régulière, la belle la revendiquait, la portait fièrement. Cette jolie bosse si reconnaissable, parfaite dans son genre, venait raconter son histoire et elle en était fière, elle, de son histoire. Martin avait en plus déjà remarqué qu'elle était finalement d'un très grand classicisme dans sa tenue : ces lignes qui l'habillaient étaient courantes mais elles lui allaient vraiment à ravir ! Et puis quelle que soit la saison, elle gardait en permanence sa couleur ensoleillée qui faisait rougir de plaisir tous ceux qui s'approchaient. Martin était de ceux-là. Ce véritable Don Juan des temps modernes voulait ainsi aller plus loin, alors qu'il n'était venu initialement que pour acheter sa baguette de pain quotidienne. Il tenta donc une approche, tout en douceur et en sensualité. Trop tard. Un minot qui a très vite craqué avait été plus rapide. La madeleine, illuminant le présentoir de sa boulangerie, lui est passée sous le nez.

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Un des usages, ce serait pour fuir. Un territoire coupé du reste du monde, insulaire et dont l'existence même serait mal connue, semi légendaire au sujet duquel de nombreux fantasmes et d'abondants et idéalisés récits seraient transmis, de telle sorte qu'il serait un continent à la fois connu mais d'existence incertaine, tant les histoires à son propos ont allure de contes de fées, aspect de mythologies originelles ou semblance de rumeurs apocryphes. Un monde dans le monde mais les deux mutuellement s'ignorant, leurs habitants coulant existence comme si l'autre univers, plus grand ou doux, plus retiré ou centripète, plus industrieux ou étrange, n'était point du leur, ni au leur contigu ou relié. Il n'y aurait qu'un étroit et dissimulé passage à sens unique, celui réservé à celles et ceux qui sans retour renonceraient et tourneraient le dos au vaste monde connu et certain dans lequel par le sort une place leur avait été échue et des cartes distribuées, et celles-ci qui mauvaises ou par leur propre faute mal employées n'avaient pu épargner à leur dépositaire une fin trop tôt et défavorablement venue.

mardi 23 mars 2010

131 : lundi 22 mars 2010

Cinq ans déjà que le Comité des fêtes, sur une idée de l'ancien adjoint à la culture, organisait, il le fallait bien - les gens l'attendaient, et chaque année des visiteurs plus nombreux nous venaient des villages voisins, même de Saint Virgile, et là c'étaient des résidents secondaires qui s'encanaillaient avec jubilation et grossissaient la recette en se relançant de stands en stands, avec des petits rires, et des «c'est trop amusant», «c'est charmant» (pour les manèges), «je n'y arriverai jamais» (devant les lancers de concombres), «je me souviens» (pour les baraques de confiserie, ou les concours d'écriture de messages amoureux), même que trois nouveaux brocanteurs et un antiquaire avaient loué des emplacements, et que Marion prenait des commandes pour ses confitures loufdingues dont personne ici ne voulait, les vins de son cousin et les broderies des portugaises du chemin du gué, cinq ans donc que le Comité , organisait une soirée pour la fin de la fête patronale et de la courge. Nous, nous avions pris la mairie au nom de la prospérité et de l'ordre, donc la partie bal nous lui avions donné de moins en moins de place, et les bandes ne venaient plus trop, juste un peu, les plus calmes, nos enfants, pour la partie hip-hop, avec l'atelier mené par ce type, l'ami d'une institutrice, qui avait fait partie du ballet de l'opéra de région. Mais si nous ne pouvions faire l'impasse, vu le succès, et comme à vrai dire, nous Jimmy, Magali, moi et le Pierre Bardolet, le socialiste, nous n'en avions pas envie, et nous râlions bien un peu mais cela nous occupait, nous tenait éveillés, nous faisait joie pendant deux ou trois mois. Seulement le crédit voté était encore en diminution cette année. Alors, nous avions bien un chanteur, qui avait beaucoup plu à Madame le Maire, au notaire, au boucher et en gros à tous les notables en leur jeunesse, et qui n'était plus venu depuis plusieurs années, et lui et ses musiciens avaient un spectacle parfaitement rodé, qu'ils variaient juste assez, mais pas trop - et puis bien entendu les trois classes de hip-hop, un petit groupe du bourg qui faisait de la pop vitaminée et rajeunie, les quatre musiciens, amis du Pierre, qui jouaient, pour l'amitié, le plaisir, l'occasion de pouvoir le faire, un jazz bien trop bon pour le public. Et Magali a proposé un ami poète (et elle l'avait invité à dîner, elle lui avait imposé de nous lire, dire, un peu de ses textes – bon ça devait être convenu entre eux – et j'avais trouvé que c'était une plongée formidable, des chocs, et une douceur merveilleuse, bien installés dans sa salle avec la nuit pleine de pluie dehors). Mais, comme nous rédigions le programme pour le journal et les affiches, ma fille a dit : c'est bien votre truc, et les gens en auront pour leur pommadage et leur argent, mais ça aurait rudement besoin d'un lien, ou de trucs pour s'intercaler, permettre le passage d'un numéro à l'autre, parce que c'est un peu du n'importe quoi comme ça – et bien sûr nous avons compris, nous nous sommes regardés en souriant, Pierre a levé les épaules, Magali a haussé les sourcils et lui a répondu que, bon si elle pensait qu'elle et ses amies elles pouvaient s'en charger, on voulait bien essayer, mais que si c'était trop loupé – elle a osé, elle pouvait, la Catherine avait un fichu caractère, mais elle était sa marraine – ou un peu minable, elle verrait ce qu'elle verrait. Alors elles ont travaillé, elles se réunissaient dans le cabanon près de la bibliothèque, et Jeanne amenait des livres, elles dessinaient, Julie a été demander conseil à une femme qui était, paraît-il, une vraie artiste – et ma foi c'était pas mal, pas mal du tout ce qu'elles ont fait et tout le monde est venu me féliciter.

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Il y avait bien longtemps qu'il n'était plus venu dans la grande maison de son parrain, il ne le fréquentait plus guère depuis sa sortie de l'adolescence. Ils se croisaient assez fréquemment tous les deux, puisque Sainte-Armelle-des-Pistons que jamais Lionel n'avait quittée était petite et que son parrain y étais partout où tout comme, l'officieux maire de la ville en plus d'être le très officiel patron de l'hypermarché, plus gros employeur de tout le canton. Lors de leurs rencontres au hasard des rues de Sainte-Armelle, Jean-Yves Verrier abordait toujours son filleul avec un ton solennel par lequel il entendait signifier au trop indifférent jeune l'indéfectible appartenance au clan Verrier qu'il aurait été tenté d'oublier, la place de choix qu'il y occupait et le privilège de caste que lui pourvoyait cette affiliation. Cependant ils ne se disaient plus rien, se contentaient d'échanger quelques banalités météorologiques ou domestiques et, considérant que c'étaient là toutes les conversations qu'ils pourraient échanger, ne créaient point d'occasions déjeunatoires ou apéritives de s'en dire davantage. Pourtant, aujourd'hui Lionel Papaud quitta la route nationale pour emprunter à droite le chemin forestier qui mène à la vaste propriété des Verrier. Son parrain l'avait invité sans lui indiquer de motif particulier, mais connaissant la nature de leur relation et l'habitude qu'avait Jean-Yves Verrier de pratiquer la convocation, Lionel Papaud savait déjà que cette initiative n'était ni désintéressée ni anodine. La lumière de fin d'après-midi qui perçait la pinède fît regretter à Lionel de n'être pas à la mer alors que, si peu de temps avant le quart de finales du championnat de France de kite surf, chaque entraînement comptait. Il espéra que son parrain serait assis sur la terrasse pour l'accueillir, ce qui indiquerait qu'il irait tout de suite au but, et qu'alors le temps de boire un verre serait une durée suffisante à leur entrevue. Hélas, lorsqu'il stationna dans la cour gravillonnée au pied de la grande maison à étage, il ne vit pas son parrain à l'extérieur. Celui-ci lui offrirait donc la réception formelle et protocolairement spontanée réservée aux affaires les plus sérieuses, qui ne délivrerait pas son motif avant le fromage.

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L'heure de la peur (9) - Ça commence à s’agiter par ici - C’est-à-dire ? Je les ai vus, en bas, Nirtéfil et Francart. Ils se racontaient par leur vie… - Bon, je vais voir ce que je peux faire, à plus. Grunswald raccrocha et s’enfonça, perplexe, dans son fauteuil. Il regrettait déjà les six mille balles qu’il avait perçu. Au pire, on le couvrirait mais il serait relégué aux Services Généraux. Lorsque les gens sont confrontés à ce type d’évènement, autrement dit qu’ils sont en tort et honteux, ils cherchent toujours un moyen de s’en sortir. Ils imaginent souvent quelque chose d’extérieur au dit évènement ; par exemple, s’enfuir. Or, comme on lui avait appris à la D.S.T., rien ne sert de fuir : on te retrouve et là tu casques pour dix. Aussi, Grunswald, dans un éclair de lucidité, réfléchit. Il se croyait détenteur de la tant désirée, intelligence instrumentalisée. Il faisait partie de ceux qui affirmaient que la pensée était l’ennemie de la raison. Au premier abord, personne ne pouvait savoir que c’était lui : Nathanaël Grunswald était un pseudonyme, on l’avait payé en cash et il n’avait téléphoné que des cabines. Malgré son sang-froid : il paniquait. Il entreprit donc de verrouiller toutes les portes d’accès à son lien dans cette bavure. Dans un dossier qu’il tenait caché dans une consigne de la gare d’Austerlitz, il reprit l’adresse de L’heure de la peur. En attendant, il revint aux cabines d’écoute pour récupérer les enregistrements des appels de Francart et du préfet. Rien du tout, mis à part Francart et le juge d’instruction, qui cinq minutes auparavant, s’étaient mis d’accord sur le silence à respecter. Il rentra donc chez lui où l’attendait sa femme, Marguerite. Il ne sortira, prétextant une insomnie, qu’après minuit.

lundi 22 mars 2010

130 : dimanche 21 mars 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (8) Aujourd’hui, lettre mienne a bien failli ne pas s’extraire. Si peu dormi, et chaque fois de ces rêves qui encreusent. Beaucoup de visages à la ronde, et se sentir démunie pour repousser l’assaut. Ainsi chez vous que les morts vous témoignent ? Nuit de sueur et d’emprise, alors grande fatigue quand pénétrer le jour. Comme si perdu trace entière de l’hier. Qu’éloignée de la route en égarer jusqu’à la croyance. Heureusement grande lumière me baigne, ce matin. Et premières fleurs autour, dans l’arrière-cour. Mais si brutal qu’ainsi encore le monde en marche, quand au-dedans s’y achaler sans voix. On dit que bon remède aller marcher. Qu’avec les pas un grand brassage des mots. Chaque fois qu’ainsi, constat le même : mots s’acharnent longtemps, s’imbriquent en cercles et tourbillons, mais s’épuisent à la cadence quand régulière. S’alentissent et s’éloignent. Un peu de répit alors. Et de nouveau au monde. Bien à vous, …

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J'ai encore plus chaud que je n'avais auparavant depuis que j'ai peur, pourtant dans la moiteur étouffante du métro au mois d'août, je ruisselle, ma chemise blanche me colle le long du dos, mon front est trempé, je n'essaie même plus de lire la page 414 de Manhattan Transfer, il faudrait que je surveille mes mains mes bras, que je sois attentif à mes gestes, recueillir des sensations avec une précision que je ne pourrais pas inventer, ça m'aiderait plus tard pour me convaincre de mon innocence, d'opposer à ma panique la consistance du réel, du réel rassurant plutôt que de l'imagination du pire, qui prend l'angoisse avec elle et vous fait avaler n'importe quoi, vous fait prendre au sérieux des choses que vous n'auriez même pas imaginé sans le travail de la peur dans votre tête. Je sors de la rame, depuis le quai je regarde comme un fou chacun leur tour les trois enfants, l'adolescente et la femme, je veux que mon regard convainque mon esprit qu'ils sont bien là, sains et saufs, tout à fait indifférents à mon existence et à ma présence auprès d'eux, depuis six stations que nous sommes dans la même rame, moi au fond sur un strapontin, la femme près des portes coulissantes avec le petit garçon qui s'agite dans la poussette, l'adolescente et les deux garçons assis derrière, je veux être sûr maintenant qu'ils vont bien après m'avoir croisé, parce que le métro va partir et je ne serai plus dedans, je ne pourrai plus voir qu'ils vont bien. Ils sont sous mes yeux, tout est normal mais l'angoisse ne retombe pas, la vérification ne fonctionne pas, j'ai vérifié tout va bien mais pour ma peur ce n'est pas si certain. Je sais que je vais passer l'après-midi à me repasser encore et encore le film et que les versions seront interchangeables, qu'elles bégaieront sans relâche jusqu'à ce que je ne sache plus, que je m'en remette à l'espoir que la police me trouve rapidement si j'ai commis le pire. Il faudra plusieurs jours pour que s'impose quand bien même sans autorité la certitude naturelle de n'avoir rien fait, de ne pas avoir commis le pire, pendant ce trajet de métro.

dimanche 21 mars 2010

129 : samedi 20 mars 2010

Mais tout ça n'a pas d'importance, je ne sais pas pourquoi je fais commencer le film à cet endroit là puisque ce que je veux y voir se déroule de toute façon plusieurs minutes plus tard, peut-être pour tâcher de me prouver à moi-même que j'ai le film à ma disposition, ce n'est pas un film puisque le projecteur et le spectateur sont le même et qu'il peut, c'est moi, malgré lui, au gré des peurs et des effrois, des fantasmes et des pourvu que ce ne soit pas ça, oh non ! faites que ce ne soit pas ça !, modifier le film lui-même, en regarder différentes versions et se demander laquelle est la vraie, jusqu'à ne plus savoir laquelle est la vraie, à supposer que l'une d'elles le soit. Il n'y a plus de mémoire, il y a un écran troué d'images venues et d'idées venues de toutes les époques, un écran troué sur lequel sont projetés des fantasmes, des angoisses et des effrois imaginaires, et le tout parvient toujours à s'agencer de manières crédible pour l'esprit de celui qui a peur que ce qu'il craint soit réel. Je les ai vus entrer, l'adolescente, la femme et les trois bambins avec leur bonne bouille, surtout le petit dans la poussette qui gigote et qui rigole, et je n'ai plus été capable de faire avancer quoi que ce soit de ma lecture, lu trois quatre fois les mêmes quelques lignes de la page 414 de Manhattan Transfer sans avoir la moindre idée de ce que je venais de lire. Je panique à la proximité des enfants, à la proximité des personnes âgées, à la proximité des personnes particulièrement vulnérables, je panique parce que je ne veux pas leur faire de mal, je ne veux pas leur faire de mal parce que je suis un gentil garçon et que je ne veux pas que mes actes soient ceux d'un sale type ou d'un malade qui attaque gratuitement les personnes fragiles, je panique au lieu d'avoir peur parce que je sais d'avance que n'avoir rien fait, être simplement descendu de la rame de métro à la station prévue ne me suffira pas pour me convaincre que je n'ai pas fait ce que j'ai eu peur de faire, violenter un enfant est l'horreur, être horrible est ce que je ne veux surtout pas.

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Le type au fond du couloir (1/6) Au fond du couloir de la résidence universitaire, il y avait ce long type, blond, un peu barbu. Lui aussi stagnait depuis deux ans en première année, un DEUG d'histoire je crois. Il vivait peu mais souriait beaucoup. C'était un homme imperturbable. A sa manière, une sorte de bouddhiste se contentant du peu qu'il possédait et qui s'accommodait facilement du caractère hautement répétitif de son existence. Toutes ses journées se déroulaient selon un rituel bien établi, une routine qu'il n'avait sans doute pas choisie mais à laquelle il n'a jamais dérogé durant les quelques mois où je le connus. Chaque matin, du lundi au dimanche, son réveil sonnait plein pot de 10h00 à 10h59. Personne ne s'en plaignait. On avait ensuite toutes les chances de le croiser dans les parties communes. Adossé au frigidaire, il regardait bouillir son café pendant quelques minutes dans une casserole verte puis retournait dans sa chambre, seul ou accompagné. Car si vous passiez par là, il vous proposait systématiquement de venir prendre un bang avec lui, ou « quelque chose de plus doux si tu préfères ». A cette heure encore matinale, seul le plasticien de la 312, qui avait lui aussi un rythme de vie très paisible, acceptait de donner un peu de son temps. Les autres résidents, qui comme moi avaient une constitution plus fragile et espéraient encore valider quelques matières d'ici la fin du semestre, attendaient la fin de l'après-midi pour venir lui rendre visite.

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Jean dessinait des avions sur la marge de ses livres d'histoire ou de lecture, et puis était puni - alors Jean rêvait. Jean sortait dans le jardin, dans la chaleur de la fin des après-midi, les odeurs de lentisques et de poussière, pour regarder, tête levée, tentant de saisir au passage l'image des avions qui filaient au dessus de lui, viraient, atterrissaient derrière les pins, et - il suivait le bruit des moteurs - décollaient face aux collines, revenaient, lors des exercices d'appontage... et sa mère l'appelait pour des sottises comme des devoirs, un rangement, un bain. Jean essayait de fabriquer des avions avec des baguettes et des chutes de tissu, volées dans la réserve de sa mère. Jean peignait les minuscules maquettes que son oncle lui offrait, et collait, yeux écarquillés et reniflant, des cocardes sur leurs ailes. Jean lisait Clostermann, Saint-Exupéry et la vie de Blériot ou celle de Jacqueline Auriol, et puis il fermait le livre et il regardait le mur devant lui. Jean a grandi. Jean a vieilli. Jean est devenu trappiste.

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Au début, comme tout le monde, j'étais bien sûr contrarié par ce qu'on appelle en général des problèmes de digestion. Quand cela m'arrivait, je parlais de "douleurs au ventre", je disais me sentir mal, me plaignais. Puis j'ai commencé à m'intéresser de plus près à ce que je ressentais, à l'effet que l'ingestion de certains aliments à certains moments avait sur mon corps. Après des repas copieux ou trop épicés, je me concentrais sur ce qui se passait dans mon appareil digestif, les yeux fermés, pour tenter de localiser l'organe qui était en train de suivre un processus altéré: distinguant d'abord l'estomac de l'intestin, j'ajoutai bientôt à mes compétences de diagnostic les dysfonctionnements du foie et du pancréas. J'appris à reconnaître une brûlure, une aigreur, un ballonnement, tous maux que je connaissais de réputation sans les avoir jamais vraiment identifiés. Parallèlement à mes observations empiriques, je me penchai sur la littérature existant dans ce domaine, et notamment sur les travaux de Sweeney, Krafte-Jacobs, Britton et Hansen. Bien que moquée à son époque, leur analyse numérique de la fréquence des mouvements d'entrailles chez les soldats américains m'ouvrit de nouvelles perspectives dans la compréhension de mon propre ventre. J'en suis progressivement venu à me demander comment j'avais pu vivre si longtemps sans une conscience minimale de ce qui se passait dans mon abdomen, vivre avec, et grâce à cet étranger en mon sein. La diversité des sensations liées à tout ce qu'on nomme habituellement des maux, mais que je qualifierais plutôt de réponses adaptées de l'organisme à un événement donné, me fascine. Pourtant peu porté sur la cuisine, sur la nourriture en général, je suis devenu très pointu sur les aliments susceptibles de faire réagir tel ou tel organe. Je me renseigne sur l'acidité de chaque ingrédient, je corse mes préparations. Je me rue sur les fromages très fermentés, les poissons marinés et les viandes faisandées. J'abuse de boissons gazeuses, dont l'effet est très rapide, j'abuse du gras. Je recours de temps en temps à des repas riches en fibres pour me forger une expérience témoin d'un fonctionnement sans accroc. Mon désir d'étendre mon panorama des réactions intestinales, gastriques ou biliaires prend bien souvent le pas sur les préférences gustatives que je m'étais plus ou moins construites au fil de mon existence. Ancien grand ennemi des soupes, je m'évertue à ingurgiter de grandes quantités de potages et autres bouillons au début de mes repas pour diluer mes secrétions digestives. Après des décennies de refus buté de la moindre tablette de chewing-gum, je les mâche cinq par cinq pour leur capacité à favoriser l'aérophagie. Je me force à manger trop vite. Je reviens souvent au plaisir simple d'un bon café bien serré qui tord le ventre presque instantanément. Je me suis récemment converti aux légumes secs - je ne peux nier un certain intérêt pour les flatulences. Mais je ne verse pas dans la scatologie. Non que je la méprise; ce n'est simplement pas mon truc.

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L'heure de la peur (8) Hervé Francart était assis à son bureau. Il jouait avec un critérium métallique et fronçait, de temps à autre, ses sourcils. L’air inquiet, il demanda à sa secrétaire quand était prévu le rendez-vous avec le juge d’instruction, Jules Toscare. - Quatre heures trente, monsieur. Voulez-vous que je l’appelle pour décaler ? Non, s’il arrive dites-lui que je suis aux archives. Il avançait dans un long couloir vert d’eau au plafond duquel étaient accrochés des néons blancs. Il donnait une impression de mal-être, la mort ne pouvait pas être si loin de ce couloir d’hôpital. Cinq étages plus bas se trouvaient les archives. Véritable base de données pour les poulets, Francart avait coutume de dire qu’il était comme Giulio Andreotti : il n’avait pas beaucoup de mémoire donc il avait beaucoup d’archives. Et par magie, ceux qui devaient se taire, se taisaient et ceux qui devaient parler, parlaient. Ce meurtre lui importait de plus en plus, ce n’était pas une simple affaire criminelle. Le blocage que le Préfet de police avait ordonné était anormal et le crime en lui-même lui rappelait une vielle histoire. Dans les années soixante-dix, il avait connu un meurtre similaire mais on n'avait jamais retrouvé les corps des quatre victimes ni du meurtrier. On avait juste découvert des photographies des victimes les représentant la mâchoire béante, sans doute cassée, avec leurs mains bouchant leurs oreilles. Ils étaient tous sur un pont qu’on n'avait jamais identifié. Quant au supposé meurtrier, on le voyait couché sur une toile de peintre, nu, les tripes dispersées. Le premier rapport que Francart avait fait au sujet de Nadine le lui avait rappelé. Il connaissait l’intérêt de Nadine pour Munch et n’avait pu s’empêcher de faire le lien. Comme tout bon flic, il se borna aux seuls indices qu’ils avaient en présence. Les pions avaient donc ramassé bon nombre de pièces à conviction : relevés de compte pour saisies bancaires, carnets intimes, lettres, répertoire téléphonique, etc. Francart rigola à la lecture d’une phrase inscrite sur chacun des carnets : « illness, insanity and death are the black angels that kept watch over my cradle and accompanied me all my life. » Il pensait à son fils de quatorze ans. Il les prit avec lui puis tomba sur une photographie représentant Nadine posant amoureusement le long d’un pont en arrière plan duquel un haut bâtiment de verre. Ces ponts l’intriguaient. Il remonta dans son bureau et alors qu’il se plongeait dans la lecture des dits carnets, Toscare fit irruption dans son bureau. Il avait le regard en coin et malicieux. D’une bonne quarantaine d’années, Toscare s’appuyait sur une canne. Ventripotent donc, disait-il ironiquement. - Bon alors, ça en est où ? - Là, je lisais les carnets de Nadine ; j’en suis qu’au début. - Je voulais dire pour le blocage. - Bah rien je t’attendais ; j’ai juste clôturé la scène et j’ai fait rentrer mes hommes au bercail. Je n’ai pas prévenu le Préfet. - D’ailleurs, on va voir ce qu’il dit mais ça vient de l’Intérieur, c’est sûr ! Simplement, c’est bizarre pour une histoire de fait divers, non ? - Ouais, j’avoue que je sèche mais l’autre c’est une taupe, tu peux l’appeler si tu veux… - On sort marcher ? J’aime pas trop ton bureau… Une fois sur le parking du commissariat Francart fit part à Toscare de l’influence possible des indics. - C’est tous des pourris ! Tu peux être sûr que si c’est pas un gros cul de l’Intérieur, il y a le Préfet ou un canard là-dessous. - Qu’est-ce qui te fait dire ça ? - Tu le sais bien, si tu me demandes de sortir c’est que tu n’as pas confiance dans les lieux. C’est sûr que j’ai été sur écoute quand j’ai prévenu le Préfet pour les dispositions à prendre dans le quartier. - Ne penses-tu pas à la D.S.T plutôt qu’aux indics ? - C’est possible mais certains anciens de la D.S.T. sous Giscard ont bougé. Histoire d’attentats, dans mes souvenirs. Mais ils ont toujours accès aux cabines d’écoutes car la plupart d’entre eux font maintenant partie des R.G. Je me méfie même du remplaçant, Franck Nirtéfil ; il est arrivé le jour après le blocage. - Pourquoi, t’as eu un problème avec tes hommes ? - Ouais, Ahmed s’est pété la main, bref ! J’en ai plein le cul de leur lutte de merde ! Y a une pute qu’a flingué ses mômes et on m’empêche de la retrouver. Franck les regardait, du haut de son bureau, déambuler et faire de grands gestes. Il prévint Grunswald.

samedi 20 mars 2010

128 : vendredi 19 mars 2010

La plus grande bibliothèque de Paris (8) Joie sans soleil. Il suffit d'une chandelle ou d'une lampe de poche pour me rendre heureux. Lire dans une vieille bâtisse dépourvue d'électricité, ou bien sous la tente. Ou caché dans les plis d'une couette à minuit quand frérot et les parents dorment. Seul et tranquille au creux du monde. Lire dans une rame de métro me procure une paix identique, malgré la foule. Parfois je sèche les cours pour me faire une ligne, peinard. J'aime surtout les matins. Je me lève très tôt et je pars me planquer, un roman et un jus d'orange en brique dans le sac à dos. Tout le monde autour de moi s'en va au travail, grises mines et paupières tombantes. Moi je savoure mon bonheur d'être là, je lis et je regarde les têtes des gens. J'arrive en retard en classe, bien sûr. Il me suffit alors d'accuser la ligne 13 et ses perturbations de trafic.

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Autant que possible, repasser le film, le plus net qu'on peut, le plus net qu'on peut c'est quand même bouffé par les blancs, bouffé par les blancs ou par les noirs - ni l'un ni l'autre, ce ne sont pas des trous ce sont des pièces qu'on a raccommodées et qui ne sont pas l'intégralité de ce qui s'est passé, de ce dont on veut repasser le film. L'intégralité du souvenir est plus petit, recouvre moins de choses, que le réel dont il est issu. Autant que possible, repasser le film, ils entrent dans la rame, face aux deux portes coulissantes qui s'écartent en s'ouvrant, je suis assis sur le strapontin au fond à gauche - huit strapontins, deux par deux, deux paires à gauche des portes en entrant, deux paires à droite, je suis assis sur celui qui est au fond à gauche, je suis assis en costume gris, chemise blanche pas repassée mais avec la veste et la cravate ça ne se voit pas, cravate bleu claire, achetée au Printemps, boulevard Haussmann, début juillet 2007, pour aller à un mariage et changer de cravate et mettre autre chose que la seule que je porte depuis dix ans, oui vraiment dix ans, depuis le mariage de mon frère, même douze ans en fait, je suis assis sur le strapontin mes chaussures sont noires elles ne sont pas cirées, mes chaussettes sont grises. Assis sur le strapontin en costume, cravate et chaussures je tâche de lire Dos Passos mes lunettes sur le nez dans l'édition de poche Manhattan Transfer, c'est la page 414, il y a beaucoup de métros, de rails, de trains dans Manhattan Transfer, c'est la page 414 et ils entrent dans la rame. D'abord une jeune femme, noire, Malgache peut-être, Comorienne peut-être, jeune femme, adolescente encore peut-être, avec deux enfants qui doivent avoir trois ou quatre ans, deux petits garçons, celui des deux qui entre en dernier s'amuse à s'accrocher à une des barres verticales qui sont faites pour ça, pour qu'on s'y tienne, il s'y suspend d'un bras sa jambe tendue depuis son pied posé au pied de la barre, et ça fait qu'il bloque le passage pour la poussette qui le suit, et qui porte un enfant plus jeune encore, un peu plus d'un an j'imagine, et derrière il y a une femme d'une cinquantaine d'années qui pousse la poussette.

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L'heure de la peur (7) Je roulais en direction de Fontenay. J’espérais de nouveaux indices même si les flics avaient tout raflé. Une petite heure de route où je réfléchissais à Francart, Nadine, Grunswald. Je m’empêtrais dans cette affaire et n’avais que des renseignements partiels sur Nadine. Il me fallait trouver un objet, un document pour me relancer et présenter une piste probante à Albert. Ma montre affichait quinze heures lorsque je m’arrêtai devant le lieu. C’était devenu une véritable enceinte et je voyais dans le jardin deux hommes accomplir leur tour de ronde. J’allai donc au tabac du coin. «L’étape» avait pignon sur rue et sa devanture verte et rouge lui donnait de faux airs cosy. Je m’accoudai au zinc et commandai une noisette que la patronne, triste, me servit avec un Spéculoos. Tandis que je le déballais son mari l’interpella. - Ma puce, arrête de te miner ! C’est fini, on n’y peut rien… - Non je sais, t’as raison mais les pauvres minots, moi je peux pas m’empêcher d’y penser ! - Ah, vous parlez du meurtre, constatai-je, triste histoire mais bon… - Vous êtes du coin ? me demanda le patron… - Non je suis de passage, je suis représentant. Ma femme, elle, fait partie de la Maison, elle m’en parlait hier soir. - Surtout, que nous les enfants, on les gardait, quand ils étaient petits ! De vrais amours je vous dis et puis qu’ils étaient beaux, enchaîna la femme. Moi on m’a dit que la mère était devenue folle et c’est pour ça qu’elle en a fini avec ses gosses, au tire-bouchon… Original ! - Ça faisait déjà un petit bout de temps qu’elle avait perdu la boule, me dit la patronne. Depuis qu’Édouard est mort en fait. Ah oui, vous voyez pas qui c’est… Son mari, un bon gars ! Il était pilote de Nascar aux États-Unis avant son accident : percussion avec un coureur et hop ! Le moteur dans les genoux ! Depuis, il était cutté dans son fauteuil à roulette. Il déprimait à plein tube à force de rien foutre et puis un jour, il a dévalé d’une butte qui surplombait un rond-point, et a percuté une semi… Après les enfants ont suivi des cours à domicile parce que Nadine voulait pas qu’on les embête à l’école. C’était surtout pour les avoir près d’elle… On les a plus revu comme avant, me confia dépité le patron. Je jouai de ma position de visiteur : on me confie tout sans peur que je ne le répète, demain je serai parti, devaient-ils penser. Je vis alors rentrer et s’asseoir à mes côtés les deux poulets qui picoraient dans le jardin de Nadine, un quart d’heure auparavant. - Alors pas trop dur de rester planté là ? demanda le patron. - Ouais, mais là on s’en va, notre boss nous a dit de rappliquer, on a tout fermé et on se casse ! Le plus discret des deux m’épia plusieurs fois. Je réglai la note et sortis l’attendre adossé à ma voiture. - Quand Grunswald te dit de l’oublier, ça veut dire qu’il faut oublier l’histoire en entier… - Juste une question : pourquoi vous laissez tout en plan ? Parce que Francart pète un câble suite au blocage de la scène ! Il se venge… Son collègue sortit et lui demanda ce qui n’allait pas. - Rien, c’est ses feux de position. Je décidai néanmoins de rester là car il ne pouvait rien entreprendre tant que son collègue était là ; je le remerciai pour les feux et m’installa tranquillement dans la Renault. Ils me quittèrent en riant. L’écriteau du bar-tabac indiquait : «assurance contre la soif.» Cela me faisait penser à une photographie de Doisneau.

vendredi 19 mars 2010

127 : jeudi 18 mars 2010

Les nigauds du hangar en bas de la pente ne comprenaient pas grand chose, mais il réagissaient beaucoup. Ou alors ils comprenaient à leur manière, si on peut appeler comprendre l'attitude consistant à adopter la première idée qu'on se fait des choses pour la réalité. La première idée qu'ils se faisaient des choses ne présentait pas beaucoup de versions différentes, au sujet des personnes, ils ne croyaient voir que des étrangers voleurs ou venus leur chercher noise, que de plus ou moins vagues ennemis parmi les hommes qu'ils connaissaient, et pour les femmes qu'ils les connaissent ou non, c'étaient selon eux des sorcières ou des prostituées qu'ils rencontraient. Ils leur restait aussi la catégorie des idiots qu'ils se faisaient un devoir et une joie d'aller tourmenter. À de rares exceptions près telles que le curé du village, ils pouvaient, sûrs de leur fait, mettre tous les être humains dans l'une de ces catégories. Leurs voisins de la cabane en haut de la pente entraient dans leur catégorie des idiots, et Danièle la femme avait longuement cumulé ce statut avec celle de prostituée, même si elle ne montrait aucune sensualité ni lascivité. Depuis de nombreux mois que Christian, le compagnon de Danièle, ne paraissait plus, elle était également devenue sorcière pour eux, ils prétendaient qu'elle l'avait fait disparaître par de la magie noire, ou qu'elle l'avait rituellement mangé. Quand une nuit tous les cierges de l'église ont disparu, ils ont tout de suite prétendu auprès de quiconque pouvait les entendre que c'était Danièle qui les avait volés, ce en quoi ils n'avaient pour une fois pas tort bien qu'il s'agisse intégralement là de l'opération du hasard, qu'elle les avait volés pour accomplir des cérémonies occultes, ce en quoi ils avait largement tort, du moins au sens où ils entendaient, d'ailleurs très vaguement, ces termes. Heureusement, et il n'aurait pu en être autrement, personne ne les croyait jamais.

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C’est le Fernand qui m’a fabriqué, comme beaucoup d’autres petits squelettes du même acabit, logés dans leurs petits cercueils capitonnés, exposés sous leur couvercle de verre. Il y mettait beaucoup de patience, jusque tard dans la nuit, sous le rond jaune de la lampe de la cave. Il en a confectionné des dizaines, qu’il a expédiées aux quatre coins du département. Cela se passait dans des temps troublés où toute cette région de Basse Normandie résonnait de bombardements, de canonnades et de bruits de bottes. Les nazis étaient là, installés dans les campagnes alentours ; certains habitants leur facilitaient la vie, moyennant privilèges, nourritures, par peur ou simple passivité. C’est à eux, les collabos, que Fernand, le résistant, sur ordre de son réseau, nous envoyait par la Poste, soigneusement empaquetés. A notre vue, le scénario était toujours le même : la peur au fond du regard, suivie par la honte pour les uns, la colère pour les autres. Très souvent, nous arrivions alors au terme de notre brève existence : la majorité de mes congénères ont fini dans la cuisinière ou dans la cheminée, plus vite brûlés que fabriqués. Pourtant, j’ai survécu. Près de 70 ans durant. Je suis un miraculé.

jeudi 18 mars 2010

126 : mercredi 17 mars 2010

[open space] Les jours, les heures, semblables, immuables s'écoulent sans saveur. Mardi quatorze heures. Estomacs repus, le temps plane sur le rien. Dans quelques minutes reprendront les bavardages, clavardages, cliquetis plastiques montés sur mini-ressorts rebondis. Voix monocordes de l'autosatisfaction ou branlantes du mensonge, elles incarneront la cacophonique activité, recel de l'omission organisée pour gagner, vendre, fourguer sans vergogne une flopée d’articles inutiles outrageusement chers... Toute cette clameur pour ça ! Les sons aliénants à nouveau se mêlent, s'entrecroisent dans mes tympans pour composer une musique organique cruellement dépourvue de mélodie. Des plus aigus au plus graves, faussement suaves, explicitement mièvres, condescendants jusqu’au dédain, ils s’assortissent au roulis des machines, nos alter-ego robotisés. Leurs ronronnements sont analogues. Humains mécanisés et outils ne font qu’un ; un tout aggloméré sans discernement qui forme notre capital de production. Le tambour du télécopieur se cale sur le tempo des clics d'impression. Les fax affluent et, d'un signal long et grave, annoncent leur arrivée comme les bateaux à bon port. Sommation pour l’opératrice destinataire de se lever pour aller recueillir dans le bac ad hoc la feuille encrée : une missive officielle, une confirmation d’envoi réussi ou pire, une publicité vantant les mérites d’un casque audio mains-libres aux douillets coussinets protecteurs. Mardi quatorze heures quinze minutes et trente secondes, horodatage faisant foi.

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L'heure de la peur (6) "Martin ? C’est moi… oui, ça va ! Il y a eu une couille dans le potage chez l’autre cinglée, tu étais là ?" J’avouai mon erreur avec un léger trémolo dans la voix. "Mais t’es con, toi ! On fait quoi maintenant ? Francart a parlé du blocage de la scène du crime au proc’ et à son juge d’instruction. C’est un vrai fox celui-là, il ne lâche rien ! Quant à l’autre moraliste de bas-fonds, il se sent investi d’une mission ! Je sais mais les fenêtres étaient à espagnolette, on peut toujours… On peut tête de moule ! Mais les légistes ont tout cafté à Francart, un de mes hommes est chez lui, je surveille, moi !" Je me défendais comme je pouvais. "Je sais pas quoi te dire, je me concentre sur la Nadine, en ce moment. Tu m’oublies, je te ferai signe mais on risque gros, surtout si tu le rends public!" Il raccrocha et je restai pantois, le combiné serré mollement dans une main ballante. Cinq minutes passèrent avant que je me remette à l’écoute de mon entretien. Le journalisme après tout c’est comme la politique, on est dans une gestion constante de la catastrophe. "Après cet incident où je dévalais ces deux étages, la queue entre les jambes (il étouffa un rire nerveux), je ne l’ai plus revu. Que vouliez-vous dire par beaux de douleur demandai-je curieusement. Ils avaient un teint laiteux et rosé qui leur donnaient de faux airs d’ange. L’un des deux, le plus âgé, avait le contour de sa bouche tout ancré de noir. Je ne savais pas si c’était un tatouage. Il y avait un écart entre de grands yeux bruns inexpressifs et ce trou effrayant. Quant au plus jeune, son crâne était rasé entièrement. Plus un cheveu ne recouvrait sa tête encore pouponne qui, elle, jurait avec un regard totalement apeuré. Des oreilles décollées le rendaient presque comique. Savez-vous s’ils étaient scolarisés ? Non, puisque je n’ai plus revu Nadine après ça. Et pourquoi vous êtes-vous rendu chez elle cet après-midi ? Pas de nouvelles, voilà tout ! Je suis amoureux, cela faisait un mois qu’elle ne donnait plus de nouvelles, je ne tenais plus !" L’enregistrement se clôturait sur une complainte de Recohr au sujet de sa vie sentimentale désastreuse : une femme frigide et une maîtresse assassine. J’écrivis alors un papier que je déposerai secrètement dans la boite à lettres de Bob Wardwood, pseudonyme d’Albert, au 21 de la rue du président Kennedy, dans le seizième arrondissement. Je lui laissai, en coup de vent, un post-it sur son bureau justifiant mon absence. "Salut, à partir des différents indices que j’ai regroupé au sujet de N.23/01/84, je peux en induire cette interprétation sommaire. Se trouve dans son salon/salle à manger, une table ronde et orangée. Malgré le peu d’intérêt pour la décoration, N a accroché quatre posters d’un peintre norvégien, Edvard Munch. Il s’agit de quatre représentations d’un même tableau intitulé, Le Cri. Il y a également le témoignage de J-Y R qui m’explique l’intérêt de N pour ce peintre. Elle est professeur d’histoire de l’Art. Dans sa chambre, située au deuxième étage, il y a une photo de ce même peintre. Au premier étage, une inscription calligraphique sur chacune des deux portes des chambres à coucher, dit "décadence" et un tourbillon est dessiné à côté. Je retourne sur les lieux, je me fais le plus discret possible." Je signe Emèl.

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Et lui de brûler tous les vêtements de sport qui se trouvaient dans le sac, en disant "alors comme ça, ça peut pas brûler ? Alors comme ça, ça peut pas nous foutre le feu à la baraque ? Hein ?" On le regardait bouche bée, faire flamber tout le contenu du sac de sport, le propriétaire du sac aussi stupéfait que nous, de voir ses shorts, sa serviette et ses polos cramer parce que Patrick les avait imbibés d'essence. Il avait pris la mouche quand le sac à l'abandon qu'il avait remarqué à côté d'un des fauteuils du hall avait été déclaré inoffensif et garanti sans risque par son collège Yves. Yves lui avait dit de laisser, que c'était bon, c'est le sac de M. Machin, tu sais qui vient souvent faire du sport à la salle au sous-sol, il a toujours payé son abonnement et on le voit depuis des années, donc pas de quoi s'affoler. Patrick ne l'entendait pas de cette oreille, les procédures de sécurité sont les procédures de sécurité, qu'elles ne sont pas faites pour les chiens, tout sac à l'abandon doit être contrôlé avec toutes les précautions réglementaires. Yves lui a fait à ce moment là que c'était ridicule, qu'il allait tout contrôler comme dans le manuel pour constater que le sac de sport de M. Machin, l'habitué depuis des années, ne contenait que les affaires de sport de M. Machin, et qu'il finirait tout minable de devoir bien constater que ce sac ne présentait pas le moindre danger, comme c'était clair depuis le début. En entendant ça, bien sûr, Patrick est monté de plusieurs milliers de tours par minute, et c'est tout de suite attelé au contrôle du sac, en commentant à voix tout ce qu'il faisait, comme si c'était une bonne leçon pour tout le monde, que tous voient bien la démonstration d'école d'une procédure de contrôle de sac abandonné, parfaitement exécutée. Ses paroles et ses gestes se sont faits de plus en plus hargneux quand progressivement il a bien dû constater que, évidemment, il n'y avait là que des affaires de sport. Il avait vraiment dû penser qu'il y avait une bombe dans ce sac, juste parce que pour lui on ne peut s'éloigner de son propre sac que si on veut être hors de portée de l'explosion qui va partir de lui. Il a continué jusqu'au bout son contrôle, tout rouge et en grognant, jusqu'à ce qu'Yves lui dise qu'il lui avait bien dit, depuis le début, qu'il était vraiment trop con, et que ce sac n'était pas du tout dangereux, bon sang c'était pourtant clair. Patrick alors est parti en courant, on était très surpris, vraiment gêné pour lui. On s'approchait pour remettre les affaires de M. Machin dans son sac, en se confondant en excuses auprès de lui, M. Machin, qui était revenu entre temps et qui restait planté sur place avec un air ahuri. À peine on avait commencé ça que Patrick était de retour avec un petit bidon d'essence, qu'il a tout arrosé avant de sortir son briquet. On s'est tous reculé, en gardant l'espoir qu'il ne foutrait pas le feu, mais il était allé trop loin pour pouvoir faire machine arrière, et ça été parti pour la flambée, et Patrick disait "alors comme ça, ça peut pas brûler ? Alors comme ça, ça peut pas nous foutre le feu à la baraque ? Hein ? Pas dangereux, ben non, bien sûr ! Un petit incendie ? pas de problème !"

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Il avait franchi la limite de la ville sans s'en apercevoir. Un matin, alors qu'un rendez-vous l'attendait sur les maréchaux, il avait oublié de descendre à la station-frontière et s'était retrouvé de l'autre côté du périphérique. Il était presque étonné que ce fut aussi facile. Il suffisait de rester jusqu'au terminus pour sortir au soleil de la petite couronne. De légères particularités sautaient à son regard d'indéfectible parisien-de-l'intérieur. Il joua au jeu des sept différences le temps de traverser l'avenue. Quelques façades défraichies, des boutiques de ménagères "À la mode de Paris", des bazars de province et un marchand de journaux au paravent fané. Les plaques des noms de rue n'étaient plus bordées de vert et la mention de l'arrondissement avait disparu pour laisser place à celle de la commune. Il s'installa à une terrasse, en face de l'église. Le cafetier vendait des huîtres pour accompagner son vin blanc. Tant pis pour le rendez-vous, il avait envie d'iode et de mauvais alcool. La fumée de sa cigarette avait un autre goût. La solitude n'était plus la même, puisqu'il n'était pas chez lui. Le temps semblait passer doucement.

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Tant et tant de jours que je suis enfermée dans ces pièces. Tellement que je ne sais plus, ou que je ne désire plus savoir, si cette réclusion, ces lents déplacements derrière les persiennes entrouvertes – et je me contente d'une minuscule sensation de plaisir lorsque je traverse le rayon de lumière qu'elles laissent, parfois, filtrer – cette absence d'autre bruit que ma voix – mais je ne sais jamais vraiment si je l'entends réellement, ou si je sens les mots en moi – et le sifflement de mes oreilles, me sont imposés ou résultent d'une décision que j'aurais prise. Peut-être plutôt d'une nécessité, d'une maladie ancienne et d'une accoutumance, d'un renoncement, d'un oubli d'y mettre fin avec la guérison, ce qui justifierait cette faiblesse extrême dans laquelle je m'enfonce, y trouvant une très douce délectation. Il me semble, pourtant, que pensant cela, je me découvre un reste d'intérêt pour ma situation, et peu à peu l'ébauche de l'envie de la peser pour, peut-être – c'est encore fragile et vague – y mettre fin. Et, d'abord, je quitte le coin où je me tenais depuis je ne sais plus combien de temps, et je circule, je m'enfonce dans cet espace, passant de pièce en pièce, jusqu'à une salle où je n'étais jamais, je crois, venue, pleine de malles, de bagages, de portants, et puis, dans le fond, juste sous un lanterneau, de gigantesques fleurs en papier froissé. Assise sur les dalles, à côté d'elles, j'entreprends de les dépoussiérer, faisant apparaître leurs couleurs pâlies et artificielles. Alors je les prends, je me lève, et je me dirige vers l'endroit où s'ouvre, je m'en souviens maintenant, la porte sur l'extérieur. Je sors avec le désir de cueillir leurs sœurs véritables.

mercredi 17 mars 2010

125 : mardi 16 mars 2010

Il est resté en Haïti après le tremblement de terre, et même après sa réplique quelques jours plus tard. Sa femme avait été rapatriée avec leur fils de 3 ans et l'enfant qui était sur le point de naître. Lui dont ce n'était pas la terre natale, voulait rester sur l'île et porter secours aux habitants, de Jacmel à Port au Prince. Ce n'était ni par courage ni par désintérêt pour sa propre famille, qu'il savait maintenant en sécurité. Il n'avait rien à prouver à personne. Mais il ne lui était pas possible de faire autrement. Il n'aurait pas pu partir après ça. Les maisons qui s'effondrent, les routes interrompues, les corps blessés, les cadavres abandonnés à l'air libre... C'est lui qui avait ramené Angela sur cette terre de malheurs, lui qui avait voulu, quatre ans plus tôt, découvrir ce pays et comprendre la culture de celle qu'il avait choisie pour femme. Il ne pouvait pas partir, pas maintenant. Même avec elle. Il avait besoin de déchiffrer ces images de chaos qui défilaient sous ses yeux, de mesurer l'ampleur de la situation, d'évaluer les dégâts, pour ne pas subir, ne pas se laisser hanté dans la fuite par un passé irréversible. Le sang froid de la population le confortait dans sa décision. Jamais l'idée de ne pas être présent à la naissance de sa fille ne l'effleura, ni l'inquiétude de Angela ni l'incompréhension du petit Toussaint. Il était happé par une nécessité qui occultait complètement ces sentiments pourtant légitimes. Penser se limitait au présent, à l'urgence de dégager les décombres, de soigner les vivants et d'enterrer les morts. Pas un instant il ne pouvait non plus s'imaginer à la place de l'un d'entre eux. Son instinct prenait le dessus. Il devenait une sorte d'animal qui devait organiser la survie de son espèce. Malgré les conditions difficiles il en était comme soulagé. Il découvrait une nouvelle part de lui-même, débarrassée du cérébral. Il se dépassait. Il devenait un autre en qui il avait toute confiance. Rien n'aurait pu alors le ramener en Creuse, dans la grange restaurée où Angela ne dormait pas, cherchant vainement à ressentir à nouveau les mouvements du bébé dans son ventre. C'est là que ses propres parents avaient bâti leur nid, pour protéger leur amour et regarder grandir leurs enfants à l'abri du monde. Il ne les oubliait pas, envoyant dès qu'il le pouvait un message électronique. "Je vais bien ne vous en faites pas, nous serons bientôt réunis." Jamais de date ni aucune précision sur la préparation de ces retrouvailles. Personne n'osait lui poser de questions, depuis longtemps déjà. Ils attendraient, comme ils l'avaient toujours fait.

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Il avait dû lui falloir beaucoup d'abandon et de renoncement, pour qu'elle me fasse monter chez elle. Et auparavant beaucoup d'abandon et de renoncement pour être aussi entreprenante avec moi, pour prolonger la conversation avec moi qui faisait l'intéressant, pour plus tard venir s'asseoir par terre à côté de moi, puis prendre ma main, la prendre et la laisser dans la mienne pendant que je parlais toujours comme si de rien n'était, de prendre ma bouche enfin en s'approchant doucement, puis le front posé contre le mien me dire que ça n'avait pas été si difficile. Elle avait l'air assez égarée et certainement l'était, on voyait tout de suite qu'elle avait été belle tant qu'elle avait pris soin d'elle, mais qu'elle ne le faisait plus, qu'elle avait réglé son soin d'elle sur son estime d'elle-même, et cruellement on voyait mieux son laisser-aller que ce qu'il avait eu à lui prendre. Elle cherchait de l'affection et m'avait trouvé pour lui en donner, j'étais d'autant mieux disposé à lui en donner et à en recevoir que je n'avais en rien prévu qu'un tel événement puisse alors arriver, aussi n'eus-je aucun comportement qui ait pu empêcher quoi que ce soit, empêché qu'elle m'embrasse, puis qu'elle me fasse monter chez elle. Chez elle était un bazar spectaculaire de magazines au sol, elle n'avait certainement pas dû prévoir non plus que quelqu'un viendrait, d'autres détails peu ragoutants disaient l'ampleur du manque d'affection dont elle souffrait, assez fort pour qu'elle préfère renoncer à cacher certaines choses que renoncer à un corps près du sien. Je vis tout ceci et ne m'aperçus de rien. Je ne le réalise qu'aujourd'hui, alors que j'y repense sans raison particulière accessible à ma conscience.

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L'heure de la peur(5) Soulagé grâce au paternalisme d’Albert, je me plongeai dans cette nouvelle enquête. Après l’appel de Nathanaël, je m’étais rendu au domicile de Jean-Yves Recohr, 67 rue Bonaparte dans le sixième arrondissement. Je m’étais fait passer pour l’adjoint de l’inspecteur Francart. Prétextant une affaire plus urgente encore, il n’avait pu se joindre à moi. Tel est le discours que je lui tint et lui, traumatisé, de s’en accommoder. Contrairement à la police, je voulais l’entendre quant au caractère général de Nadine. Ayant l’avantage d’être joint « économiquement » à Grunswald, j’étais mis au courant à chaque prise de décision. Je restais donc libre d’explorer le pan psychologique auquel rechigne tant la police. J’accréditais néanmoins leur méthode mais j’étais convaincu que les meurtriers grâce à qui nous remplissons nos colonnes de faits divers, avaient une histoire bien plus intéressante à raconter que le meurtre en lui-même. Il y avait leur histoire personnelle qui fondaient leurs mobiles. Je cherchais à commenter le meurtre comme un herméneute interprète un texte religieux ou philosophique. Faire parler de Nadine à Jean-Yves Recohr semblait être une tannée, d’autant plus que je lui demandais d’être le plus objectif possible, en vain. Il avait un sourire dépité lorsqu’il m’ouvrit la porte de son appartement. « Je suis désolé de vous recevoir dans cette tenue (il portait une robe de chambre en soie bleue nuit) mais je ne vous attendais pas après dix heures du soir. Allons dans mon bureau, si vous le voulez, nous serons plus tranquilles. » C’était un homme d’une quarantaine d’années à l’aspect cotonneux. On le sentait doux avec ses yeux tombants et sa chevelure encore dorée.« La première fois que je rencontrai Nadine, c’était à la galerie Lovant dans le Marais. Elle était là pour commenter certaines lithographies de Munch qui étaient mises en vente après le décès de leur propriétaire. J’ai tout de suite été séduit par son aisance rhétorique grâce à laquelle toute son interprétation devenait limpide et ronde. On était envoûté par tant d’intelligence et de brio. Elle symbolisait vraiment l’excellence académique. Ce n’est qu’avec une prétention toute relative, je suis commissaire-priseur, que je me décidai à l’aborder timidement. Nous bûmes du champagne avant de prendre un taxi pour cet appartement-ci. La relation n’était pas vraiment symbiotique, je lui courais beaucoup après, mais cela me plaisait tant elle paraissait détachée de tout. Troublé par cette aisance, je décidai de suivre secrètement un cours qu’elle dispensait à Michelet : Munch et le cercle. Elle faisait de lui un peintre à système comme on dit d’un philosophe qu’il a un système. Elle me surprit un jour au coin d’un amphithéâtre et comme un élève fautif, je l’attendais penaud à la sortie. Elle jubilait de ma soumission et m’invita chez elle, à Fontenay-sous-bois. Nous fîmes l’amour avant d’être interrompus vers cinq heures de l’après-midi par ses enfants qui revenaient probablement de classe. Son attitude changea à l’instant même où elle les entendit s’installer dans la cuisine. Je me demandais comment une femme d’apparence si distante voire aristocratique, pouvait hurler à ce point. J’étais pétrifié en serrant le nœud de ma cravate et lui demandais, avec regret, ce qui n’allait pas. « Toi t’occupes, tu ferais mieux de partir, ta femme doit t’attendre. » Je descendis l’escalier avec force pour paraître digne devant ses enfants avant que je ne les vis beaux de douleur assis autour d’une table, en train de boire un chocolat chaud. » Concentré à l’écoute de ce témoignage, le téléphone hurla à mon oreille sa mélodie stridente : c’était Nathanaël.