vendredi 19 mars 2010

127 : jeudi 18 mars 2010

Les nigauds du hangar en bas de la pente ne comprenaient pas grand chose, mais il réagissaient beaucoup. Ou alors ils comprenaient à leur manière, si on peut appeler comprendre l'attitude consistant à adopter la première idée qu'on se fait des choses pour la réalité. La première idée qu'ils se faisaient des choses ne présentait pas beaucoup de versions différentes, au sujet des personnes, ils ne croyaient voir que des étrangers voleurs ou venus leur chercher noise, que de plus ou moins vagues ennemis parmi les hommes qu'ils connaissaient, et pour les femmes qu'ils les connaissent ou non, c'étaient selon eux des sorcières ou des prostituées qu'ils rencontraient. Ils leur restait aussi la catégorie des idiots qu'ils se faisaient un devoir et une joie d'aller tourmenter. À de rares exceptions près telles que le curé du village, ils pouvaient, sûrs de leur fait, mettre tous les être humains dans l'une de ces catégories. Leurs voisins de la cabane en haut de la pente entraient dans leur catégorie des idiots, et Danièle la femme avait longuement cumulé ce statut avec celle de prostituée, même si elle ne montrait aucune sensualité ni lascivité. Depuis de nombreux mois que Christian, le compagnon de Danièle, ne paraissait plus, elle était également devenue sorcière pour eux, ils prétendaient qu'elle l'avait fait disparaître par de la magie noire, ou qu'elle l'avait rituellement mangé. Quand une nuit tous les cierges de l'église ont disparu, ils ont tout de suite prétendu auprès de quiconque pouvait les entendre que c'était Danièle qui les avait volés, ce en quoi ils n'avaient pour une fois pas tort bien qu'il s'agisse intégralement là de l'opération du hasard, qu'elle les avait volés pour accomplir des cérémonies occultes, ce en quoi ils avait largement tort, du moins au sens où ils entendaient, d'ailleurs très vaguement, ces termes. Heureusement, et il n'aurait pu en être autrement, personne ne les croyait jamais.

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C’est le Fernand qui m’a fabriqué, comme beaucoup d’autres petits squelettes du même acabit, logés dans leurs petits cercueils capitonnés, exposés sous leur couvercle de verre. Il y mettait beaucoup de patience, jusque tard dans la nuit, sous le rond jaune de la lampe de la cave. Il en a confectionné des dizaines, qu’il a expédiées aux quatre coins du département. Cela se passait dans des temps troublés où toute cette région de Basse Normandie résonnait de bombardements, de canonnades et de bruits de bottes. Les nazis étaient là, installés dans les campagnes alentours ; certains habitants leur facilitaient la vie, moyennant privilèges, nourritures, par peur ou simple passivité. C’est à eux, les collabos, que Fernand, le résistant, sur ordre de son réseau, nous envoyait par la Poste, soigneusement empaquetés. A notre vue, le scénario était toujours le même : la peur au fond du regard, suivie par la honte pour les uns, la colère pour les autres. Très souvent, nous arrivions alors au terme de notre brève existence : la majorité de mes congénères ont fini dans la cuisinière ou dans la cheminée, plus vite brûlés que fabriqués. Pourtant, j’ai survécu. Près de 70 ans durant. Je suis un miraculé.