Mais tout ça n'a pas d'importance, je ne sais pas pourquoi je fais commencer le film à cet endroit là puisque ce que je veux y voir se déroule de toute façon plusieurs minutes plus tard, peut-être pour tâcher de me prouver à moi-même que j'ai le film à ma disposition, ce n'est pas un film puisque le projecteur et le spectateur sont le même et qu'il peut, c'est moi, malgré lui, au gré des peurs et des effrois, des fantasmes et des pourvu que ce ne soit pas ça, oh non ! faites que ce ne soit pas ça !, modifier le film lui-même, en regarder différentes versions et se demander laquelle est la vraie, jusqu'à ne plus savoir laquelle est la vraie, à supposer que l'une d'elles le soit. Il n'y a plus de mémoire, il y a un écran troué d'images venues et d'idées venues de toutes les époques, un écran troué sur lequel sont projetés des fantasmes, des angoisses et des effrois imaginaires, et le tout parvient toujours à s'agencer de manières crédible pour l'esprit de celui qui a peur que ce qu'il craint soit réel. Je les ai vus entrer, l'adolescente, la femme et les trois bambins avec leur bonne bouille, surtout le petit dans la poussette qui gigote et qui rigole, et je n'ai plus été capable de faire avancer quoi que ce soit de ma lecture, lu trois quatre fois les mêmes quelques lignes de la page 414 de Manhattan Transfer sans avoir la moindre idée de ce que je venais de lire. Je panique à la proximité des enfants, à la proximité des personnes âgées, à la proximité des personnes particulièrement vulnérables, je panique parce que je ne veux pas leur faire de mal, je ne veux pas leur faire de mal parce que je suis un gentil garçon et que je ne veux pas que mes actes soient ceux d'un sale type ou d'un malade qui attaque gratuitement les personnes fragiles, je panique au lieu d'avoir peur parce que je sais d'avance que n'avoir rien fait, être simplement descendu de la rame de métro à la station prévue ne me suffira pas pour me convaincre que je n'ai pas fait ce que j'ai eu peur de faire, violenter un enfant est l'horreur, être horrible est ce que je ne veux surtout pas.
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Le type au fond du couloir (1/6) Au fond du couloir de la résidence universitaire, il y avait ce long type, blond, un peu barbu. Lui aussi stagnait depuis deux ans en première année, un DEUG d'histoire je crois. Il vivait peu mais souriait beaucoup. C'était un homme imperturbable. A sa manière, une sorte de bouddhiste se contentant du peu qu'il possédait et qui s'accommodait facilement du caractère hautement répétitif de son existence. Toutes ses journées se déroulaient selon un rituel bien établi, une routine qu'il n'avait sans doute pas choisie mais à laquelle il n'a jamais dérogé durant les quelques mois où je le connus. Chaque matin, du lundi au dimanche, son réveil sonnait plein pot de 10h00 à 10h59. Personne ne s'en plaignait. On avait ensuite toutes les chances de le croiser dans les parties communes. Adossé au frigidaire, il regardait bouillir son café pendant quelques minutes dans une casserole verte puis retournait dans sa chambre, seul ou accompagné. Car si vous passiez par là, il vous proposait systématiquement de venir prendre un bang avec lui, ou « quelque chose de plus doux si tu préfères ». A cette heure encore matinale, seul le plasticien de la 312, qui avait lui aussi un rythme de vie très paisible, acceptait de donner un peu de son temps. Les autres résidents, qui comme moi avaient une constitution plus fragile et espéraient encore valider quelques matières d'ici la fin du semestre, attendaient la fin de l'après-midi pour venir lui rendre visite.
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Jean dessinait des avions sur la marge de ses livres d'histoire ou de lecture, et puis était puni - alors Jean rêvait. Jean sortait dans le jardin, dans la chaleur de la fin des après-midi, les odeurs de lentisques et de poussière, pour regarder, tête levée, tentant de saisir au passage l'image des avions qui filaient au dessus de lui, viraient, atterrissaient derrière les pins, et - il suivait le bruit des moteurs - décollaient face aux collines, revenaient, lors des exercices d'appontage... et sa mère l'appelait pour des sottises comme des devoirs, un rangement, un bain. Jean essayait de fabriquer des avions avec des baguettes et des chutes de tissu, volées dans la réserve de sa mère. Jean peignait les minuscules maquettes que son oncle lui offrait, et collait, yeux écarquillés et reniflant, des cocardes sur leurs ailes. Jean lisait Clostermann, Saint-Exupéry et la vie de Blériot ou celle de Jacqueline Auriol, et puis il fermait le livre et il regardait le mur devant lui. Jean a grandi. Jean a vieilli. Jean est devenu trappiste.
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Au début, comme tout le monde, j'étais bien sûr contrarié par ce qu'on appelle en général des problèmes de digestion. Quand cela m'arrivait, je parlais de "douleurs au ventre", je disais me sentir mal, me plaignais. Puis j'ai commencé à m'intéresser de plus près à ce que je ressentais, à l'effet que l'ingestion de certains aliments à certains moments avait sur mon corps. Après des repas copieux ou trop épicés, je me concentrais sur ce qui se passait dans mon appareil digestif, les yeux fermés, pour tenter de localiser l'organe qui était en train de suivre un processus altéré: distinguant d'abord l'estomac de l'intestin, j'ajoutai bientôt à mes compétences de diagnostic les dysfonctionnements du foie et du pancréas. J'appris à reconnaître une brûlure, une aigreur, un ballonnement, tous maux que je connaissais de réputation sans les avoir jamais vraiment identifiés. Parallèlement à mes observations empiriques, je me penchai sur la littérature existant dans ce domaine, et notamment sur les travaux de Sweeney, Krafte-Jacobs, Britton et Hansen. Bien que moquée à son époque, leur analyse numérique de la fréquence des mouvements d'entrailles chez les soldats américains m'ouvrit de nouvelles perspectives dans la compréhension de mon propre ventre. J'en suis progressivement venu à me demander comment j'avais pu vivre si longtemps sans une conscience minimale de ce qui se passait dans mon abdomen, vivre avec, et grâce à cet étranger en mon sein. La diversité des sensations liées à tout ce qu'on nomme habituellement des maux, mais que je qualifierais plutôt de réponses adaptées de l'organisme à un événement donné, me fascine. Pourtant peu porté sur la cuisine, sur la nourriture en général, je suis devenu très pointu sur les aliments susceptibles de faire réagir tel ou tel organe. Je me renseigne sur l'acidité de chaque ingrédient, je corse mes préparations. Je me rue sur les fromages très fermentés, les poissons marinés et les viandes faisandées. J'abuse de boissons gazeuses, dont l'effet est très rapide, j'abuse du gras. Je recours de temps en temps à des repas riches en fibres pour me forger une expérience témoin d'un fonctionnement sans accroc. Mon désir d'étendre mon panorama des réactions intestinales, gastriques ou biliaires prend bien souvent le pas sur les préférences gustatives que je m'étais plus ou moins construites au fil de mon existence. Ancien grand ennemi des soupes, je m'évertue à ingurgiter de grandes quantités de potages et autres bouillons au début de mes repas pour diluer mes secrétions digestives. Après des décennies de refus buté de la moindre tablette de chewing-gum, je les mâche cinq par cinq pour leur capacité à favoriser l'aérophagie. Je me force à manger trop vite. Je reviens souvent au plaisir simple d'un bon café bien serré qui tord le ventre presque instantanément. Je me suis récemment converti aux légumes secs - je ne peux nier un certain intérêt pour les flatulences. Mais je ne verse pas dans la scatologie. Non que je la méprise; ce n'est simplement pas mon truc.
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L'heure de la peur (8) Hervé Francart était assis à son bureau. Il jouait avec un critérium métallique et fronçait, de temps à autre, ses sourcils. L’air inquiet, il demanda à sa secrétaire quand était prévu le rendez-vous avec le juge d’instruction, Jules Toscare. - Quatre heures trente, monsieur. Voulez-vous que je l’appelle pour décaler ? Non, s’il arrive dites-lui que je suis aux archives. Il avançait dans un long couloir vert d’eau au plafond duquel étaient accrochés des néons blancs. Il donnait une impression de mal-être, la mort ne pouvait pas être si loin de ce couloir d’hôpital. Cinq étages plus bas se trouvaient les archives. Véritable base de données pour les poulets, Francart avait coutume de dire qu’il était comme Giulio Andreotti : il n’avait pas beaucoup de mémoire donc il avait beaucoup d’archives. Et par magie, ceux qui devaient se taire, se taisaient et ceux qui devaient parler, parlaient. Ce meurtre lui importait de plus en plus, ce n’était pas une simple affaire criminelle. Le blocage que le Préfet de police avait ordonné était anormal et le crime en lui-même lui rappelait une vielle histoire. Dans les années soixante-dix, il avait connu un meurtre similaire mais on n'avait jamais retrouvé les corps des quatre victimes ni du meurtrier. On avait juste découvert des photographies des victimes les représentant la mâchoire béante, sans doute cassée, avec leurs mains bouchant leurs oreilles. Ils étaient tous sur un pont qu’on n'avait jamais identifié. Quant au supposé meurtrier, on le voyait couché sur une toile de peintre, nu, les tripes dispersées. Le premier rapport que Francart avait fait au sujet de Nadine le lui avait rappelé. Il connaissait l’intérêt de Nadine pour Munch et n’avait pu s’empêcher de faire le lien. Comme tout bon flic, il se borna aux seuls indices qu’ils avaient en présence. Les pions avaient donc ramassé bon nombre de pièces à conviction : relevés de compte pour saisies bancaires, carnets intimes, lettres, répertoire téléphonique, etc. Francart rigola à la lecture d’une phrase inscrite sur chacun des carnets : « illness, insanity and death are the black angels that kept watch over my cradle and accompanied me all my life. » Il pensait à son fils de quatorze ans. Il les prit avec lui puis tomba sur une photographie représentant Nadine posant amoureusement le long d’un pont en arrière plan duquel un haut bâtiment de verre. Ces ponts l’intriguaient. Il remonta dans son bureau et alors qu’il se plongeait dans la lecture des dits carnets, Toscare fit irruption dans son bureau. Il avait le regard en coin et malicieux. D’une bonne quarantaine d’années, Toscare s’appuyait sur une canne. Ventripotent donc, disait-il ironiquement. - Bon alors, ça en est où ? - Là, je lisais les carnets de Nadine ; j’en suis qu’au début. - Je voulais dire pour le blocage. - Bah rien je t’attendais ; j’ai juste clôturé la scène et j’ai fait rentrer mes hommes au bercail. Je n’ai pas prévenu le Préfet. - D’ailleurs, on va voir ce qu’il dit mais ça vient de l’Intérieur, c’est sûr ! Simplement, c’est bizarre pour une histoire de fait divers, non ? - Ouais, j’avoue que je sèche mais l’autre c’est une taupe, tu peux l’appeler si tu veux… - On sort marcher ? J’aime pas trop ton bureau… Une fois sur le parking du commissariat Francart fit part à Toscare de l’influence possible des indics. - C’est tous des pourris ! Tu peux être sûr que si c’est pas un gros cul de l’Intérieur, il y a le Préfet ou un canard là-dessous. - Qu’est-ce qui te fait dire ça ? - Tu le sais bien, si tu me demandes de sortir c’est que tu n’as pas confiance dans les lieux. C’est sûr que j’ai été sur écoute quand j’ai prévenu le Préfet pour les dispositions à prendre dans le quartier. - Ne penses-tu pas à la D.S.T plutôt qu’aux indics ? - C’est possible mais certains anciens de la D.S.T. sous Giscard ont bougé. Histoire d’attentats, dans mes souvenirs. Mais ils ont toujours accès aux cabines d’écoutes car la plupart d’entre eux font maintenant partie des R.G. Je me méfie même du remplaçant, Franck Nirtéfil ; il est arrivé le jour après le blocage. - Pourquoi, t’as eu un problème avec tes hommes ? - Ouais, Ahmed s’est pété la main, bref ! J’en ai plein le cul de leur lutte de merde ! Y a une pute qu’a flingué ses mômes et on m’empêche de la retrouver. Franck les regardait, du haut de son bureau, déambuler et faire de grands gestes. Il prévint Grunswald.