jeudi 18 mars 2010

126 : mercredi 17 mars 2010

[open space] Les jours, les heures, semblables, immuables s'écoulent sans saveur. Mardi quatorze heures. Estomacs repus, le temps plane sur le rien. Dans quelques minutes reprendront les bavardages, clavardages, cliquetis plastiques montés sur mini-ressorts rebondis. Voix monocordes de l'autosatisfaction ou branlantes du mensonge, elles incarneront la cacophonique activité, recel de l'omission organisée pour gagner, vendre, fourguer sans vergogne une flopée d’articles inutiles outrageusement chers... Toute cette clameur pour ça ! Les sons aliénants à nouveau se mêlent, s'entrecroisent dans mes tympans pour composer une musique organique cruellement dépourvue de mélodie. Des plus aigus au plus graves, faussement suaves, explicitement mièvres, condescendants jusqu’au dédain, ils s’assortissent au roulis des machines, nos alter-ego robotisés. Leurs ronronnements sont analogues. Humains mécanisés et outils ne font qu’un ; un tout aggloméré sans discernement qui forme notre capital de production. Le tambour du télécopieur se cale sur le tempo des clics d'impression. Les fax affluent et, d'un signal long et grave, annoncent leur arrivée comme les bateaux à bon port. Sommation pour l’opératrice destinataire de se lever pour aller recueillir dans le bac ad hoc la feuille encrée : une missive officielle, une confirmation d’envoi réussi ou pire, une publicité vantant les mérites d’un casque audio mains-libres aux douillets coussinets protecteurs. Mardi quatorze heures quinze minutes et trente secondes, horodatage faisant foi.

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L'heure de la peur (6) "Martin ? C’est moi… oui, ça va ! Il y a eu une couille dans le potage chez l’autre cinglée, tu étais là ?" J’avouai mon erreur avec un léger trémolo dans la voix. "Mais t’es con, toi ! On fait quoi maintenant ? Francart a parlé du blocage de la scène du crime au proc’ et à son juge d’instruction. C’est un vrai fox celui-là, il ne lâche rien ! Quant à l’autre moraliste de bas-fonds, il se sent investi d’une mission ! Je sais mais les fenêtres étaient à espagnolette, on peut toujours… On peut tête de moule ! Mais les légistes ont tout cafté à Francart, un de mes hommes est chez lui, je surveille, moi !" Je me défendais comme je pouvais. "Je sais pas quoi te dire, je me concentre sur la Nadine, en ce moment. Tu m’oublies, je te ferai signe mais on risque gros, surtout si tu le rends public!" Il raccrocha et je restai pantois, le combiné serré mollement dans une main ballante. Cinq minutes passèrent avant que je me remette à l’écoute de mon entretien. Le journalisme après tout c’est comme la politique, on est dans une gestion constante de la catastrophe. "Après cet incident où je dévalais ces deux étages, la queue entre les jambes (il étouffa un rire nerveux), je ne l’ai plus revu. Que vouliez-vous dire par beaux de douleur demandai-je curieusement. Ils avaient un teint laiteux et rosé qui leur donnaient de faux airs d’ange. L’un des deux, le plus âgé, avait le contour de sa bouche tout ancré de noir. Je ne savais pas si c’était un tatouage. Il y avait un écart entre de grands yeux bruns inexpressifs et ce trou effrayant. Quant au plus jeune, son crâne était rasé entièrement. Plus un cheveu ne recouvrait sa tête encore pouponne qui, elle, jurait avec un regard totalement apeuré. Des oreilles décollées le rendaient presque comique. Savez-vous s’ils étaient scolarisés ? Non, puisque je n’ai plus revu Nadine après ça. Et pourquoi vous êtes-vous rendu chez elle cet après-midi ? Pas de nouvelles, voilà tout ! Je suis amoureux, cela faisait un mois qu’elle ne donnait plus de nouvelles, je ne tenais plus !" L’enregistrement se clôturait sur une complainte de Recohr au sujet de sa vie sentimentale désastreuse : une femme frigide et une maîtresse assassine. J’écrivis alors un papier que je déposerai secrètement dans la boite à lettres de Bob Wardwood, pseudonyme d’Albert, au 21 de la rue du président Kennedy, dans le seizième arrondissement. Je lui laissai, en coup de vent, un post-it sur son bureau justifiant mon absence. "Salut, à partir des différents indices que j’ai regroupé au sujet de N.23/01/84, je peux en induire cette interprétation sommaire. Se trouve dans son salon/salle à manger, une table ronde et orangée. Malgré le peu d’intérêt pour la décoration, N a accroché quatre posters d’un peintre norvégien, Edvard Munch. Il s’agit de quatre représentations d’un même tableau intitulé, Le Cri. Il y a également le témoignage de J-Y R qui m’explique l’intérêt de N pour ce peintre. Elle est professeur d’histoire de l’Art. Dans sa chambre, située au deuxième étage, il y a une photo de ce même peintre. Au premier étage, une inscription calligraphique sur chacune des deux portes des chambres à coucher, dit "décadence" et un tourbillon est dessiné à côté. Je retourne sur les lieux, je me fais le plus discret possible." Je signe Emèl.

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Et lui de brûler tous les vêtements de sport qui se trouvaient dans le sac, en disant "alors comme ça, ça peut pas brûler ? Alors comme ça, ça peut pas nous foutre le feu à la baraque ? Hein ?" On le regardait bouche bée, faire flamber tout le contenu du sac de sport, le propriétaire du sac aussi stupéfait que nous, de voir ses shorts, sa serviette et ses polos cramer parce que Patrick les avait imbibés d'essence. Il avait pris la mouche quand le sac à l'abandon qu'il avait remarqué à côté d'un des fauteuils du hall avait été déclaré inoffensif et garanti sans risque par son collège Yves. Yves lui avait dit de laisser, que c'était bon, c'est le sac de M. Machin, tu sais qui vient souvent faire du sport à la salle au sous-sol, il a toujours payé son abonnement et on le voit depuis des années, donc pas de quoi s'affoler. Patrick ne l'entendait pas de cette oreille, les procédures de sécurité sont les procédures de sécurité, qu'elles ne sont pas faites pour les chiens, tout sac à l'abandon doit être contrôlé avec toutes les précautions réglementaires. Yves lui a fait à ce moment là que c'était ridicule, qu'il allait tout contrôler comme dans le manuel pour constater que le sac de sport de M. Machin, l'habitué depuis des années, ne contenait que les affaires de sport de M. Machin, et qu'il finirait tout minable de devoir bien constater que ce sac ne présentait pas le moindre danger, comme c'était clair depuis le début. En entendant ça, bien sûr, Patrick est monté de plusieurs milliers de tours par minute, et c'est tout de suite attelé au contrôle du sac, en commentant à voix tout ce qu'il faisait, comme si c'était une bonne leçon pour tout le monde, que tous voient bien la démonstration d'école d'une procédure de contrôle de sac abandonné, parfaitement exécutée. Ses paroles et ses gestes se sont faits de plus en plus hargneux quand progressivement il a bien dû constater que, évidemment, il n'y avait là que des affaires de sport. Il avait vraiment dû penser qu'il y avait une bombe dans ce sac, juste parce que pour lui on ne peut s'éloigner de son propre sac que si on veut être hors de portée de l'explosion qui va partir de lui. Il a continué jusqu'au bout son contrôle, tout rouge et en grognant, jusqu'à ce qu'Yves lui dise qu'il lui avait bien dit, depuis le début, qu'il était vraiment trop con, et que ce sac n'était pas du tout dangereux, bon sang c'était pourtant clair. Patrick alors est parti en courant, on était très surpris, vraiment gêné pour lui. On s'approchait pour remettre les affaires de M. Machin dans son sac, en se confondant en excuses auprès de lui, M. Machin, qui était revenu entre temps et qui restait planté sur place avec un air ahuri. À peine on avait commencé ça que Patrick était de retour avec un petit bidon d'essence, qu'il a tout arrosé avant de sortir son briquet. On s'est tous reculé, en gardant l'espoir qu'il ne foutrait pas le feu, mais il était allé trop loin pour pouvoir faire machine arrière, et ça été parti pour la flambée, et Patrick disait "alors comme ça, ça peut pas brûler ? Alors comme ça, ça peut pas nous foutre le feu à la baraque ? Hein ? Pas dangereux, ben non, bien sûr ! Un petit incendie ? pas de problème !"

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Il avait franchi la limite de la ville sans s'en apercevoir. Un matin, alors qu'un rendez-vous l'attendait sur les maréchaux, il avait oublié de descendre à la station-frontière et s'était retrouvé de l'autre côté du périphérique. Il était presque étonné que ce fut aussi facile. Il suffisait de rester jusqu'au terminus pour sortir au soleil de la petite couronne. De légères particularités sautaient à son regard d'indéfectible parisien-de-l'intérieur. Il joua au jeu des sept différences le temps de traverser l'avenue. Quelques façades défraichies, des boutiques de ménagères "À la mode de Paris", des bazars de province et un marchand de journaux au paravent fané. Les plaques des noms de rue n'étaient plus bordées de vert et la mention de l'arrondissement avait disparu pour laisser place à celle de la commune. Il s'installa à une terrasse, en face de l'église. Le cafetier vendait des huîtres pour accompagner son vin blanc. Tant pis pour le rendez-vous, il avait envie d'iode et de mauvais alcool. La fumée de sa cigarette avait un autre goût. La solitude n'était plus la même, puisqu'il n'était pas chez lui. Le temps semblait passer doucement.

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Tant et tant de jours que je suis enfermée dans ces pièces. Tellement que je ne sais plus, ou que je ne désire plus savoir, si cette réclusion, ces lents déplacements derrière les persiennes entrouvertes – et je me contente d'une minuscule sensation de plaisir lorsque je traverse le rayon de lumière qu'elles laissent, parfois, filtrer – cette absence d'autre bruit que ma voix – mais je ne sais jamais vraiment si je l'entends réellement, ou si je sens les mots en moi – et le sifflement de mes oreilles, me sont imposés ou résultent d'une décision que j'aurais prise. Peut-être plutôt d'une nécessité, d'une maladie ancienne et d'une accoutumance, d'un renoncement, d'un oubli d'y mettre fin avec la guérison, ce qui justifierait cette faiblesse extrême dans laquelle je m'enfonce, y trouvant une très douce délectation. Il me semble, pourtant, que pensant cela, je me découvre un reste d'intérêt pour ma situation, et peu à peu l'ébauche de l'envie de la peser pour, peut-être – c'est encore fragile et vague – y mettre fin. Et, d'abord, je quitte le coin où je me tenais depuis je ne sais plus combien de temps, et je circule, je m'enfonce dans cet espace, passant de pièce en pièce, jusqu'à une salle où je n'étais jamais, je crois, venue, pleine de malles, de bagages, de portants, et puis, dans le fond, juste sous un lanterneau, de gigantesques fleurs en papier froissé. Assise sur les dalles, à côté d'elles, j'entreprends de les dépoussiérer, faisant apparaître leurs couleurs pâlies et artificielles. Alors je les prends, je me lève, et je me dirige vers l'endroit où s'ouvre, je m'en souviens maintenant, la porte sur l'extérieur. Je sors avec le désir de cueillir leurs sœurs véritables.