jeudi 31 décembre 2009

49 : mercredi 30 décembre 2009

C'est le dernier obstacle avant l'arrivée qui semble le plus redoutable, peu importe sa difficulté effective, sa difficulté apparente. Quand on sait qu'il est le dernier, il est craint supérieurement à ses prédécesseurs. C'est qu'on s'est déjà souvent déroulé mentalement le film burlesque qui voit son protagoniste lamentablement échouer alors qu'il touchait au but, qu'il s'y voyait déjà arrivé et qu'il avait aussitôt auparavant surmonté de bien plus grands périls. On sait le ridicule et le cruel pouvoir comique de cette séquence, on les a intériorisés dans une sensation qui jaillit instantanément à l'approche de l'obstacle qu'on sait être l'ultime avant la destination. Le terrible ennemi, la honte superlative, c'est de ne pas arriver après s'être cru au terme du voyage. C'est pour cela qu'il ne faut jamais se croire au terme du voyage, pour cela qu'il faut craindre le dernier obstacle comme peste et choléra, comme la mort elle-même. Ainsi pour cela qu'il faut échouer bien plus tôt après le départ, au plus tard à l'occasion de la pénultième difficulté.

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C’était pas un habitué, c’est sûr. Moi, je ne viens que de temps en temps, mais j’ai vu tout de suite que lui, c’était la première fois qu’il mettait les pieds là-haut. Sans paraître complètement perdu, il donnait l’air de découvrir les lieux, d’y chercher des repères. Il bafouilla presque en précisant à Sylvain : « C’est pour manger », avec l’air de s’excuser quand il demanda s’il pouvait s’installer à une table à côté de la baie vitrée. Il avait l’embarras du choix : il n’y avait pas foule, ce midi-là ; c’était un jour tranquille comme il y en avait beaucoup pendant la semaine, avant. Du reste, à part les habitués, justement, la plupart des gens qui venaient voulaient une place « avec vue », pour ainsi dire. Françoise lui a amené la carte, qu’il a à peine regardée, semblant avoir déjà fait son choix : un croque-monsieur qu’il a mangé sans hâte, méthodiquement, en profitant de son champ de vision sur la vallée. A vrai dire, il semblait même fixé sur ce panorama, ne le quittant des yeux que très brièvement, pour découper dans son assiette un nouveau carré parfaitement proportionné. C’est en attendant son café qu’il est devenu plus agité. Il entrecoupait sa contemplation du paysage par de brefs et nerveux coups d’œil à sa montre. Il jetait aussi de temps à autre un regard sur la salle, mais je crois qu’il ne m’a jamais vu dans mon coin sombre. Le dernier instant où je l’ai vu, il semblait hésiter à se lever, ou même à partir en courant. Quand je me suis réveillé, après le phénomène, il avait disparu, bien sûr.

mercredi 30 décembre 2009

48 : mardi 29 décembre 2009

Assis dans le train stationné en gare, dans l'attente du départ, je suis aux premières loges pour voir un couple d'adolescents longuement s'enlacer sur le quai, s'embrasser, se dire des choses à l'oreille. Elle va monter dans le train au départ d'ici quelques instants et ils ne se lâcheront pas avant le dernier moment. Ils ont un grand appétit l'un pour l'autre, ils miment le grand amour ou l'éprouvent, ils semblent accorder une grande valeur à ce qu'ils font et, le faisant, s'accorder à eux-mêmes un grand sérieux. Le train part, elle vient de monter, ils s'envoient des baisers à travers la vitre et se disent je t'aime en silence, en articulant exagérément chaque syllabe pour que chacun puisse le lire sur les lèvres de l'autre. Le train parti, nous traversons des zones marécageuses inondées, la paysage que j'avais sous les yeux lors de mes hivers adolescents, au retour du lycée à bord d'un car de transport scolaire, alors que je ne connaissais pas ces amours, que je n'en exprimais pas ma part, que je la tenais enfermée en moi dans la détestation de moi-même et la certitude de mon indignité. Peut-être est-il nécessaire, pour connaître une personne, de savoir les amours qu'elle eut adolescente.

mardi 29 décembre 2009

47 : lundi 28 décembre 2009

Pendant un court instant, elle se dit qu'elle avait aimé aimer. C'est un beau sentiment il est vrai, l'un des plus nobles, il paraît. Mais ce que l'on ne dit pas dans les manuels, ce qu’on apprend avec le temps et l'expérience, c'est que ce sentiment en engendre une multitude d'autres. La solitude, par exemple. On se sent toujours seul tant que l'on n'est pas dans les bras chauds et protecteurs de l'être chéri. « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ». Elle se souvenait bien de cette citation, mais impossible de mettre un nom sur son auteur... Malgré ses réflexions, elle dut revenir à la réalité, il faisait froid, sombre, et il y avait quelque chose de malsain, dans cet épais brouillard, que même le vent glacé et piquant ne parvenait pas à percer. Ses doigts, transis par le froid et l'humidité, passaient le long de la façade des immeubles gris et bruts, sentaient chaque défaut des murs en crépis beigeâtre, cet immonde crépi, et finissaient par s'écorcher. Ses lèvres gercées murmuraient ce qu'elle devrait répéter dans quelques instants. Et son cœur, lui, battait la chamade au rythme de ses pas, qui s'accéléraient sans qu'elle s'en soit rendu compte. Encore quelques mètres et elle atteindrait son but, ce pourquoi elle était sortie dans le froid de décembre, en pleine nuit. Elle sonna à l'interphone d'un vieil immeuble, « C’est moi, on peut parler deux minutes ? », et lorsque l'homme qu'elle avait tant aimé vint lui ouvrir la porte, elle se demandait si elle avait réellement encore la force de parler. Il avait dans les yeux un étonnement, une confusion qui la fit se sentir honteuse d'attendre autant pour lui exprimer la nouvelle. C'est seulement à cause de cela qu'elle ouvrit la bouche : « Je suis enceinte. Je ne le garderai pas. » Elle repartit sur ses pas, le vent de plus en plus glacé l’empêchant de regarder droit devant elle, elle courba le cou et vit les larmes qui tombaient sur sa veste. Le froid lui paralysait le visage et elle ne s’était pas rendue compte qu’elle pleurait.

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Il y a les trois silhouettes qui marchent devant moi dans la neige, qui font trois taches nettes et denses dans le décor blanc, sol et ciel tout blancs. Nous avançons sur une pente douce vers une ligne de sapins. Horizon vert sous la neige épaisse, qui se distingue mal derrière les gros flocons. Les trois silhouettes noires sont proches de moi, densité de leur noir. Elles n'ont pas prononcé une seule parole depuis le départ. Elles ne diront rien. Nous approchons de la forêt de sapins. Un chemin s'ouvre au milieu d'elle, je suis les silhouettes noires vers lui. Pas d'autre bruit depuis des heures que le son assourdi du pas des silhouettes, du mien. Nous allons pénétrer la forêt. Trois hommes en surgissent vers nous, ils sont vêtus à la façon de chasseurs, casquettes, pantalons et vestes kaki, le fusil aux mains. Ils épaulent leurs armes, visent et abattent les trois silhouettes. Une cartouche par silhouette, elles s'écroulent l'une après l'autre. Un seul coup par cible, le bon à chaque fois, trois détonations dans le désert ouaté. Les chasseurs ne me mettent pas en joue, ne me regardent pas, ils repartent. Je suis le témoin.

lundi 28 décembre 2009

46 : dimanche 27 décembre 2009

Quand il a entrouvert les yeux, il n'a pas su tout de suite où il était, mais il a progressivement pris conscience que les sensations dans lesquelles il baignait étaient très désagréables. Fiévreux, comme plongé nu dans une eau glaciale où un banc de poissons le mordrait sans relâche. La tête prise dans un étau. Les pensées oscillant perpétuellement entre deux images absurdes, de la poussière sur un sol de ciment qu'il faut balayer mais qui s'entasse de plus en plus à mesure qu'on s'acharne à l'évacuer, et une pluie de grands ballons multicolores dans un champ, qui rebondissent sans fin sous le soleil aveuglant et la chaleur écrasante, l'une et l'autre image sans fin, et sans fin le passage de l'une à l'autre et de l'autre à l'une. Quelque chose qui le sort du sommeil et il prend conscience de son corps douloureux, de l'inconfort physique du lieu où il se trouve et de la forte lumière qui lui vrille les yeux et tout l'intérieur du crâne. Il se redresse pour essayer de comprendre où il est, s'apprête à demander main forte pour balayer le sol cimenté dont il ne pense jamais venir à bout, de l'aide pour pouvoir sortir de ce champ et trouver un abri contre le soleil et la pluie de ballons. En comprenant que ce ne sont que des rêves, il se retient de le faire, sans que son esprit se sente libéré de ces deux situations infernales. Il regarde la pièce rectangulaire, là aussi un sol de béton, recouvert de peinture grise verdâtre. Deux bancs de bois le long des parois longitudinales, il était allongé sur l'un et vient de s'y assoir, sur l'autre un type habillé en curé est assis, avec le grand habit noir et le col raide qui monte le long du cou, avec le rectangle blanc devant la pomme d'Adam. Un curé, un vrai ou un faux curé, assis sur le banc d'en face, la tête renversée en arrière qui repose contre le mur derrière lui, les yeux inexpressifs fixés au plafond, sur les néons au plafond. Et puis à sa droite il voit la paroi grillagée avec la porte métallique au centre et sa grosse serrure. À travers le grillage, il voit une grande pièce de commissariat, où quelques flics marchent, consultent des dossiers, lisent le journal. Il se souvient petit à petit, son arrestation dans le centre-ville, aucune résistance de sa part, malade comme un chien, la marche le long des rues à la vitesse d'une tortue, forte fièvre, forte toux, lucidité et courage évanouis, aucune énergie pour courir ou se débattre. Alors quand il les avaient vu arriver vers lui et qu'ils l'avaient sommé de ne rien tenter contre eux, il s'était juste arrêté et appuyé contre le mur de l'immeuble qu'il longeait à cet instant, en attendant qu'ils viennent lui mettre le grappin dessus. Ce n'était pas tant pour obtempérer que pour cesser de s'épuiser, de se tuer à avancer plus avant, maintenant que ça ne servait plus à rien.

dimanche 27 décembre 2009

45 : samedi 26 décembre 2009

Vous me trouverez en suivant le chemin de terre, celui qui part à gauche en haut de la côte. Je serai au pied du pylône de la ligne à haute tension, celui qui est planté en bordure de champ, immédiatement au dessus de cette parcelle où sont enchevêtrés des centaines de troncs de sapin tombés pendant la tempête de l'hiver dernier. J'aime bien être ici. Il y a le ronflement de l'électricité surpuissante juste au-dessus et ces câbles tendus qui filent tout droit le long des pylônes alignés. On a tracé un large trait dans tout le paysage pour laisser le passage à cette ligne, on a rasé une bande d'une vingtaine de mètres dans les forêts pour les pylônes et les câbles qu'ils portent, et j'aime bien voir cette tranchée nette jusqu'à l'horizon, et cette ligne de traits noirs suspendue dans les airs, qui suit en surplomb la pente du sol et qui mène au loin, je ne sais pas où, mais loin. Ce petit coin perdu - baigné dans ses odeurs de fougères, avec sa vue sur ces collines oubliées recouvertes de forêts de sapin et de champs - est relié au vaste monde qui l'ignore par cette ligne, par ces câbles. Pour aller de son point de départ à son point d'arrivée, il a bien fallu que cette électricité pose les pieds au sol. Les gens d'ici n'aiment pas cette ligne à haute tension, ils la craignent car l'énergie qu'elle transporte est d'un pouvoir mortel, ils trouvent aussi qu'elle enlaidit le paysage, nos belles forêts de sapins et nos belles landes de bruyères, on peut y marcher si longtemps sans croiser ni route ni village que l'on se croirait en pleine nature sauvage, pionniers, et tout d'un coup des pylônes de métal et des câbles électriques vous barrent le paysage, comme une verrue au milieu d'un beau visage. Mais nos forêts sont artificielles, nos lacs aussi, on a planté des sapins partout dans les années soixante et construit des barrages dans les vallées à la même époque. J'aime la ligne à haute tension sans savoir si je la trouve belle, mais c'est parce qu'elle inquiète notre vie dans ce paysage que je l'aime.

samedi 26 décembre 2009

44 : vendredi 25 décembre 2009

Au coucher du soleil, ils étaient le long du canal, à regarder les bateaux en lisière du hameau. Ils choisissaient celui qu'ils prendraient pour la traversée nocturne. Le plus simple serait d'opter pour une embarcation de petite taille, facile à voler et à bord de laquelle ils s'éloigneraient discrètement des habitations. Un choix de cet ordre n'était pas sans inconvénient cependant, car les embarcations les plus faciles à voler étaient des barques rudimentaires, sans autre matériel à leur offrir qu'une paire de pagaies. Et puisque qu'ils entreprendraient finalement la traversée de nuit, ce type de véhicule ne manquerait pas de les exposer à de sérieuses difficultés. Un éclairage pour l'expédition leur serait en fait indispensable, mais les bateaux dotés de phares comprenaient une cabine dont il faudrait fracturer la porte, un moteur dont il faudrait forcer le démarreur et qui trahirait surtout leur acte clandestin en déchirant le silence une fois que la mécanique serait lancée. Une simple barque qui les mettrait à l'abri de ces difficultés mais qui les découvrirait toujours en vue du hameau au petit jour - coincés comme ils risqueraient de l'être depuis plusieurs heures, à la recherche aveugle de leur chemin dans des étiers sans issue - ne présentait en rien une meilleure solution. Ils se résolurent donc à l'inverse de ce qu'ils avaient voulu depuis le début, et décidèrent d'agir à l'arraché. Ils voleraient donc un bateau à moteur et phares, le plus petit d'entre eux, dans l'espoir de le faire avancer sans recourir au moteur, à l'aide de rames, pour commencer à s'éloigner du petit bourg. Quelques outils dans le coffre de la voiture qu'ils allaient abandonner là leur permettraient de forcer les serrures. Pour adoucir leurs remords, ils déposeraient sous l'un des essuie-glaces de leur voiture une lettre formulant leurs excuses pour le vol du bateau, l'absence de choix qui les y contraint, et le don de l'automobile en échange.

vendredi 25 décembre 2009

43 : jeudi 24 décembre 2009

Je me sens bien mieux là, finalement, tout seul. Là où personne ne viendra me demander quoi que ce soit, sans responsabilité autre que celle de rester là. Parfois on dit qu'assumer ses responsabilités, c'est savoir prendre des initiatives, mais ici ma seule responsabilité c'est de ne surtout pas en prendre, de rester là, d'attendre ici que ça passe. Que quoi passe ? Ça... Ça, c'est le temps, du temps, disons une certaine quantité de temps, une certaine quantité de vie. Aucun devoir de remplir cette partie de vie de quoi que ce soit, voilà finalement ce qui soulage. Pas de devoir de politesse ou de parole avec quiconque, ou de présence et d'écoute auprès de quelqu'un, juste un devoir de présence auprès d'objets inanimés. Ces objets inanimés et moi, on n'attend rien les uns des autres, ils ne savent même pas que je suis là. C'est ainsi qu'ils sont mes meilleurs camarades, ma meilleure compagnie - oui, ça me soulage. Ce temps, je pourrais le remplir avec des activités silencieuses et quasiment immobiles qui ne m'empêcheraient pas d'être là et d'attendre. Pendant que je serais là, je pourrais faire autre chose qu'attendre en attendant. Mais on ne me le demande pas, personne ne me le demande, et au bout du compte, on ne considérera pas que j'attends mieux si je fais autre chose qu'attendre en attendant. Je crois que j'attends bien. Que je sais très bien attendre juste en attendant.

jeudi 24 décembre 2009

42 : mercredi 23 décembre 2009

Bien content d'avoir trouvé une place assise dans la rame bondée, dans le sens de la marche du train, sur le fauteuil contre la vitre. C'était l'hiver, et comme toujours en hiver quand on réunit dans un même lieu plusieurs dizaines de personnes, on se retrouve toujours avec quelques tousseurs et quelques éternueuses, ou l'inverse, des gens qui se mouchent ou qui reniflent. Rien de plus normal mais ces derniers temps les médias, le gouvernement, la rumeur avaient tant martelé les esprits avec l'épidémie dont il fallait se protéger, avec les conseils de vaccins, de masques, d'hygiène des mains, etc. avec la maladie très contagieuse, les complications possibles, la mort certaine, etc. que chaque signe perceptible d'affection du nez ou de la gorge était ressenti comme une grave menace, tout de suite on imaginait les saletés microscopiques et virales qui s'expulsaient du nez ou de la gorge du voisin de métro et qui allaient flotter quelques instants dans l'air dans lequel on baignait, ou encore les germes qui peut-être avaient été graissés par des mains de malade, avec tout un bouillon de culture glaireux et morveux, sur la poignée qu'on relèverait pour sortir ou sur la barre de sécurité à laquelle on s'accrochait. Alors quand mon voisin d'en face s'est mis tout d'un coup à tousser comme un tuberculeux, il y a d'abord eu un malaise autour de lui, de légers mouvements de recul inutiles, un demi-pas en arrière, les gens qui essaient de s'enfoncer dans leur dossier pour gagner quelques centimètres de distance. Il toussait vraiment très fort, par quintes successives à se racler les bronches et la gorge, à se décoller tout le fond des poumons. Il devenait tout rouge et commençait à râler, à chercher son souffle entre les toux, en peinant énormément. Ses voisins de métro - et moi aussi - se sont levés pour faire le vide autour de lui, pour s'éloigner surtout. J'ai tenté un "ça va monsieur ?" en lui tapotant l'épaule, il n'avait pas de souffle pour respirer, alors pas de souffle non plus pour répondre, les yeux exorbités, le visage rouge d'un étranglé, et la toux, la toux, la toux, la salive qui commence à couler, à goutter sur son pull-over, du sang qui se mélange aux crachats, de plus en plus de sang. On n'en menait pas large, il n'y avait plus personne à moins de deux mètres de lui et pourtant quelques minutes plus tôt on pensait que la rame était pleine à craquer. On attendait tous l'arrêt à la prochaine station, c'est certain. Et le métro qui s'arrête en pleine voie juste à ce moment là, lui qui tousse toujours autant, qui crache toujours autant, son pull brun clair qui commence à devenir tout noir de sang sur le devant. Le panneau près du levier d'alarme indique qu'il ne faut l'utiliser qu'en cas de danger. Est-ce qu'il y a danger ? Danger pour lui, ça c'est sûr - danger pour nous, c'est bien possible, on ne sait pas ce que c'est que sa maladie à ce monsieur, mais on voit bien que c'est très moche et personne ne veut la même. Quelqu'un tire sur le levier et dit au chauffeur que quelqu'un se sent mal, qu'il s'étouffe et qu'il crache plein de sang. Le métro qui repart au ralenti pour nous mener à la station suivante, on pourra sortir, on devra sortir, le train sera immobilisé en station jusqu'à ce que les secours aient emporté le monsieur hors de la rame. Avant la station, il commence à vomir, tout d'un coup comme une cascade hors de sa bouche, une inondation sur lui, des litres et des litres de vomi verdâtre, jaunâtre, noirâtre, ça s'écoule partout sur le sol, ça vient baigner nos semelles. Une odeur pestilentielle, immonde. Un estomac ne peut pas contenir tout ça, il est vraiment en train de se vomir lui-même. Et il continue à tousser pendant qu'il vomit, redouble d'étouffement. Et il continue de vomir et vomit toujours quand on arrive en station et qu'enfin le train s'arrête à quai. Les portes s'ouvrent et tout le monde se jette dehors, on n'est pas loin de se bousculer, de se pousser, avec le sol qui glisse dégueulasse et pourtant, bon sang, on ne veut surtout pas tomber là-dedans. Je suis sûr que pas mal de gens iraient jeter leurs chaussures après ça, moi j'ai beaucoup hésité à le faire, finalement ça a été nettoyage aux grandes eaux, obligatoire, minimum. Depuis le quai, pendant que les pompiers se dirigeaient jusqu'à lui, je le voyais encore au travers de la fenêtre, par la partie de la vitre qu'il n'avait pas souillée, et juste à ce moment il a arrêté de vomir, de cracher, de tousser, il s'est même arrêté de bouger sauf pour s'affaisser sur lui même, comme s'il faisait un tas avec ce qui lui restait de corps, un tas sur lui-même, un tas de lui-même. Et puis il n'a plus bougé du tout.

mercredi 23 décembre 2009

41 : mardi 22 décembre 2009

Il m'avait fallu te regarder alors, au moment où tu faisais ce geste nonchalant et ordinaire, j'en avais subitement ressenti le besoin fébrile. Mon regard sur toi était très érotisé depuis plusieurs semaines, empli à déborder de désir pour toi, avec cet été et les tenues légères qui vont avec - au jour tes cuisses, tes épaules et la naissance de tes seins pleins dans ton décolleté. Ce geste je te l'avais déjà vu faire quelques fois ces dernières semaines sans songer avant ce jour qu'il me fallait le dévorer du regard, ou plutôt, te dévorer du regard, toi, pendant que tu le faisais. Tu t'apprêtais à retirer les vêtements que tu avais passés par dessus ta tenue de bain, à enlever par dessus ta tête la jolie robe d'été colorée qui relèverait au passage tes cheveux clairs et leur ferait caresser en retombant ta nuque comme j'aurais aimé la caresser, et j'ai voulu te voir le faire parce que c'était te voir un peu dénuder ton corps, c'était voir ôter du tissus qui ne te recouvrirait plus et tout de suite il y aurait sous mes yeux, même si ce ne serait pas pour moi, ton ventre tendre, plus de ta belle peau, toutes tes épaules, ton dos, tes cuisses. Te voir un peu te dénuder même si ce n'était pas pour moi, pour personne d'autre que toi, pour que tu te baignes.

mardi 22 décembre 2009

40 : lundi 21 décembre 2009

Ma main droite saute de pilier de ciment en pilier de ciment, la terre derrière la barrière dégringole vers la mer – il flotte, si je regarde vers le large, une odeur un peu fade, un peu piquante, de fenouil et fleurs d'ail chauffés au soleil, de terre, de crottes et de ce que sent la mer – nous avons dépassé le terre-plein du fort et les petites plages de sable gris, les minots qui rient, qui sucent des glaces, qui se lancent des mots pleins d'accent, et devant moi il y a la grande souplesse mince de Maman, belle, trop pour moi, et puis le dos droit et les jambes brunes sous la culotte bouffante de mon petit frère, cramponné à la poussette du bébé, et là bas, plus loin, Papa, son large short blanc et les deux soeurs accrochées à ses mains. Tous ces dos. Et les enfants à accent et rires, et mots qu'on ne dit pas, derrière moi. Je traîne des pieds et j'aime bien le bruit que font les semelles de mes sandales. Maman dit, fort, sans crier « tais toi » et D. tourne la tête. Il me regarde, grands yeux noirs et bouche ouverte. Je lui tire la langue. Il ne dit rien, il continue avec Maman qui parle au bébé. Je m'arrête. Je regarde la mer, et puis eux, en coin. Ils continuent, et les filles et Papa, comme le boulevard tourne, sont de profil. C. me voit, elle lève la tête vers Papa, elle lui parle. Je ne bouge pas. Il s'arrête. Il crie «Viens », et je suis à côté de lui.. Il s'est tourné vers la rade, il montre quelque chose, vers Saint Mandrier, il dit « mes grandes », et il raconte. Et puis, comme Maman arrive, il dit « allons », et sa grande main redescend. Je l'attrape, mes doigts dans les siens, je me tourne vers la petite et je lui prends la main. Il regarde, il sourit, et nous repartons tous les quatre. Il sifflote et nous chantons, toutes les trois, faux, lalalala, sur une de ses chansons napolitaines. Nous tenons toute la largeur du trottoir. Il est beau, et il est là. Et puis j'ai gagné. Je suis heureuse.

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C'était pendant un de ces rocks furieux que la très étrange troupe était entrée dans la salle de bal. Personne ou presque n'avait alors vu l'entrée des énergumènes, de ceux que les plus polis appelleraient ensuite les énergumènes, parce que tout le monde était sur la piste, pris dans la danse et dans la frénésie du rock n' roll. Les seuls qui les avaient remarqués dès le début, c'étaient les frères Giraud, puisque chacun de leur bord ils tenaient Bébert debout à côté de l'entrée, pour qu'il vomisse sans tout se mettre sur lui. Comme les deux frangins étaient près de la porte au moment où cette petite dizaine de drôles de personnages est arrivée, ils ont vu pénétrer dans la salle ceux que personne ici n'avait jamais rencontrés, les six ou sept filiformes avec leurs yeux écarquillés et leurs sourires béats et immobiles - comme s'ils avaient un seul sourire pour eux tous mais avec chacun leur exemplaire à l'identique des autres, comme s'ils portaient des masques aussi, sauf que ce n'étaient pas des masques, c'étaient leurs vrais visages - et les trois hommes bruns plus petits, dans leurs longs manteaux gris, les gros sourcils noirs, et sous la peau des joues les poils de barbe qu'on sent très noirs et drus malgré le rasage de frais. L'autre personne qui les avait vus tout de suite, mais juste après, c'était le père Gustave qui était resté derrière sa buvette, à attendre la fin du rock pour que les gars reviennent se faire servir du vin ou du Verigoud, pour les rares qui se sentaient trop cuits et qui pensaient quand même qu'il faudrait ramener tout à l'heure la Mobylette ou la voiture jusqu'à la maison. Cette bande bizarre s'était plantée devant lui, Gustave, de l'autre côté de la longue table au bois recouvert d'une nappe en papier blanc complètement détrempée, tachée, avec dessus les Duralex alignés qu'il venait de rincer en les trempant dans la bassine à ses pieds. Ils étaient tous alignés en rang d'oignons à la buvette et l'un deux, celui qui était le plus en face de Gustave lui demanda sans relâcher le sourire fixe comme tiré depuis derrière les oreilles par des élastiques, sans cligner de ses yeux ouverts grands comme des soucoupes, s'il pouvait s'il-lui-plaît avoir la bonté de servir des breuvages à ses camarades et à lui-même. Gustave les compta, neuf ou dix ils étaient, il aligna devant lui neuf ou dix Duralex, un par personne, il leur présenta une bouteille de rosé qui reçut l'acquiescement muet de ces clients venus de nulle part, et il versa le vin dans chacun des verres.

lundi 21 décembre 2009

39 : dimanche 20 décembre 2009

Son dernier passing shot m’avait semblé appartenir à un autre espace-temps. Nos échanges étaient devenus de plus en plus interminables, et apparemment aussi récréatifs pour lui qu’harassants pour moi. Je n’avais manifestement pas dans les jambes ce marathon qu’il me faisait parcourir au fond du court. Je m’étais rendu à l’évidence : il me fallait jouer contre nature, et chercher à tout prix à abréger ce combat, la mort dans l’âme. C’était dans la peau d’un fantassin, envoyé à l’assaut par un général qui tenterait le tout pour le tout pour sauver une campagne désastreuse, que j’étais monté une première fois au filet derrière une attaque de petite fille. J’avais évidemment été transpercé par une sorte de baïonnette de coup droit. Pour ma deuxième tentative, après la mise en jeu la moins minable que j’eusse servie dans cette manche, il avait lu en moi comme dans un livre ouvert, exécutant un lob parfait. Pas résigné, j’avançai une troisième fois : c’est là que j’eus la sensation d’une distension du temps entre le missile qui filait à ma droite et mes propres mouvements. Je fis mon service suivant comme dans un rêve, qui se révéla un cauchemar atterrissant dans le bas du filet. Incapable de reprendre mes esprits, j’envoyai alors toutes les forces que je pouvais encore réunir dans ce que je n’eus pas conscience d’être ma deuxième balle. Je visai le T mais ma balle échoua franchement dans le mauvais carré. Puis je le vis venir vers moi, jusqu’à enjamber ce filet qu’il s’était bien gardé d’approcher jusqu’alors, sûr de son fait. Sur ses lèvres, son sourire se débattait entre triomphe et pitié. Cette double faute était donc la balle de match. « Tu m’as donné du fil à retordre aujourd’hui ! », assura-t-il, continuant sur sa lancée mi-magnanime, mi-condescendante. Pauvre con.


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Dans la ville du Nord, on avait longuement pleuré les hommes tombés durant la dernière offensive et l'on s'était découragé d'attaquer de nouveau. Le désir de vengeance et la haine avaient laissé place à l'abattement et à la tristesse. La fin de la guerre avait ainsi débuté, on ne voulait plus poursuivre ce conflit dont on s'était enfin rendu compte qu'il n'avait plus de sens et que peut-être il n'en avait jamais eu, ou peut-être au départ, mais qu'il n'avait dès lors pas été une réaction appropriée à l'antagonisme qui opposait les deux villes se faisant face, de part et d'autre du canyon. On s'était surtout reproché de se trouver là alors que l'on aurait préféré être ailleurs. La ville du Sud était lasse également et ne voulut tirer avantage de sa victoire retentissante et sanglante, elle n'eut pas l'énergie de prendre quelque pouvoir de l'autre côté de la gorge. Elle se contenta de l'honneur qu'elle tirait d'avoir certainement gagné, mais elle aspira surtout au repos qu'offre la paix. On s'ignora donc. La génération suivante ignora de même son voisin d'en face, puis la génération postérieure songea à commercer et à nouer contact avec son vis-à-vis. Pour nouer cette nouvelle relation, il leur fallait une voie de communication permettant de passer simplement d'un lieu à l'autre, car si la profonde gorge permettait d'aisément faire fi de son voisin, elle empêchait aussi toute relation commode avec lui. Pour la première fois, les deux villes décidèrent donc de partager autre chose que la haine et la crevasse, et décidèrent d'un commun accord la construction d'un pont par dessus le gouffre qui les séparait, un pont qui les relierait et les rendrait comme sœurs. On bâtit donc chacun de son côté l'ouvrage qui s'achèverait bientôt dans la réunion des ses deux parties édifiées de part et d'autre de la gorge, plantées sur les parois rocheuses. Le jour où la cérémonie devait honorer l'inauguration du pont achevé, et consacrer le début de la nouvelle ère d'entente entre les deux cités, l'entreprise de sape de la falaise sud qu'avaient déployée les Nordistes plusieurs décennies auparavant fit subitement la démonstration de son efficacité, et la paroi sud du canyon, et avec elle la ville qui la couronnait, s'écroula comme un château de cartes. Ce fut une avalanche rocheuse foudroyante qui laissa la ville du nord seule face à un vaste vide, auquel menait un demi-pont inutile et suspendu.

dimanche 20 décembre 2009

38 : samedi 19 décembre 2009

Le cœur battait très fort et c'était dur de ne pas reculer alors qu'il en était encore temps, qu'il n'avait pas encore commis l'irréparable auquel il s'apprêtait. De ses yeux auxquels il avait laissé tout le temps de s'habituer à la nuit - le temps de se demander quelques fois supplémentaires s'il voulait vraiment le faire, le temps d'engluer plus profondément son esprit dans l'obscurité -, il voyait les myriades d'étoiles au fond du ciel transparent, la silhouette de la maison en bois, celle du garage près d'elle, et la ligne plus claire de l'allée asphaltée qui y menait en courbes douces entre les champs. Parvenu à proximité de la propriété, il posa au sol les deux jerricanes sortis du coffre de la voiture qu'il avait stationnée un peu avant, non sans avoir auparavant fait son demi-tour - prête à repartir, les portières pas verrouillées et la clé restée fichée dans le démarreur. À partir de l'instant imminent où il reprendrait dans chacune de ses mains les bidons d'essence et qu'il comblerait les derniers mètres jusqu'à la maison, il devrait absolument veiller à ne pas faire le moindre bruit, à faire en sorte qu'il ne puisse quasiment pas s'entendre lui-même, lui qui savait qu'il était là et ce pour quoi il l'était - sinon il plongerait aussi dans la catastrophe qu'il allait déclencher. Une fois contre le mur de la maison, si près qu'il aurait pu la toucher s'il avait tendu le bras vers elle, le souffle court douloureusement retenu, tremblant comme une feuille, il ouvrit avec précaution les deux bouchons, les rangea dans une poche de son manteau et reçut au fond des narines les effluves d'hydrocarbure. Un nouveau moment de suspension, de doute immense. S'il le faisait comme il l'avait prévu et décidé, dans un instant sa vie ne serait plus jamais la-même. Il avait vu les deux voitures stationnées de front dans le garage à la porte ouverte, comme elle l'était toujours l'année dernière puisque ici rien n'a changé, que la vie ici a pu continuer comme avant, alors que lui avait dû tant souffrir et tant changer pour retrouver la surface, et qu'il allait encore devoir tout changer après ça ; les deux voitures stationnées, celle des parents et celle qu'utilisent les jumelles pour les sorties et le trajet jusqu'à l'université. C'est-à-dire que tout le monde était à la maison, comme il l'avait voulu. Il écarta le tourbillon de doute qui affolait ses pensées en repensant au jeu qu'avaient eu les jumelles avec lui, au plaisir qu'elles en avaient tiré et à la torture que ce lui fut, en repensant aussi à l'air doucereux, entendu et légèrement moqueur des parents quand ils l'accueillaient les après-midis qu'il venait passer ici. Il s'appliqua extrêmement pour bien verser l'essence, le plus délicatement possible, en arrosant le bas des murs de bois tout autour de la maison, le tour complet, porte d'entrée incluse. Très peu de bruit mais est-ce assez peu ? Si on l'entendait maintenant, lui ici sans avoir rien à y faire, rien de bon, rien de bienvenu, avec deux jerricanes et l'odeur d'essence à plein nez. Alors il serait fini, aussi cramé qu'il avait désiré et prévu que la maison et ceux qui y dorment le soient. Quelques dernières interrogations plus pragmatiques car il n'était plus aussi sûr que c'est ainsi qu'on peut incendier une maison, ce n'était qu'ainsi qu'il avait lu dans des romans et vu dans des films qu'on le faisait. Il fit confiance au bois, sortit un briquet, et un torchon qu'il imbiba puis jeta enflammé dans une flaque d'essence au pied du mur.

samedi 19 décembre 2009

37 : vendredi 18 décembre 2009

Au volant de son fourgon blanc, Éric Garcia suivait la route qui longe les crêtes en bordure du plateau. Lorsque l'on vient de l'arrière-pays par ce chemin, comme lui ce jour, c'est quand on tourne pour emprunter cette route en bordure du parapet rocheux que l'on voit pour la première fois la mer, quelques kilomètres en contrebas toute la baie des Pistons, avec l'agglomération de Sainte-Armelle et son port au fond de l'anse, les dunes ondoyant tout au long du rivage et quelques centaines de mètres derrière elles l'étendue tendre des marais qui reflète le bleu du ciel et les nuages lorsque l'eau y est haute et la lumière claire. Éric Garcia ne pouvait approcher Sainte-Armelle-des-Pistons sans inquiétude depuis qu'il avait dû quitter précipitamment la ville, quelques mois auparavant, pour tenter d'éviter que les mâchoires du piège dans lequel il s'était laissé choir ne se referment sur lui, ne le broient. Dans la hâte de sa fuite, il n'avait pu éliminer toutes les traces compromettantes des activités délicates qu'il avait à Sainte-Armelle, et il en était très conscient. Le bourbier dont il s'était extrait in extremis pouvait, si le bourbier en décidait ainsi, ne pas en avoir fini avec lui, et Garcia savait trop bien que Jean-Yves Verrier n'est pas homme à dissuader un bourbier de revenir à la charge s'il y voit quelque possibilité d'en tirer avantage ou un moyen de régler une affaire personnelle. S'il n'avait jamais remis les pieds à Saint-Armelle-des-Pistons, ce qu'il n'aurait fait que sous la menace, sous une pire menace, il devait chaque trimestre se rendre pendant plusieurs jours à une dizaine de kilomètres au nord de la petite station balnéaire, dans les marais, pour examiner l'état du parc d'éoliennes qui s'y trouvait planté. Il ne pouvait se trouver aux environs de Sainte-Armelle-des-Pistons sans régulièrement scruter les rétroviseurs de son fourgon et chacun des véhicules qu'il croisait sur la route. Une fois au pied des éoliennes, pendant tout le temps nécessaire à la réalisation des essais techniques et des observations qu'on lui demandait pour compléter ses rapports, son attention se maintenait tendue, aux aguets du moindre bruit d'un moteur de voiture aux alentours. Sa hantise était d'un jour voir arriver jusqu'à lui l'Audi de Jean-Yves Verrier, ou de tomber nez à nez avec lui, cet homme aux griffes duquel il avait dû s'échapper dans la panique.

vendredi 18 décembre 2009

36 : jeudi 17 décembre 2009

Le phénomène demeurait inexpliqué et son origine inconnue. Rien de tel ni d'approchant n'avait jamais été observé, du moins aucune description comparable n'était connue dans la littérature et les archives. Un jour l'air est devenu "thermographique" comme le dirent les scientifiques qui échouaient à trouver la moindre piste pour comprendre ou expliquer cette anomalie. On a commencé à observer le phénomène le mardi 11 mai 2010 à Topeka, dans le Kansas, vers 10h30 du matin, heure locale. Toutes les sources de chaleur, artificielles et naturelles, supérieures à 15 degrés Celsius - 59 degrés Farenheit - ont commencé a laisser une trace lumineuse dans l'air, comme si l'air était devenu une plaque photosensible, ou plutôt une rétine, car ces traces disparaissent progressivement, dans les quelques minutes suivant la fin de l'exposition à la chaleur. La faible lumière constituant les traces est légèrement orangée, elle est nettement perceptible à l'œil nu, inodore et totalement insensible au toucher. Si la source de chaleur est immobile, sa forme lumineuse sera très nettement délimitée et entourée d'un menu halo accompagnant la propagation de l'air chaud. Si la source de chaleur est mobile, sa forme lumineuse ne sera que la trace de son trajet dans l'espace. En recueillant les témoignages pendant les journées qui virent l'anomalie apparaître, on constate que le phénomène s'est d'abord étendu vers l'ouest, puis s'est étendu en toutes direction depuis un centre élargi recouvrant la quasi-totalité du Kansas, ainsi que le sud du Nebraska et le nord de l'Oklahoma. Vers 17 heures, heure locale, le phénomène avait atteint le golfe du Mexique, aux environs de la frontière commune au Texas et à la Louisiane. La côte californienne et la métropole new-yorkaise furent rejointes vers 19 heures, ce qui indiquait déjà une accélération de la propagation. Parmi les réactions de la population, il y un eut un certain émerveillement, du type de ceux qui accompagnent les aurores boréales, il y eut surtout une grande inquiétude devant l'anormalité du phénomène, et sa possible dangerosité. Des hypothèses furent immédiatement émises, phénomène chimique, tellurique, cosmique, d'origine humaine, naturelle, extraterrestre. À ce jour, les scientifiques n'ont pu écarter aucune de ces hypothèses. Le mercredi 12 mai 2010, l'Europe occidentale fut touchée en cours de matinée, heure locale, et l'Asie orientale à son tour en fin d'après-midi, heure locale. Toute la surface du globe était atteinte le jeudi 13 mai 2010. Comme, plusieurs années après, le phénomène subsiste toujours et qu'on ne lui a pas jusqu'à présent constaté de dangerosité particulière, les inquiétudes de la population mondiale sont dans l'ensemble retombées - même s'il demeure des communautés de millénaristes - et une nouvelle normalité visuelle commence à se constituer. Hormis le besoin bien plus important qu'auparavant de masques oculaires opaques pour les moments de sommeil, les usages et pratiques quotidiennes des humains n'ont pas été directement bouleversés par le phénomène. Ils le furent indirectement cependant, car de nombreux écosystèmes furent profondément modifiés en raison de l'altération du comportement de certaines espèces d'animaux particulièrement sensibles à cette nouvelle réalité lumineuse.

jeudi 17 décembre 2009

35 : mercredi 16 décembre 2009

Son corps s’était progressivement craquelé. Cela avait commencé par une large crevasse au pied. Telle une alpiniste arpentant les sentiers escarpés de la cordillère Blanche, elle s’était engouffrée dans les abymes d’une vieillesse anticipée. Elle avait alors observé, avec la passivité du soldat à moitié abattu et gisant au cœur d’un champ de bataille quasi dévasté, son organisme périmer avant la date escomptée. Il faisait un froid de canard. Le changement de saison était probablement responsable de ce revirement de situation. Elle n’avait pas cherché l’ennemi qui s’était glissé sous sa chair. Non. Elle s’était contentée de l’accueillir aimablement, enchantée à l'idée de trouver un motif à son cafard et rassurée de pouvoir combler le vide béant qui s’était peu à peu installé au sein de son microcosme. Elle avait été trop tôt submergée par d’odieuses vagues d’angoisse. Il y eut d’abord le doute et l’incompréhension face à une vie qui n’a pour ambition naturelle que son anéantissement puis la sensation de ne jamais trouver aucune raison aux choses et circonstances. Elle finit par percevoir la vacuité de son existence et se mit à douter de tout, par pédantisme en premier lieu et enfin par habitude. Elle se faisait trimballer de-ci de-là au rythme du quotidien et de ses aléas, comme une feuille morte qui se laisse emporter bon gré mal gré par quelques bourrasques, giboulées ou coups de vent. Au départ, chasser une idée sombre était une simple affaire consumériste. Il suffisait d’acheter une mignonne paire de souliers, de remplir son frigidaire ou de faire l’acquisition d’une robe printanière en plein cœur de l’hiver, pour distraire son esprit. Plus qu’un remède, elle avait fait de la futilité l’apanage de ses tourments. Alors que les accessoires précieux et les dépenses frivoles ne suffisaient plus à apaiser ses afflictions, elle s’était tournée vers le cinéma, l’art ou encore la littérature. Expérience heureuse avec Le goût de la cerise, film qui l'avait persuadée qu'il restait quelque chose à sauver ; elle s'était accrochée aux petits riens du tout, s'efforçant d'en extraire une supposée substance salvatrice. Elle avait doucement remonté la pente mais son désir inexhaustible de culture était devenu le maître d’œuvre des agitations de son âme. Le puzzle qu’elle s’appliquait à recomposer pour calfeutrer le néant posté dans son ventre n’avait rien à faire ici. Les pièces s’y égaraient et repoussaient les contours de ce grand trou noir. Pleine d’amertume, abattue, elle avait abdiqué et attaqué À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie. Son corps et son esprit avaient épongé les maux et laissé entrer une bête que l’entendement seul ne saurait d’ordinaire admettre. Son cœur plein d’escarres battait lentement ce soir là.

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Ils crurent à une découverte totalement neuve. La flottille d'explorateurs francs-tireurs naviguait depuis des années sans avoir trouvé le moindre territoire inconnu dont ils auraient pu vendre la découverte à une Cour ou à un État quand finalement ils atterrirent sur un vaste rivage que leurs cartes ne mentionnaient pas. Depuis plusieurs mois, ils doutaient de plus en plus de ce qui leur avait fait prendre la mer, la presque certitude de l'existence de territoires colonisables encore inconnus. Après quelques incursions exploratoires aux alentours du lieu où ils avaient abordé, ils constatèrent que cette nouvelle terre était probablement immense et en tirèrent une vive joie. Le territoire semblait en outre peu densément peuplé, les quelques indigènes qu'ils y rencontrèrent étaient peu farouches, dotés cependant d'équipements étonnamment sophistiqués. Une fois accomplis les premiers repérages qui allaient permettre la description de cette nouvelle terre, une moitié des explorateurs franc-tireurs reprit la mer pour entreprendre de possibles acquéreurs de leur découverte, tandis que l'autre moitié d'entre eux y demeurait pour conserver la possession de la terre.

mercredi 16 décembre 2009

34 : mardi 15 décembre 2009

je me suis toujours méfié de ce bellâtre toujours, non, ça fait trois ou quatre ans que tu le connais toujours pour dire durant l'intégralité du temps depuis lequel je le connais ah oui, tu veux dire que tu t'es méfié du bellâtre depuis le premier jour ? oui, que crois-tu que j'aurais pu vouloir dire ? je ne sais pas, que tu le connaissais de toute éternité, depuis une conscience toujours déjà là, même avant ton existence comme sujet et son existence comme objet mais si c'est ce que tu avais compris, tu n'aurais pas opposé à ma phrase qu'elle était inexacte car je ne connais le bellâtre que depuis trois ou quatre années en fait cinq ce bellâtre avec ses airs ténébreux, ses cheveux trop bien entretenus, les postures romantiques qu'il se donne alors qu'il ne cherche que la copulation j'ai dit ça, moi ? ça toi quoi ? j'ai opposé à ta phrase que tu ne le connaissais que depuis trois ou quatre ans ? en fait cinq je crois ça c'est moi qui l'ai dit pourquoi l'aurais-tu dit puisque tu sais comme moi que je ne le connais que depuis quelques mois à peine ? en fait je me suis toujours demandé depuis combien de temps tu le connais trois ou quatre ans je crois c'est un toujours un peu court c'est un peu court pour un toujours qui dit ça ? toi, tout de suite non, ça m'étonnerait fort, puisque moi ce que je dis c'est que je me suis toujours méfié de ce bellâtre ah non ! ça c'est moi qu'il l'ai dit ah bon ? tu es sûr non... moi, non plus... et ça fait combien de temps que tu le connais ? je n'ai jamais su... et toi, tu sais depuis combien de temps tu le connais ? qui ça donc ? je ne sais plus... moi non plus... mais tu sais peut-être depuis combien de temps je le connais moi ? que tu connais qui ? celui dont nous parlons mais dont nous avons oublié l'identité ah... c'était de moi peut-être que nous parlions... peut-être... ou de moi...

mardi 15 décembre 2009

33 : lundi 14 décembre 2009

En l'espace de quelques minutes, plusieurs personnes m'ont percuté alors que je marchais sur le trottoir. Plusieurs personnes et aucune n'a formulé la moindre excuse ni esquissé le moindre regard dans ma direction ni même amorcé le plus petit mouvement qui soit, comme on le ferait en temps normal à destination d'un être réel pourvu de conscience, ou dont la probable nature consciente est perceptible, concevable. Je sais qu'on ne s'excuse pas auprès d'un potelet ou d'une cabine téléphonique après les avoir percutés, peut-être parfois leur exprime-t'on des pensées agressives pour leur signifier que l'on n'aime pas qu'ils se soient trouvés là sur son passage, mais alors ce n'est pas à eux, potelet et cabine téléphonique, que l'on s'adresse mais à l'espace et à l'existence tout entiers à qui l'on reproche d'être hérissés de contrariétés et de puissances opposées à sa volonté pure, sa propre volonté rendue impure par la cohabitation qu'elle subit contrainte et forcée avec l'espace et l'existence jusqu'au sein d'elle-même - on harangue alors l'espace et l'existence par plainte ou conjuration, comme exutoire contre la véritable damnation du genre humain qu'est la résistance de la matière. La nombre de personnes qui me percutèrent sans jamais manifester aucune des réactions qu'ont les humains lorsqu'ils interagissent avec le réel m'ont fait penser que je n'étais pas seulement devenu invisible mais que j'avais désormais atteint un stade ultérieur, et donc totalement cessé d'exister pour l'intégralité du monde hors de moi-même, tout en constatant que ma conscience était toujours douée des cinq sens de la perception et toujours localisée en un lieu et un temps précis, ma vision à hauteur ordinaire de mes yeux, mon audition et mon toucher à leur niveau de sensibilité habituels.

lundi 14 décembre 2009

32 : dimanche 13 décembre 2009

Combien de voyages en train, combien d'heures passées assis sur une banquette rayée de vert et de gris, face à un gris d'un autre gris plus sombre, dossier muni d'un petit filet noir en bas et d'une tablette que l'on peut faire basculer en libérant un emplacement destiné à tenir des boissons, combien de centaines de kilomètres passées sous le plafond vert anis, contre une fenêtre entourée d'une paroi du gris pareil à celui du dossier, fenêtre que l'on peut obturer en tirant sur elle un rideau plissé vert anis comme le plafond, combien d'heures à relier Nantes à Rennes, Nantes à Saint-Gilles-Croix-de-Vie, La Roche-sur-Yon à Bordeaux, Rennes à Caen, Bordeaux à Montpellier, Lisieux à Paris, Paris à Rouen, Nantes à Tours, Paris à Chartres, Orléans à Paris, Marseille à Arles, Rouen à Dieppe, Nantes à Riom via Saint-Pierre-des-Corps Saint-Germain-des-Fossés ou Nevers, Dijon à Mâcon, Paris à Rang-du-Fliers, Val-de-Reuil à Paris, Montpellier à Marseille ?

31 : samedi 12 décembre 2009

À Rouen, sur la place où Jeanne d'Arc brûla en 1431 au bûcher, se trouve un petit musée consacré à la Pucelle libératrice d'Orléans, puis convoyeuse de celui qui à Reims serait sacré Charles VII, roi de France. Dans la pièce qui accueille les visiteurs du musée, où on peut s'acquitter du tarif d'entrée pour la visite, sont vendus des bibelots et souvenirs d'un goût exquis, qui déclinent l'effigie de Jeanne d'Arc sous de multiples formes, depuis le porte-clefs jusqu'au bol et au calendrier en passant par la boule à neige. Un panneau sur le trottoir devant le musée indiquant "Musée de cire Jeanne d'Arc", il me vint l'idée que parmi les produits dérivés se trouveraient peut-être des bougies en forme de Sainte Pucelle de Domrémy, où elle serait debout en armure, un drapeau fleurdelysé flottant au bout de son bras tendu, une mèche plantée au sommet du crâne que l'on pourrait enflammer, et la sainte guerrière illuminée et lorraine produirait ainsi en se consummant et en fondant lumière et odeur de citronnelle. Comme je ne trouvais pas de bougie, au cas où elles existeraient tout de même et pensant qu'il n'y aurait pas scandale, j'interrogeai à ce sujet la guichetière. Elle ne sembla guère goûter mon idée.

samedi 12 décembre 2009

30 : vendredi 11 décembre 2009

Une fin d'après-midi, c'est une lettre dont il était le destinataire qu'il avait eu à traiter. Au moment où il la reçut devant lui sur la table, tombée depuis le tuyau sur sa gauche, il flottait comme souvent dans une semi-hypnose, des heures à répéter des centaines de fois la même poignée de gestes simples. Après avoir noté son propre nom sur le registre en tant que destinataire, il s'apprêtait à évacuer le pli par le tube pneumatique habituel lorsqu'il prit conscience du fait que ce courrier avait trouvé son destinataire en arrivant entre ses mains. Il eut un moment d'hésitation quant à la procédure à suivre face à cette situation inédite, et finalement ouvrit le pli, expédié par un organisme inconnu, 2ISD, puisque ceci lui était destiné. Le courrier n'avait pas le moindre rapport avec son activité au sein de cette société à l'adresse de laquelle il lui était pourtant expédié, et l'intention ayant présidé à cet envoi était incompréhensible. C'était une lettre consistant en trois textes n'entretenant aucun rapport apparent entre eux. Une histoire de planète rongée de surpopulation et privée d'espaces vides, une histoire d'un groupe de personnes gravissant un escalier sans fin sans qu'on sache pourquoi et une scène d'enterrement d'une mère où le fils de la défunte ne connaît aucune des quelques autres personnes présentes. C'est tout, pas d'introduction, pas d'explication, pas de signature. Quand la sirène retentit pour lui indiquer qu'il était l'heure de la fin de sa journée de travail, il constata que le dernier pli à traiter pour aujourd'hui s'en venait couronner un tas de courrier qui s'était amoncelé sur sa table et qu'il n'avait pas traité pendant qu'il lisait la lettre. Le tube pneumatique cessait d'aspirer deux minutes après le retentissement de la sirène, et après avoir rempli le registre pour les plis qui s'étaient entassés sur la table, il dut se contenter de glisser ceux-ci dans le tuyau qui n'aspirait plus, pensant qu'ils seraient tous avalés d'un coup à la reprise du service le lendemain, espérant que ceci ne lui causerait pas d'ennuis.

vendredi 11 décembre 2009

29 : jeudi 10 décembre 2009

CHRONIQUES DE LA PLANÈTE GRISE : Extrait d'une séance de questions au gouvernement (10 décembre 2010)
Le député Grignou prend la parole : « Merci Monsieur le Président. Mes chers collègues, ma question s'adresse à Monsieur le Premier Ministre. Monsieur le Premier Ministre, le décret daté du 19 juin 2008, s'appuyant sur les travaux publiés par le 2ISD (Institut International de Spatio-Démographie), instaure une surface habitable de 17 m² maximum par habitant. Si, comme les études les plus récentes semblent le confirmer, la population dépasse les 9 milliards d'habitants d'ici 2050, l'application de cette mesure permettra peut-être de préserver une bonne partie du patrimoine désertique mondial tout en limitant les risques de conflits induits par la pénurie d'espace. Si tant est que le décret soit accompagné d'une véritable volonté politique. Car chaque nuit, dans le désert de la Creuse et ailleurs, c'est par centaines que les baraquements de fortune s'installent, grignotant sans répit les terres protégées. Avec un professionnalisme remarquable mais sans moyens véritables, nos douaniers parviennent tant bien que mal à repousser les colons. En revanche, dans l'état actuel des choses, il leur est impossible de travailler plus vite que les convois de nouveaux arrivants qui, parfois à cinq cents mètres à peine des opérations de démantèlement, s'activent pour élever encore et toujours de nouveaux logements provisoires. Ma question est donc la suivante : le gouvernement va-t-il enfin prendre la juste mesure du problème qui gangrène notre pays ? Quand va-t-il se décider à mettre en place les moyens financiers et humains nécessaires à une politique de désertification efficace ? Je vous remercie, monsieur le premier ministre, de bien vouloir faire une réponse aussi précise que ma question est concise. »

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Ils trouvèrent sans peine les bâtiments qu'ils avaient repérés sur les cartes avant de débarquer. Des granges ou des maisons placées à bonne distance de la ville, éparpillées autour d'elle mais depuis lesquelles on pouvait fondre sur la cité, au pas de charge y être en quelques minutes, les troupes jaillies de toutes parts depuis tout alentour pour l'attaque de l'infanterie. D'abord, ils avaient dû prendre leur position, c'est à dire se poster dans les différentes bâtisses qui leur avaient été désignées, un poste pour chaque escouade. Il faudrait au besoin neutraliser les occupants des lieux à prendre et s'assurer qu'ils ne s'enfuiraient pas avant le début de l'attaque. Ensuite, attendre l'offensive aérienne qui devait frapper au cœur de la ville, détruire des infrastructures décisives et semer la panique dans la population. Puis l'attaque d'infanterie. Le dense réseau de canaux qui parcourt la ville rendrait un peu plus difficile la progression des fantassins, mais ils comptaient sur la stupeur des habitants pour qu'aucune résistance conséquente ne leur soit opposée. Une rapide reddition générale n'était pas exclure dans une ville marginale et assoupie d'un pays qui ne se savait pas menacé par la moindre attaque militaire. L'enjeu principal de la prise de cette ville était la démonstration de force et la formulation la plus brutale possible d'une déclaration de guerre.

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Laisser tomber. Ne pas attendre qu'elle revienne de la cuisine. Réaliser ton erreur. Sortir sans bruit de l'appartement. Te rendre compte que ça n'a pas de sens. Marcher sans traîner jusqu'à la gare. Quitter cette ville par le premier train. Arrêter de croire qu'elle est la même qu'il y a dix ans. Achever de te convaincre que tu n'es pas le même qu'il y a dix ans. Comprendre que ce que tu trouvais encore troublant en elle, ce que tu pensais trouver tel, n'était construit que sur des souvenirs. Accepter de tourner la page, enfin, et pour ton plus grand bien. Rentrer chez toi. Rappeler Maud, la revoir. Assumer ce que tu prenais seulement pour de la concupiscence envers elle. Vivre libéré, vivre heureux. "Excuse-moi, ce sera bientôt prêt!" "─ Ça sent très bon en tout cas".

jeudi 10 décembre 2009

28 : mercredi 9 décembre 2009

La salle suintait la condensation et exhalait des effluves de transpiration. Sur le podium au fond, éclairés par quelques ampoules clignotantes rouges, jaunes et bleues, se démenaient l'accordéoniste et le guitariste, sur le fond de rythmique branlante du bassiste et du batteur stoïques. Sur la piste, éclairée du plafond par quelques tubes néon, au large centre de la vaste pièce pleine comme un œuf, des dizaines de couples s'agitaient avec abandon dans des danses enfiévrées. Quelques vieux célibataires et surtout de nombreux jeunes hommes était accoudés aux tables autour de la piste, où l'on servait des verres de vins rouge et rosé. Ils parlaient haut, riaient des bêtises qu'ils s'échangeait, se donnaient de grandes claques dans le dos. La fumée des cigarettes qu'ils fumaient en conversant et en regardant les filles épaississait l'air davantage encore. Après une série de pasos et une valse musette déglinguée, le jeune guitariste de l'orchestre entama les premiers accords de Dactylo Rock des Chaussettes Noires, le regard fier et le sourire réjoui en direction de la salle. Pendant qu'il s'appliquait à faire sautiller le tempo, il se déhanchait par saccades en tapotant nerveusement le sol de la pointe du pied, une mèche de sa chevelure soigneusement huilée se balançant sur son front. C'était Gérard, le fils de Joseph Clampier, le garagiste. Il y a quelques mois, l'orchestre avait perdu son guitariste dans un accident de chasse, et Gérard avait accepté de prendre la suite du mort à une condition : qu'on joue à chaque bal aussi du rock'n roll. Théodore, l'accordéoniste et patriarche de l'orchestre, avait hésité à prendre Gérard, ce jeune qui était déjà fier d'un rien, fier depuis toujours d'être le fils du garagiste et qui serait comme un paon sur les podiums quand ils joueraient ces quelques rocks, et encore plus fier les jours comme aujourd'hui où ils joueraient dans cette salle, l'ancien local du garage du père Clampier qu'on avait reconverti en salle des fêtes après que l'entreprise paternelle avait déménagé pour plus grand. Mais dans les moments comme celui-ci, où c'est lui qui chantait le rock, qui donnait de la voix "Dans les bureaux / De bas en haut / Les dactylos tapent à gogo / Et leurs patrons leurs disent "go !"", et que tous les gars rappliquaient de la buvette pour rejoindre celles et ceux qui se déchaînaient de plus belle sur la piste, dans ces moments-là Théodore n'avait aucun regret d'avoir accepté le recrutement du fils Clampier.

mercredi 9 décembre 2009

27 : mardi 8 décembre 2009

La visée des mesures de préservation des espaces non urbains était rapidement devenue strictement muséale. L'objectif de maintien de certains équilibres biologiques et, à l'échelle globale, paysagers, n'était plus tenable, et l'on se borna donc à une application minimale du traité international de Lima, ce qui en détourna largement l'esprit. Ce traité de 1984 entendait maintenir à l'état sauvage d'importantes zones du monde, et portait pour la première fois à l'échelle internationale les politiques des Parcs Naturels Nationaux tels qu'ils étaient déjà pratiqués dans de nombreux pays, en France ou aux États-Unis-d'Amérique par exemple. L'ambition initiale de cette échelle internationale était exigeante, on cherchait alors à garantir un équilibre planétaire entre les zones sauvages et les zones aménagées. La pression économique mondiale ne permit pas la réalisation de cet objectif, et hors des Parcs Naturels Nationaux déjà mis en place par chaque État, toutes les zones étant à profit aménageables pour les activités humaines le furent, et par ailleurs la superficie des territoires urbanisés explosa. L'OIATL (l'Organisation Internationale d'Administration du Traité de Lima) se concentra alors exclusivement sur l'application d'une des directives du traité, passée totalement inaperçue en 1984, et qui eut alors peut-être paru farfelue, consistant en la préservation de territoires non pas tant demeurés sauvages, mais demeurés ruraux. Face à d'importantes réticences des institutions économiques et politiques, l'OIATL fut contrainte à une action de stricte préservation patrimoniale, et quasiment folklorique, portant sur quelques rares enclaves non urbaines, ayant principalement fonction d'agréments paysagers. Il n'était plus question de préservation d'équilibres globaux, mais de conservation esthétique de quelques jardins à la surface du globe.

mardi 8 décembre 2009

26 : lundi 7 décembre 2009

À l'âge de dix ans, j'ai tenu toute la Loire entre mes deux mains d'enfant rassemblées en coupe. C'était au pied d'une grande colline ardéchoise, rocailleuse et nue. Un mont qui ne doit sa célébrité qu'à ça, on peut à son pied recevoir entier l'écoulement de la Loire dans ses mains jointes. Une petite bâtisse fruste mais entretenue a été édifiée à cet effet, d'un tuyau bétonné jaillit calmement la source comme d'un robinet, pas plus abondante qu'un robinet. Si je n'avais pas déjà l'attachement ultérieur que j'éprouverais pour ce fleuve, il était mon favori et comme une de mes fiertés géographiques. Des grands fleuves français - dont l'école primaire m'avait par cœur fait apprendre les longueurs, les lieux de source et d'embouchure, les principales villes qu'ils traversent et la nature des cours -, la Loire est le plus proche des lieux de mon enfance, et comme il est également le plus long de tous ceux qui coulent en France, ma naïveté d'enfant et mon espoir puéril d'être de quelque façon exceptionnel pensaient que cette proximité m'attribuait une importance particulière. Pendant que la Loire à sa source était durant une seconde, tout au plus, entièrement entre mes mains, je m'interrogeais sur la durée qui serait nécessaire à cette eau pour qu'elle rejoigne la mer une fois que je l'aurais relâchée, et j'imaginais qu'alors, pendant une seconde tout au plus, le lit de la Loire serait vidé de tout fleuve dans son estuaire, sous le pont de Saint-Nazaire, comme si l'on avait coupé le robinet.

lundi 7 décembre 2009

25 : dimanche 6 décembre 2009

Au lieu des quelques heures espérées, ce furent trois journées interminables qu'il leur fallut pour trouver une embarcation. En arrivant dans le village, ils avaient interrogé quelques personnes au sujet d'un canot ou d'une barque qu'on voudrait bien leur vendre, et ce fut un premier échec, qu'ils avaient un peu prévu. Avant la tombée de la nuit, ils avaient longé la berge du canal, avaient vu quelques petits bateaux et eurent l'espoir d'en trouver les propriétaires le lendemain, afin de leur en proposer l'achat. Il avait prévu beaucoup d'argent pour cette transaction, de façon à facilement convaincre le vendeur, auquel une marché très avantageux serait proposé. Se loger n'avait par contre pas présenté de difficulté, et ils trouvèrent à louer un lieu où dormir, se laver et manger, auprès d'une des personnes qu'ils interrogèrent au sujet d'un bateau. Dans l'aile inoccupée d'une maison, à l'autre extrémité de laquelle logeait l'homme qui les accueillait, ils pouvaient rester autant de nuits qu'ils souhaiteraient en payer. Le village n'était pas vide, ils avaient même rencontré plusieurs personnes dans les rues, croisé leurs regards surpris et vigilants, cependant les maisons vides étaient les plus nombreuses et celles qui étaient toujours habitées présentaient fermés la plupart de leurs volets, dès avant la nuit. Les difficultés commencèrent réellement le lendemain, quand ils ne trouvèrent aucun propriétaire de bateau. Le lendemain ne fut pas plus fructueux, il leur semblait que la situation s'aggravait, car on ne voulait pas leur dire où étaient les propriétaires des bateaux, qui ils étaient ou comment les joindre. Une hostilité rentrée leur était opposée qu'ils ne comprenaient pas. Plus le temps passait, plus il était difficile pour Caroline de ne pas revenir sur son acceptation passive d'entreprendre le voyage - alors qu'ils disposaient encore de la voiture, qu'ils pouvaient repartir chez eux et tâcher de trouver une meilleure solution. Il était totalement convaincu qu'il n'y avait pas de meilleure solution, pas d'autre, aussi son aplomb parvenait à convaincre Caroline quand elle cédait à nouveau au désespoir. Au cours de la troisième après-midi dans le village, il se résolurent à déjà faire usage des outils qu'ils avaient apportés avec eux, pour voler un des bateaux à la nuit tombée, et partir ainsi. Ils avaient d'abord exclu d'effectuer la traversée de nuit, ainsi que d'accomplir des actes délictueux, mais c'était le dernier recours qu'ils purent trouver.

dimanche 6 décembre 2009

24 : samedi 5 décembre 2009

Les deux villes ancestralement ennemies avaient finalement décidé de conjointement bâtir un pont pour être directement reliées entre elles. Le profond et étroit canyon qui les séparait avait somme toute constitué une relative protection pour les deux villes, car c'était un obstacle radical contre les attaques. Il y avait eu quelques épisodes de canonnades qui avaient fait bien des dégâts mais l'armement fruste de chacun des deux belligérants n'avait pas permis de beaucoup employer l'artillerie. Si l'une ou l'autre des deux villes voulait durement frapper l'ennemi, il lui fallait passer de l'autre côté de la gorge. C'est-à-dire descendre par des sentiers étroits et très pentus à flanc de falaise jusqu'au fond du canyon, traverser la rivière tumultueuse et remonter de l'autre côté par des sentiers de même nature. C'était un périple extrêmement ardu pour des hommes vêtus de lourdes armures et devant porter des armes fort pesantes, ainsi que les munitions. En outre, ce trajet exposait considérablement les hommes qui l'empruntaient, très vulnérables au feu des armes venu du sommet de la falaise d'en face. La traversée devait donc être effectuée de nuit, et chaque ville postait des vigies à la surveillance des mouvements d'hommes dans le canyon. La morphologie du territoire avait donc restreint le nombre et la puissance des attaques de part et d'autre, on en avait cependant connu plusieurs dizaines au cours du dernier siècle. Mais depuis que ceux du Nord avaient tenté une offensive très ambitieuse et extrêmement radicale, en tâchant de saper la falaise qui portait la ville de ceux du Sud, et qu'ils avaient été décimés par une très violente attaque de leurs ennemis avant d'avoir pu achever leur entreprise, l'antagonisme entre les deux villes avait trouvé un point d'arrêt sur lequel elles avaient par la suite préférer demeurer.

samedi 5 décembre 2009

23 : vendredi 4 décembre 2009

C'est l'après-midi où il s'était mis à frapper les petits vieux qu'on s'est senti mal. Comme tous les samedis, on traînait dans les rues, on partait du parc où on buvait des bières, en direction du stade où on allait des fois voir les gars qui jouaient au foot. Ou alors peut-être qu'on retournait au supermarché acheter d'autres bières parce qu'on avait fini les nôtres ; bon, disons peut-être chourrer d'autres bières plutôt. En tout cas, c'était en sortant du parc que ça s'est passé. On marchait sur le trottoir de la rue Pasteur, le long du lotissement. Il y avait moi, il y avait Nicolas Martineau, il y avait le gros Benoît Robert et puis donc, lui, Pénisson. Je ne sais plus si c'est le gros Ben ou Nico qui s'est arrêté pour pisser contre la haie d'une propriété au bord du trottoir, une haie de brande d'à peine plus d'un mètre de haut. Comme il y avait une dame dans le jardin derrière la haie, elle s'est mise à gueuler un peu, pas méchamment mais elle a dû dire comme ça "non mais vous n'êtes pas en train de pisser là, quand même ?!", quelque chose du genre. Elle n'en revenait pas qu'un branleur ait le culot de pisser sur sa haie sous ses yeux, surtout. Alors, nous on s'est marré, on lui a envoyé des insultes à la dame, on était tout contents, on lui a dit des trucs genre "tu gueules parce que tu vois pas sa queue derrière la haie", "t'aimerais bien la voir sa queue", et puis on a dû lui gueuler qu'il fallait qu'elle vienne toucher nos bites, que c'était une salope, enfin des trucs qu'on faisait souvent, insulter des gens. Faire des conneries dans la rue pour pouvoir insulter les gens qui venaient nous engueuler, ça c'était peut-être ce qu'on préférait. Mais sauf que ça a viré mauvais cette fois là, avec un couple de vieux qui est arrivé à notre hauteur au même moment. Ils revenaient du supermarché avec leurs courses dans des sacs qu'ils portaient à la main, et ils se sont arrêtés pour nous dire qu'il ne fallait pas être agressif, des grossièretés pareilles, que ce n'était pas bien de parler aux gens sur ce ton. En temps normal, on les aurait juste insultés, comme on faisait d'habitude, mais là, je sais pas ce qu'il s'est passé, peut-être parce qu'ils nous on dit ça gentiment finalement les vieux, ou pour une autre raison j'en sais rien, Pénisson s'est avancé vers les vieux et il les a cognés comme un furieux. Pas pour provoquer, non, vraiment de toutes ses forces, des coups de poings dans la gueule du monsieur, et dans le ventre, et puis des coups de pieds quand le monsieur était au sol. Nous on s'était arrêté de gueuler, d'insulter qui que ce soit, on était stupéfait, la dame aussi derrière sa brande, on restait là les bras ballants sans bouger, comme des ânes. La vieille, elle, elle était pétrifiée, elle avait fait trois pas en arrière, la bouche et les yeux grands ouverts, ses mains sur les joues avec les doigts écartés et les sacs de courses tombés par terre avec des tomates qui roulaient sur le trottoir. Et puis quand Pénisson s'est avancé vers elle et lui a mis un énorme coup de poing en pleine face, là on a réagi et on l'a bloqué, Pénisson, on l'a empêché de continuer à la massacrer. Il a vraiment fallu qu'on se mette à trois pour qu'il s'arrête, deux qui le ceinturent et un qui s'interpose et écarte la vieille dame. Il était vraiment en furie, avec nous trois collés à lui qui lui criions d'arrêter, de se calmer, qu'il fallait qu'on se barre, que la dame de derrière la haie était partie appeler les flics, et ça devait être vrai parce qu'elle avait couru dans sa maison cette dame, et sûrement pour appeler les gendarmes, à sa place c'est ce que j'aurais fait. Alors on a couru tous les quatre comme des dératés, jusqu'aux sous-bois derrière le stade, vers le haut de la pente où il y a la piste de skate. On était à bout de souffle, et Nico, le gros Ben et moi on était flippé, on n'en revenait pas de ce qui venait de se passer, Pénisson qui se met à cogner comme une brute sur deux petits vieux, et qu'il faut ceinturer pour qu'il s'arrête. On était des petits branleurs mais on était encore des gamins, c'est parce qu'on avait quinze seize ans, qu'on s'emmerdait comme des rats dans ce trou, qu'on était complètement inconscient, qu'on était sûrement très con aussi, c'est pour tout ça qu'on aimait faire des conneries, mais jamais des trucs graves. En plus des petits larcins de rien et des insultes, on faisait que péter des carreaux en balançant des cailloux, ou crever des pneus de bagnoles, ou pisser dans des boîtes aux lettres, des trucs comme ça. Mais là nous trois on trouvait ça grave, et on se sentait mal. Surtout qu'en même temps qu'on avait vu ce qu'avait fait Pénisson, on avait aussi vu son regard pendant qu'il le faisait, pendant qu'on le ceinturait, son regard qu'il avait toujours quand on était en haut de la piste de skate et même encore quand on s'est séparés peut-être une heure plus tard, une heure pendant laquelle il a pas décroché un mot, Pénisson. Son regard, c'était pas un regard de mec qui vient de s'énerver à fond et qui se calme doucement, c'était une espèce de regard de démon, plein de haine, le regard de quelqu'un qui veut tout détruire. Ce jour là, le gros Ben, Nico et moi on s'est rendu compte qu'on était en fait juste des branleurs inconscients mais que Pénisson, lui, c'était pas ça, lui c'était un barjot. Après ça, on s'est presque plus revus, Pénisson peut-être deux trois fois pas plus, et même avec Nico et le gros Ben, on s'est vu moins pendant les mois qui ont suivi et puis finalement plus du tout. Peut-être que c'était Pénisson qui nous unissait au bout du compte, ou peut-être qu'on se sentait mal ensemble maintenant qu'on avait ce sale souvenir en commun. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que ça nous a pas mal calmés. Et une autre chose qui est sûre, c'est que je n'ai pas été surpris que la première fois en une dizaine d'années où j'ai eu des nouvelles de Mickaël Pénisson, c'était dans la rubrique des faits divers du canard local.

vendredi 4 décembre 2009

22 : jeudi 3 décembre 2009

Quand les quatre coups secs furent fortement frappés à la porte, les deux filles et leur père furent très surpris. Il faisait nuit depuis près de trois heures et personne n'était attendu. Nul ne venait jamais ici sans être attendu, car ici était loin de tout, ici la maison solitaire en haut de sa colline n'était le long d'aucun chemin qui menât où que ce fût, et personne n'aurait pris le risque de venir jusqu'ici sans s'être auparavant assuré qu'il ne trouverait pas la maison vide, et par ce froid d'hiver. Aussi quand les coups retentirent sur l'épaisse porte de bois les filles prirent peur et le père montra de la mauvaise humeur. Rien ne se passa pendant de longs instants, les deux filles restèrent immobiles à leur place et le père assis sur sa chaise. Elles attendaient qu'il prenne une décision, il attendait que l'importun s'en aille, ou peut-être préférait-il le faire attendre dans le froid afin qu'il payât de vif inconfort son effronterie. Le père se leva enfin vers la porte, l'ouvrit et vit un homme sans âge, pâle, les cheveux blancs et le regard gris, la peau fine qui laissait transparaître les veines bleues. L'homme pâle ne dit pas le moindre mot, le père le fit entrer et assoir à table, les filles allèrent lui chercher chaise, assiette et couverts, sans aucun mot. Dans un silence de plomb, pas un seul mot, tous mutiques, ils dînèrent à quatre. Après avoir fini son assiette de potée au chou, l'homme pâle se leva, retira de la patère proche de la porte le long manteau noir qu'il y avait suspendu en entrant, et posant sa main gantée sur la poignée de la porte fit pour la première fois entendre sa voix : "Au prochain lever du jour, vous serez remerciés pour votre hospitalité et pour le repas que vous m'avez offert, la réalité profonde du monde sera alors sous vos yeux et portée à votre connaissance." Il ouvrit la porte, sortit et la referma derrière lui, laissant ses hôtes pétrifiés et muets. Après une courte nuit, le père et ses filles se levèrent pour voir le lever du jour, pour voir que tout autour de la colline le monde entier avait été englouti sous la boue. La colline n'était plus qu'une île minuscule au milieu d'un océan de fange.

jeudi 3 décembre 2009

21 : mercredi 2 décembre 2009

Quant au continent retiré, il demeure la zone la plus singulière et la plus mystérieuse de notre monde. Ces terres furent tardivement découvertes par les navigateurs wavriens. On y trouva des populations qui avaient développé des langages richement articulés, des formes d'art et d'architecture très élaborées et raffinées, ainsi que des techniques très sophistiquées, parmi lesquelles l'écriture, l'arme à feu, l'imprimerie, le fil à couper le beurre et l'ascenseur électrique. C'étaient des civilisations brillantes, paisibles et sans gigantisme, qui disposaient d'une agriculture prospère grâce à la clémence des climats, qui cantonnaient leur usage des armes aux jeux et sports, et qui, malgré une réputation d'important appétit sexuel, ou grâce à celui-ci, étaient en apparence démographiquement stables. Les données et observations qui précèdent sont cependant superficielles et lacunaires, car les expéditions eurent peu loisir d'étendre et d'approfondir leurs recherches sur la physionomie prétendument originelle de ces territoires. Les investigations ne purent se poursuivre (ou du moins leur fruit ne put être communiqué au reste du monde) car bientôt le continent retiré - que l'on avait d'abord ainsi nommé, faute de mieux, en raison de son important éloignement de toute autre terre émergée - fut effectivement retiré du monde, à un tout autre sens du terme : il avait subitement disparu. Il était devenu impossible de s'y rendre, il n'y avait plus rien d'autre à son emplacement qu'une immense étendue de mer. On ne put y envoyer de nouveaux explorateurs, si ce n'est pour leur faire constater à leur tour que décidément, il n'y avait plus le moindre continent en cet endroit. Les expéditeurs brabançons qui étaient assurément encore sur le continent ne revinrent jamais. Lorsque le contient retiré reparut de nombreuses décennies plus tard, sauf le secours d'une longévité surnaturelle de leur part, il n'était pas envisageable de les retrouver vivants. On localisa cependant leur descendance dans une péninsule au sud-est du continent retiré. Dans un climat délectable, approximativement méditerranéen, ils avaient bâti une société invraisemblablement proche de celle de la province du Brabant wallon, dans ses moindres aspects linguistiques, architecturaux, culinaires et folkloriques.

mercredi 2 décembre 2009

20 : mardi 1er décembre 2009

CHRONIQUES DE LA PLANÈTE GRISE : Extrait d'un éditorial de Régent-Patrice Hotain (1er décembre 2010)
Aujourd'hui, des hommes et des femmes s'empilent dans des immeubles atteignant, pour les plus récents, près de trois-cents étages. Depuis la fin du siècle dernier, ces mastodontes de béton poussent comme des champignons, sans discontinuer, pourtant la surface non-habitée continue de réduire jour après jour. Bien sûr, il existe encore quelques zones vides aux pôles nord et sud de la planète. On dénombre aussi une centaine d'espaces protégés et entretenus par les différentes nations en accord avec le traité signé en 1984 à Lima. En France par exemple, le désert départemental de la Creuse a attiré pour la seule année 2009 près de 1,7 million de visiteurs qui viennent – beaucoup pour la première fois sans doute – admirer l'horizon. Mais malgré ce succès touristique et la vigilance des autorités locales, les déserts continuent de reculer de manière inquiétante partout dans le monde.

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La première fois que j'ai entendu des personnes faire l'amour, la première fois que j'ai entendu un orgasme de femme, c'était depuis un salon chez un ami et je devais avoir quatorze ans. Nous discutions ou regardions un film quand l'orgasme très sonore et très long de sa mère vint de la chambre située au fond à gauche du couloir. Mon ami, un garçon de mon âge dont j'étais alors probablement amoureux, avait assez bien dissimulé sa gêne, si bien que je ne sais toujours pas s'il en eut la moindre. Il se borna à dire qu'il valait mieux ça plutôt qu'ils se tapassent sur la gueule. Certainement. Je ne pus parler de quoi que ce soit ni poursuivre la moindre conversation tant que les gémissements de sa mère restèrent audibles. Quelques instants plus tard, le compagnon de la mère ouvrait la porte de leur chambre et traversait le couloir pour aller à la salle de bains, ou aux toilettes - c'était la même pièce -, avant de retourner dans la chambre. Peu de temps après, la semaine suivante peut-être, ils se tapèrent effectivement sur la gueule. Un verre brisé vint entailler le mollet du concubin, dont le sang se répandit abondamment dans la salle de bains où il était allé rincer sa plaie. Là où cet après-midi d'orgasme il s'était furtivement éclipsé après l'amour.

mardi 1 décembre 2009

19 : lundi 30 novembre 2009

Heureusement, Christian était mort au milieu de l'automne. Un novembre très froid, très rude dans leur cabane mal isolée. Heureusement que Christian était mort dans le froid ; à cause de l'odeur. En été, la putréfaction de son corps aurait répandu des effluves encore plus pestilentielles. En été, les insectes, les asticots et les parasites seraient arrivés par légions entières pour coloniser le cadavre, y manger, y copuler, y pondre et le faire fermenter. En été, les nigauds du hangar d'en bas de la pente passent tout leur temps dehors, ils auraient forcément senti, ils seraient venus chercher des noises à Danièle à cause de la puanteur, ils auraient fini par débarquer dans la cabane pour tout foutre en l'air, vider sa merde ils auraient sûrement dit, et ils seraient forcément tombés sur Christian, sur le corps de Christian. Mais c'est en novembre que c'est arrivé. Tant qu'il ne sentait pas trop, elle l'a laissé dans le lit, pour qu'ils puissent continuer à dormir ensemble, quelques nuits de plus ensemble. Mais au bout de cinq ou six jours, malgré le froid, ça n'a plus été possible, odeur trop forte, aspect trop effroyable, et puis des écoulements fétides qui se répandaient dans les draps, qui imbibaient le matelas. Malgré tout l'amour de Danièle, avec toute l'humidité qui stagnait dans l'air, c'était trop pour continuer de partager la couche avec Christian. Alors elle l'a mis dans la baignoire, un coussin derrière sa tête et la couverture qu'il préférait, celle avec des chevaux dessinés dessus, pour couvrir son corps. Quelques mois plus tard, Christian ne sentait presque plus mais son corps continuait de s'abimer, menaçant de ne plus demeurer d'un seul tenant, menaçant de tomber en poussière. Ne sachant que faire pour le sauver, incapable d'imaginer les conséquences de la solution qu'elle avait choisi, Danièle alla voler une nuit tous les cierges à l'église du bourg, et les rapporta dans leur brouette jusqu'à la cabane. Elle occupa la journée du lendemain à en faire couler toute la cire dans la baignoire, pour que Christian soit à l'abri dans un écrin, protégé par une gangue. Bien sûr, elle ne put extraire Christian de la baignoire avant les grosses chaleurs de la fin du printemps, et pouvoir l'en retirer signifiait la défaillance de la protection qu'elle lui avait trouvé. Le temps passé et la cire deux fois fondue avaient fait souffrir Christian, son corps ne pouvait plus se maintenir en un seul morceau. Danièle était si triste au moment de le déposer dans les boîtes qu'elle avait trouvées pour ranger les parties de Christian. Était-ce encore Christian dans ces boîtes ? Elle se consola un peu en rangeant les petites caisses sous son lit, leur lit. Ils dormaient à nouveau tout près l'un de l'autre.

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Même la ponctualité ne pouvait lui procurer le moindre réconfort. La rigueur dans les horaires, une organisation prédéterminée et respectée à la lettre de sa journée n'auraient fait que mettre en relief le désordre qui régnait sur d'autres aspects de sa vie. Sur tous les autres aspects. Tenter de faire entrer ce chaos dans une matrice, quelle qu'elle soit, était vain: aucune routine possiblement rassurante ne pouvait s'installer. Il était incapable de comprendre comment il en était arrivé là, d'autant plus qu'il ne parvenait pas à se souvenir d'où tout cela était parti, à se rappeler comment c'était avant, si tant est que cet "avant" eût réellement existé. Plutôt que chercher à retrouver un hypothétique passé dont il avait l'intuition, une intuition mais rien de plus, qu'il avait été meilleur que son présent, il se prit à attendre un choc à venir, un événement suffisamment violent pour faire voler sa vie en éclats, espérant que ce cataclysme lui ouvrirait une existence toute neuve, sur laquelle il pourrait reprendre le contrôle, ou, bien sûr, plus d'existence du tout.