En l'espace de quelques minutes, plusieurs personnes m'ont percuté alors que je marchais sur le trottoir. Plusieurs personnes et aucune n'a formulé la moindre excuse ni esquissé le moindre regard dans ma direction ni même amorcé le plus petit mouvement qui soit, comme on le ferait en temps normal à destination d'un être réel pourvu de conscience, ou dont la probable nature consciente est perceptible, concevable. Je sais qu'on ne s'excuse pas auprès d'un potelet ou d'une cabine téléphonique après les avoir percutés, peut-être parfois leur exprime-t'on des pensées agressives pour leur signifier que l'on n'aime pas qu'ils se soient trouvés là sur son passage, mais alors ce n'est pas à eux, potelet et cabine téléphonique, que l'on s'adresse mais à l'espace et à l'existence tout entiers à qui l'on reproche d'être hérissés de contrariétés et de puissances opposées à sa volonté pure, sa propre volonté rendue impure par la cohabitation qu'elle subit contrainte et forcée avec l'espace et l'existence jusqu'au sein d'elle-même - on harangue alors l'espace et l'existence par plainte ou conjuration, comme exutoire contre la véritable damnation du genre humain qu'est la résistance de la matière. La nombre de personnes qui me percutèrent sans jamais manifester aucune des réactions qu'ont les humains lorsqu'ils interagissent avec le réel m'ont fait penser que je n'étais pas seulement devenu invisible mais que j'avais désormais atteint un stade ultérieur, et donc totalement cessé d'exister pour l'intégralité du monde hors de moi-même, tout en constatant que ma conscience était toujours douée des cinq sens de la perception et toujours localisée en un lieu et un temps précis, ma vision à hauteur ordinaire de mes yeux, mon audition et mon toucher à leur niveau de sensibilité habituels.