samedi 5 décembre 2009

23 : vendredi 4 décembre 2009

C'est l'après-midi où il s'était mis à frapper les petits vieux qu'on s'est senti mal. Comme tous les samedis, on traînait dans les rues, on partait du parc où on buvait des bières, en direction du stade où on allait des fois voir les gars qui jouaient au foot. Ou alors peut-être qu'on retournait au supermarché acheter d'autres bières parce qu'on avait fini les nôtres ; bon, disons peut-être chourrer d'autres bières plutôt. En tout cas, c'était en sortant du parc que ça s'est passé. On marchait sur le trottoir de la rue Pasteur, le long du lotissement. Il y avait moi, il y avait Nicolas Martineau, il y avait le gros Benoît Robert et puis donc, lui, Pénisson. Je ne sais plus si c'est le gros Ben ou Nico qui s'est arrêté pour pisser contre la haie d'une propriété au bord du trottoir, une haie de brande d'à peine plus d'un mètre de haut. Comme il y avait une dame dans le jardin derrière la haie, elle s'est mise à gueuler un peu, pas méchamment mais elle a dû dire comme ça "non mais vous n'êtes pas en train de pisser là, quand même ?!", quelque chose du genre. Elle n'en revenait pas qu'un branleur ait le culot de pisser sur sa haie sous ses yeux, surtout. Alors, nous on s'est marré, on lui a envoyé des insultes à la dame, on était tout contents, on lui a dit des trucs genre "tu gueules parce que tu vois pas sa queue derrière la haie", "t'aimerais bien la voir sa queue", et puis on a dû lui gueuler qu'il fallait qu'elle vienne toucher nos bites, que c'était une salope, enfin des trucs qu'on faisait souvent, insulter des gens. Faire des conneries dans la rue pour pouvoir insulter les gens qui venaient nous engueuler, ça c'était peut-être ce qu'on préférait. Mais sauf que ça a viré mauvais cette fois là, avec un couple de vieux qui est arrivé à notre hauteur au même moment. Ils revenaient du supermarché avec leurs courses dans des sacs qu'ils portaient à la main, et ils se sont arrêtés pour nous dire qu'il ne fallait pas être agressif, des grossièretés pareilles, que ce n'était pas bien de parler aux gens sur ce ton. En temps normal, on les aurait juste insultés, comme on faisait d'habitude, mais là, je sais pas ce qu'il s'est passé, peut-être parce qu'ils nous on dit ça gentiment finalement les vieux, ou pour une autre raison j'en sais rien, Pénisson s'est avancé vers les vieux et il les a cognés comme un furieux. Pas pour provoquer, non, vraiment de toutes ses forces, des coups de poings dans la gueule du monsieur, et dans le ventre, et puis des coups de pieds quand le monsieur était au sol. Nous on s'était arrêté de gueuler, d'insulter qui que ce soit, on était stupéfait, la dame aussi derrière sa brande, on restait là les bras ballants sans bouger, comme des ânes. La vieille, elle, elle était pétrifiée, elle avait fait trois pas en arrière, la bouche et les yeux grands ouverts, ses mains sur les joues avec les doigts écartés et les sacs de courses tombés par terre avec des tomates qui roulaient sur le trottoir. Et puis quand Pénisson s'est avancé vers elle et lui a mis un énorme coup de poing en pleine face, là on a réagi et on l'a bloqué, Pénisson, on l'a empêché de continuer à la massacrer. Il a vraiment fallu qu'on se mette à trois pour qu'il s'arrête, deux qui le ceinturent et un qui s'interpose et écarte la vieille dame. Il était vraiment en furie, avec nous trois collés à lui qui lui criions d'arrêter, de se calmer, qu'il fallait qu'on se barre, que la dame de derrière la haie était partie appeler les flics, et ça devait être vrai parce qu'elle avait couru dans sa maison cette dame, et sûrement pour appeler les gendarmes, à sa place c'est ce que j'aurais fait. Alors on a couru tous les quatre comme des dératés, jusqu'aux sous-bois derrière le stade, vers le haut de la pente où il y a la piste de skate. On était à bout de souffle, et Nico, le gros Ben et moi on était flippé, on n'en revenait pas de ce qui venait de se passer, Pénisson qui se met à cogner comme une brute sur deux petits vieux, et qu'il faut ceinturer pour qu'il s'arrête. On était des petits branleurs mais on était encore des gamins, c'est parce qu'on avait quinze seize ans, qu'on s'emmerdait comme des rats dans ce trou, qu'on était complètement inconscient, qu'on était sûrement très con aussi, c'est pour tout ça qu'on aimait faire des conneries, mais jamais des trucs graves. En plus des petits larcins de rien et des insultes, on faisait que péter des carreaux en balançant des cailloux, ou crever des pneus de bagnoles, ou pisser dans des boîtes aux lettres, des trucs comme ça. Mais là nous trois on trouvait ça grave, et on se sentait mal. Surtout qu'en même temps qu'on avait vu ce qu'avait fait Pénisson, on avait aussi vu son regard pendant qu'il le faisait, pendant qu'on le ceinturait, son regard qu'il avait toujours quand on était en haut de la piste de skate et même encore quand on s'est séparés peut-être une heure plus tard, une heure pendant laquelle il a pas décroché un mot, Pénisson. Son regard, c'était pas un regard de mec qui vient de s'énerver à fond et qui se calme doucement, c'était une espèce de regard de démon, plein de haine, le regard de quelqu'un qui veut tout détruire. Ce jour là, le gros Ben, Nico et moi on s'est rendu compte qu'on était en fait juste des branleurs inconscients mais que Pénisson, lui, c'était pas ça, lui c'était un barjot. Après ça, on s'est presque plus revus, Pénisson peut-être deux trois fois pas plus, et même avec Nico et le gros Ben, on s'est vu moins pendant les mois qui ont suivi et puis finalement plus du tout. Peut-être que c'était Pénisson qui nous unissait au bout du compte, ou peut-être qu'on se sentait mal ensemble maintenant qu'on avait ce sale souvenir en commun. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que ça nous a pas mal calmés. Et une autre chose qui est sûre, c'est que je n'ai pas été surpris que la première fois en une dizaine d'années où j'ai eu des nouvelles de Mickaël Pénisson, c'était dans la rubrique des faits divers du canard local.