mardi 22 décembre 2009

40 : lundi 21 décembre 2009

Ma main droite saute de pilier de ciment en pilier de ciment, la terre derrière la barrière dégringole vers la mer – il flotte, si je regarde vers le large, une odeur un peu fade, un peu piquante, de fenouil et fleurs d'ail chauffés au soleil, de terre, de crottes et de ce que sent la mer – nous avons dépassé le terre-plein du fort et les petites plages de sable gris, les minots qui rient, qui sucent des glaces, qui se lancent des mots pleins d'accent, et devant moi il y a la grande souplesse mince de Maman, belle, trop pour moi, et puis le dos droit et les jambes brunes sous la culotte bouffante de mon petit frère, cramponné à la poussette du bébé, et là bas, plus loin, Papa, son large short blanc et les deux soeurs accrochées à ses mains. Tous ces dos. Et les enfants à accent et rires, et mots qu'on ne dit pas, derrière moi. Je traîne des pieds et j'aime bien le bruit que font les semelles de mes sandales. Maman dit, fort, sans crier « tais toi » et D. tourne la tête. Il me regarde, grands yeux noirs et bouche ouverte. Je lui tire la langue. Il ne dit rien, il continue avec Maman qui parle au bébé. Je m'arrête. Je regarde la mer, et puis eux, en coin. Ils continuent, et les filles et Papa, comme le boulevard tourne, sont de profil. C. me voit, elle lève la tête vers Papa, elle lui parle. Je ne bouge pas. Il s'arrête. Il crie «Viens », et je suis à côté de lui.. Il s'est tourné vers la rade, il montre quelque chose, vers Saint Mandrier, il dit « mes grandes », et il raconte. Et puis, comme Maman arrive, il dit « allons », et sa grande main redescend. Je l'attrape, mes doigts dans les siens, je me tourne vers la petite et je lui prends la main. Il regarde, il sourit, et nous repartons tous les quatre. Il sifflote et nous chantons, toutes les trois, faux, lalalala, sur une de ses chansons napolitaines. Nous tenons toute la largeur du trottoir. Il est beau, et il est là. Et puis j'ai gagné. Je suis heureuse.

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C'était pendant un de ces rocks furieux que la très étrange troupe était entrée dans la salle de bal. Personne ou presque n'avait alors vu l'entrée des énergumènes, de ceux que les plus polis appelleraient ensuite les énergumènes, parce que tout le monde était sur la piste, pris dans la danse et dans la frénésie du rock n' roll. Les seuls qui les avaient remarqués dès le début, c'étaient les frères Giraud, puisque chacun de leur bord ils tenaient Bébert debout à côté de l'entrée, pour qu'il vomisse sans tout se mettre sur lui. Comme les deux frangins étaient près de la porte au moment où cette petite dizaine de drôles de personnages est arrivée, ils ont vu pénétrer dans la salle ceux que personne ici n'avait jamais rencontrés, les six ou sept filiformes avec leurs yeux écarquillés et leurs sourires béats et immobiles - comme s'ils avaient un seul sourire pour eux tous mais avec chacun leur exemplaire à l'identique des autres, comme s'ils portaient des masques aussi, sauf que ce n'étaient pas des masques, c'étaient leurs vrais visages - et les trois hommes bruns plus petits, dans leurs longs manteaux gris, les gros sourcils noirs, et sous la peau des joues les poils de barbe qu'on sent très noirs et drus malgré le rasage de frais. L'autre personne qui les avait vus tout de suite, mais juste après, c'était le père Gustave qui était resté derrière sa buvette, à attendre la fin du rock pour que les gars reviennent se faire servir du vin ou du Verigoud, pour les rares qui se sentaient trop cuits et qui pensaient quand même qu'il faudrait ramener tout à l'heure la Mobylette ou la voiture jusqu'à la maison. Cette bande bizarre s'était plantée devant lui, Gustave, de l'autre côté de la longue table au bois recouvert d'une nappe en papier blanc complètement détrempée, tachée, avec dessus les Duralex alignés qu'il venait de rincer en les trempant dans la bassine à ses pieds. Ils étaient tous alignés en rang d'oignons à la buvette et l'un deux, celui qui était le plus en face de Gustave lui demanda sans relâcher le sourire fixe comme tiré depuis derrière les oreilles par des élastiques, sans cligner de ses yeux ouverts grands comme des soucoupes, s'il pouvait s'il-lui-plaît avoir la bonté de servir des breuvages à ses camarades et à lui-même. Gustave les compta, neuf ou dix ils étaient, il aligna devant lui neuf ou dix Duralex, un par personne, il leur présenta une bouteille de rosé qui reçut l'acquiescement muet de ces clients venus de nulle part, et il versa le vin dans chacun des verres.