Vous me trouverez en suivant le chemin de terre, celui qui part à gauche en haut de la côte. Je serai au pied du pylône de la ligne à haute tension, celui qui est planté en bordure de champ, immédiatement au dessus de cette parcelle où sont enchevêtrés des centaines de troncs de sapin tombés pendant la tempête de l'hiver dernier. J'aime bien être ici. Il y a le ronflement de l'électricité surpuissante juste au-dessus et ces câbles tendus qui filent tout droit le long des pylônes alignés. On a tracé un large trait dans tout le paysage pour laisser le passage à cette ligne, on a rasé une bande d'une vingtaine de mètres dans les forêts pour les pylônes et les câbles qu'ils portent, et j'aime bien voir cette tranchée nette jusqu'à l'horizon, et cette ligne de traits noirs suspendue dans les airs, qui suit en surplomb la pente du sol et qui mène au loin, je ne sais pas où, mais loin. Ce petit coin perdu - baigné dans ses odeurs de fougères, avec sa vue sur ces collines oubliées recouvertes de forêts de sapin et de champs - est relié au vaste monde qui l'ignore par cette ligne, par ces câbles. Pour aller de son point de départ à son point d'arrivée, il a bien fallu que cette électricité pose les pieds au sol. Les gens d'ici n'aiment pas cette ligne à haute tension, ils la craignent car l'énergie qu'elle transporte est d'un pouvoir mortel, ils trouvent aussi qu'elle enlaidit le paysage, nos belles forêts de sapins et nos belles landes de bruyères, on peut y marcher si longtemps sans croiser ni route ni village que l'on se croirait en pleine nature sauvage, pionniers, et tout d'un coup des pylônes de métal et des câbles électriques vous barrent le paysage, comme une verrue au milieu d'un beau visage. Mais nos forêts sont artificielles, nos lacs aussi, on a planté des sapins partout dans les années soixante et construit des barrages dans les vallées à la même époque. J'aime la ligne à haute tension sans savoir si je la trouve belle, mais c'est parce qu'elle inquiète notre vie dans ce paysage que je l'aime.