mardi 31 août 2010

292 : lundi 30 août 2010

Dans ma chute, j’écoutai le chant joyeux des arbres, béats et glougloutant : « SEC ! Voilà ton nom, ô poussière. Et sans fin, sous nos pieds baobabs, tu pourriras. Et tes os nous seront nos racines nouvelles. Nos bois vierges des tiens enfin débarrassés monteront parcourir des cieux que tu ignores. Tu n’es rien, oublie-toi et passe sans tracer ». Pétrifiées sur papier mur, tes peurs d’enfant lucide ; la fleur fanée de tes vies impossibles et la courre éternelle d’une mort en livrée ; l’amour impasse de tes jours consumés et les tristes rangées de hêtres espérant. Et il en veut encore ! C'est bien. Donnez-lui donc du laid, à boire à la cuillère. Cloîtré dans ton Eden pastel, écoute tes vieux maîtres ! Continue d’imiter tes compagnons félins, ces dieux de dieux poilus qui t’apprennent à croire. Penche-toi, l’échiné, car tu es ce qui aspire, tu es ce qui lampe, tu es l’absorbé des mondes à finir ; si fiers, les tigres nains, matous sempiternels, t’enseignent à parler leur langue d’entrechat. Pantin de leurs mots tendres et la bouche en sourire, tu chéris ces félidieux, les Enivrés d’eux-mêmes...Terminé. En royaume d’enfance tu ne reviendras plus, ta bave est transférée. Mais tu n’as rien perdu, car si tout se finit c'est que c'est commencé.


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C’était raconter son week-end, se faire raconter les week-end des autres, c’était s’y croire encore un peu, en week-end, jusqu’à dix heures, dix heures vingt et, café en main, se disperser, chacun à son poste de travail, dans l’engourdissant ronron des machines.


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J’étais, bien sûr, prêt à aller jusqu’au bout. Ou disons que, cette fois au moins, j’étais prêt à aller au bout, jusqu’au bout. Jusqu’au bout pour que ce ne soit pas possible, parce que là, on n’en peut plus, trop c’est trop. A un moment, il faut dire stop, il faut dire ça suffit, ça dépasse les bornes, ce n’est plus tolérable, nous sommes arrivés à un point de non retour, on marche sur la tête. Et quand on marche sur la tête, il faut chacun, en son âme et conscience, être prêt à aller jusqu’au bout. Voilà, c’est dit. Attention, ça ne rigole plus, je vois déjà les sourires se crisper et le rire des moqueurs tourner au jaune. Parce qu’aller jusqu’au bout, c’est qu’on parle de choses qui ne sont pas de la rigolade, pas de la gnognotte. Jusqu’au bout c’est loin. D’ailleurs, je n’y suis jamais allé, c’est dire. Si c’est loin. Jusqu’au bout, ça pourrait même être là, par exemple, tout de suite là exactement. Ça y est, là, tel que vous me voyez, là où je me trouve, je suis allé jusqu’au bout. Ah, ça vous étonne ?! Vous ne vous y attendiez pas à ce qu’il soit là, le bout ? Hé bien si, c’était là, et vous le voyez comme moi. Le bout. J’y suis. Ne me dites pas que je ne vous avais pas prévenu, parce je vous l’avais bien dit que j’étais prêt à y aller, ce n’était pas du bluff. J’ai même été capable de revenir sur mes pas pour aller jusqu’au bout, parce que je n’ai peur de rien, moi, quand la situation, comme ça, elle devient insupportable, quand on en est là. Quand on en est à un tel point qu’alors, hé bien, comment dire ?, quand alors on ira jusqu’au bout pour que, hein. Oui voilà, c’est exactement ceci que je voulais dire. Ce que je voulais dire, c’est que là, au point où on en est, je suis prêt à aller jusqu’au bout. Je pense que c’est clair, et y compris si le bout, c’est exactement là où je me trouve déjà.


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Des visiteurs sont arrivés – les adolescents ont amené des transats, des fauteuils, et comme il n'y en avait pas tout à fait assez, j'ai pu, après échanges de sourires, de noms, de poignées de mains – ils étaient poignées de mains – m'asseoir dans l'herbe, proche, mais un peu à distance, ainsi, ce qui convenait puisque rapidement la conversation a abordé des histoires de gens que je ne connaissais pas, des thèmes qui m'étaient étrangers, ou sur lesquels il était, avec évidence, préférable que je garde le silence. J'en suis restée à un sourire vague, léger, voltigeant, et à une surdité distraite quand par politesse mon avis était demandé. Je regardais la couronne d'arbres, conifères presque silencieux, micocoulier et fruitiers dont j'écoutais le très léger discours dans un filet de brise.


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Ils n'ont pas su comment lui dire. Ce n'est jamais simple de lui parler, même pour lui dire des choses anodines; ses réactions peuvent être démesurées ou inexistantes, violentes ou lamentables; on n'est pas toujours sûr qu'elle ait compris un traître mot prononcé. Certains s'attendaient sans doute à ce que Jean-Jacques lui dise, mais Jean-Jacques ne lui a pas dit, Jean-Jacques ne l'a même pas approchée, en vérité il semblait chercher à l'éviter à tout prix. Il ne fallait pas compter sur Marguerite, pas douée elle non plus pour le dialogue, pour le renouer avec sa sœur avec qui elle ne communiquait plus que par cartes postales épisodiques depuis plusieurs années. Les autres n'ont pas voulu prendre cette responsabilité, la peur de mal faire, d'en subir les reproches, longtemps après. Elle repart; elle rentre chez elle, ils n'ont pas su comment lui dire, elle ne sait pas, elle ne saura peut-être jamais ; comprendrait-elle ?

lundi 30 août 2010

291 : dimanche 29 août 2010

William Chester Burnett demeure assez largement méconnu du public européen, et c’est bien dommage. Auteur d’une dizaine de polars et romans noirs, il est de cette race d’écrivains qui ne se laissent pas facilement apprivoiser. Souvent provocateur, parfois même déroutant – dans son premier ouvrage, Hell ain’t a bad place to be (Anyway Press, 1992), le narrateur n’était autre qu’un Ronald Reagan usé par l’alcool et les antidépresseurs, et passant ses journées au milieu d’un élevage d’escargots –, Burnett aime mettre à nu les contradictions de l’Amérique profonde, maniant la plume comme d’autres le scalpel afin de dévoiler les turpitudes d’une postmodernité souvent cynique et désabusée. Le style d’une danseuse (Anyway Press, 2010) prend pour décor une bourgade du Middle West, Harrington, un de ces endroits que personne n’oserait imaginer, mais qu’il faut bien se résoudre à admettre réel une fois qu’on a eu le malheur d’y échouer. Metteur en scène impitoyable, le romancier nous donne à lire la rencontre improbable et hautement truculente entre d’une part John Van Zant, enseignant à Harvard, spécialiste de littérature médiévale – un de ces gars qui vous causent pendant des heures sans que vous compreniez bien où c’est qu’ils veulent en venir, si ce n’est que ce qu’ils racontent les intéressent drôlement, ce qui, il faut bien l’avouer, ne fait qu’accentuer la distance existant entre eux et vous – et d’autre part Steve Blackmore, vétéran de la première guerre du Golfe, bûcheron de temps à autre mais surtout héroïnomane : Steve demandait peu à la vie, ce qui de sa part était la preuve d’un sens aigu des réalités. C’est à ce duo détonnant que Burnett confie alternativement la narration et le soin d’enquêter sur la série de meurtres tous plus sordides les uns que les autres qui ont eu lieu dans les fermes des environs : celui qui se permettait de pareils massacres était à coup sûr un sacré putain d’enfant de salaud comme on en faisait peu. Parsemant son récit de clins d’œil aux romans de la Table ronde ainsi qu’aux classiques de la littérature policière, celui que le New York Times qualifiait ce mois-ci de redoutable prosateur nous offre une épopée grinçante et haute en couleurs et trace le portrait d’une Amérique malade de ses fantasmes.


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Il circule d’étranges histoires dans les villages de bords de plaine, on dit que certaines années, lorsque les étés sont interminables, perpétuellement secs, et que les champs sont devenus trop arides pour que les plants n’y soient pas totalement desséchés et rabougris, qu’alors les crevasses qui lézardent la croûte de la terre devenue nue s’élargissent et se font si profondes qu’un homme peut s’y tenir debout sans que sa tête dépasse la surface du sol. On dit surtout que lorsque ces craquelures deviennent de telles tranchées, certains parmi les jeunes gens du pays sont pris d’un irrépressible besoin de s’y glisser et de les arpenter longuement, euphoriques et hébétés, en proie à quelque indécente façon d’excitation, et que c’est alors que la terre se fait lisse à nouveau, que les crevasses se referment en un instant, enterrant vive la jeunesse, et qu’il se met à pleuvoir des hallebardes, aussi subitement que si le ciel avait tiré l’eau d’un puits gorgé. Lorsqu’il se met soudainement à pleuvoir fort sur la plaine, à l’issue d’une gigantesque sécheresse, tous les parents des jeunes gens des villages se précipitent à la recherche de leur progéniture, dans l’effroi qu’elle ne soit plus au complet.

dimanche 29 août 2010

290 : samedi 28 août 2010

Boiseries sombres, brocards amortis, et ces silhouettes qui circulent, échangent, verre en main, ou non, la marqueterie des visages, aux sourires affichés, grands et vides, et les mots qui les accompagnent s'évaporent, aux sourires brefs, serrés, pointus, accompagnant des remarques, pensées de belle tenue, de belle érudition, ou des rapprochements qui se veulent et sont parfois insolites, visages échappés de bustes de penseurs, ou lettrés, ou politiques, et les mots qui sont prononcés, rares, tombent comme des sentences, acceptés avec gratitude, et résistent parfois à la réflexion, quelques rires brutaux qui fusent, venant des êtres les plus sombres – et toi au milieu, fin, si jeune, ou simplement naïf, ou le paraissant, et tu te penses invisible, tu le veux, pour cueillir ce qu'ils t'offrent là, mais ta verdeur est un pavillon, ta fraîcheur une note qui tranche, et tous ont conscience de ta présence, et certains, les meilleurs, peut-être, ont un petit regret, presque un remords en pensant à leur jeunesse, il y a si longtemps.


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En suivant les rues parcourues cent fois, je croise d’autres voies occultées, bien qu’elles aussi et immanquablement traversées cent fois, cent fois croisées en ces points des trajets usuels. Des zones sombres se délimitent, dont on avait oublié l’existence malgré la proximité fréquente, à la place desquelles on imaginait une distance homogène et indifférente, le prolongement atténué des parcours nettement retenus par la mémoire. On se gardera d’en faire des centres, des points de départs évidents et des repères clairs, car on y perdrait les confins et les possibilités d’effleurements inquiets et maladroits, les possibilités de jaillissements de pensées insoupçonnées et issues d’un ailleurs en soi, celles qu’on avait vu nous traverser alors qu’on s’était aventuré là-bas par accident.

samedi 28 août 2010

289 : vendredi 27 août 2010

C’était voir les délégués du personnel raser les murs, de leurs affichages syndical ou CE, de leur permanence hebdomadaire à laquelle personne n’osait se rendre, tout comme eux n’osaient pas passer dans les bureaux à la recherche des revendications. C’était se dire « nous sommes en France, c’est pire ailleurs, tenons bon, encaissons, tenons bon encore un peu. »


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Une rue pavée la nuit, des maisons à colombages et des immeubles du dix-huitième siècle. Les lampadaires éclairent faiblement, la bruine bretonne épaissit l’air. Je rentre chez moi, un peu ivre, un peu triste. J’aimerais pouvoir me convaincre que je ne l’ai pas croisée à l’instant, et que je ne viens pas d’être odieux avec elle à cette occasion. Je crois n’avoir croisé personne, j’en voudrais des preuves, je ne comprends pas celles et ceux qui assimilent leur ignorance à l’idée qu’il n’y aurait rien a connaître. J’ai pu oublier, s’il est possible que l’immonde surgisse de soi dans une déflagration, n’est-il pas possible également qu’il soit aussitôt recouvert d’un oubli opaque et fulgurant. Peut-être que rien de tout ceci ne peut exister, ni le surgissement de l’immonde, ni son oubli instantané. Je ne sais pas, je sais par contre qu’en faisant dialoguer sans fin quelques idées fixes et contradictoires, on peut finir par toutes leur donner raison, quel que soit leur degré d’absurdité. Je ne pourrai rien me prouver, la rue déserte ne m’apprendra rien à ce sujet, je dois rentrer chez moi. J’espère que les limaces géantes ne m’y auront pas précédé et que je pourrai fermer l’œil, dormir, et que ma chambre ne sera pas envahie par un banc de crabes pendant la nuit.

vendredi 27 août 2010

288 : jeudi 26 août 2010

C’était le soir avoir oublié comment la journée s’était passée, en quoi elle avait consisté, de quel travail elle s’était gonflée, elle si pareille aux autres, si identique que disparue de la mémoire à peine produite, comme un non-événement, comme si rien ne s’était passé que ces huit heures, pourtant payées ici, revendues ailleurs.


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Elle m’avait dit “à tout à l’heure” en partant, et nous ne nous sommes plus jamais revus. J’ai entendu parler d’elle depuis, rien de spécial n’était à signaler. Quand le “tout à l’heure” qu’elle m’avait annoncé ne l’avait pas vue revenir, j’ai étendu “tout à l’heure” en un espoir inquiet jusqu’à tard dans la soirée, puis j’ai été persuadé qu’elle ne reviendrait plus. J’aurais pu l’appeler, pour savoir si elle venait toujours ou si elle avait connu un empêchement, j’aurais dû peut-être, mais je ne voulais ni lui donner l’impression que j’exigeais sa visite, ni qu’elle croie que je considérais ses explications comme m’étant dues. Je ne l’ai pas appelée ensuite, en espérant longtemps et chaque jour qu’elle me contacte. Je ne l’ai pas appelée ensuite car je ne savais pas comment prendre en compte son silence, je ne voulais pas que mon initiative lui apparaisse comme un rappel d’égards de sa part auxquels j’aurais droit. Je ne l’ai pas appelée ensuite par peur de l’embarrasser, et parce que la cause de son retrait soudain qui me semblait la plus probable était qu’elle avait tout simplement et très subitement réalisé l’ampleur de l’anomalie qu’était l’estime qu’elle m’avait portée depuis longtemps. Je ne pouvais pas la blâmer pour ça.


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Il était fasciné par le gorille. Calé dans le coin fait par le mur et la paroi en verre de sa cage, l’animal faisait face de trois quarts aux visiteurs, énorme de rondeurs au poil dru, hirsute, moiré. A force de stationner de longues minutes face à lui derrière la vitre, il crut, puis fut persuadé qu’il avait développé avec l’animal une relation particulière : le gorille l’observait de ses yeux bruns et brillants, si humains, le reconnaissait, l’attendait, l’appréciait même peut être ; il n’était pas loin de penser que tous deux se comprenaient, avaient développé comme une sorte de complicité. Ce manège dura des semaines, des mois. Puis un jour qu’il était comme d’habitude en faction devant la vitre, sans élan, sans un cri, mais d’un mouvement entier de toute sa masse, d’une brutalité inouïe, le gorille se lança contre le vitre sur lui, dans un fracas assourdissant de verre secoué mais non brisé. Il en fut terrifié, mais incapable de déterminer si l’instinct sauvage de l’animal avait repris le dessus, comme un déni inconscient de ses théories zoolâtres, ou si, au contraire, la conscience nouvellement acquise de l’injustice de leur situation respective l’avait conduit à cette révolte.

jeudi 26 août 2010

287 : mercredi 25 août 2010

C’était oublier une tâche qu’un collègue attendait et s’en rendre compte trop tard, le jour où il allait venir relancer. Relancer, relancer, certains faisaient à la troisième relance, c’était comme ça. Et soi-même, avoir cette tendance, comme par sympathie, de laisser traîner.


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Face à cette falaise, l’écho précédait l’émission sonore qui était à son origine. Il le précédait de quelques minutes. On entendait, atténué et venu d’en face, résonner des bruits secs et des paroles assourdies mais souvent identifiables, alors qu’aucun son audible n’avait pu les déclencher, si c’était bien d’écho qu’il s’agissait là. C’était un son d’écho, instantanément reconnaissable, mais sans bruit à réfléchir avant qu’il se manifeste. La résonance d’un arbre qui tombe, et l’arbre lui-même qui tombe quelques minutes plus tard, celui sous lequel on se serait trouvé si, ayant d’abord entendu l’écho de la chute d’un arbre on ne s’était pas alors tenu à distance de tous ceux qui se trouvaient là. L’arbre qui chute avec le même son que celui de l’écho, dans une version plus tranchante et plus nette. Et l’écho des paroles qu’on prononcera quelques minutes plus tard, alors qu’on n’avait même pas entamé la conversation qui pouvait leur donner une place et une raison d’être, et alors que rien ne laisserait présager qu’on se laisserait aller à brusquement hausser la voix, assez la hausser pour que le son se propage avec vigueur jusqu’à la paroi de la falaise et s’y trouve réfléchie, quelques minutes plus tôt.

mercredi 25 août 2010

286 : mardi 24 août 2010

C’était recevoir un appel privé, sur le téléphone du bureau, un appel familial, être gêné de parler à voix haute de l’intime, timbres verts à acheter, la fenêtre de la cuisine est peut-être restée ouverte, il t’a quitté ce matin, ça y est tu te maries, quand a lieu l’enterrement, qu’est-ce qu’on lui offre, non je voulais pas dire ça ce matin, il faut acheter du pain.


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On ne désirait rien tant que le déroulement normal des choses sur la place en bas. Le déroulement normal des choses pouvait inclure des accidents voire même des catastrophes, même s’il consistait surtout en l’absence de tout événement remarquable - sauf à remarquer ce qui n’avait pas lieu de l’être. Le déroulement normal, en fait, c’était le cours des choses telles qu’il se déroule sans nous. C’est ça qu’on voulait, comme une objectivité du monde réel - réel c’était comme normal, extérieur à soi, pas entaché de nous, indiscutable, puisque tout ce qui provenait de nous nous semblait discutable. La règle de base pour obtenir la garantie que le déroulement des choses était normal sur la place en bas, c’était que nous n’y soyons pas : les choses se déroulent en notre absence comme elles se dérouleraient en notre absence, c’était le principe. L’insuffisance de la méthode qui repose sur ce seul principe est la suivante : comment savoir si les choses se déroulent comme en notre absence lorsque nous ne sommes pas là, si nous ne sommes pas là pour le constater ? On avait pensé demander à quelqu’un d’aller voir pour nous, et de nous faire des rapports, mais alors la personne qu’on aurait chargée de cette mission aurait été une part de nous, et nous aurions été présents sur place par son biais - c’était une impasse. La meilleure solution était la suivante : avoir vue sur la place en bas depuis un lieu qui nous empêchait d’y intervenir, par exemple le toit d’un immeuble, ou encore un balcon haut perché. Avec la mort dans l’âme et l’angoisse au ventre, ainsi que quelques lacunes technologiques qui nous auraient peut-être sauvé la mise, nous dûmes renoncer : si nous pouvions voir la place, c’est que nous étions visibles depuis elle, et donc fatalement des éléments qui constituait ce qu’elle était. Ce réel qui nous contenait était décidément bien épineux.

mardi 24 août 2010

285 : lundi 23 août 2010

C’était glisser trente centimes d’euros dans la fente, appuyer sur le bouton correspondant à la sélection de son choix (court, sucré), et se retrouver soudain face à un distributeur à touillettes donnant un sucre sans gobelet.


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J'avais bousculé les tâches qui m'étaient confiées pour ce jour et j'étais là, à midi, sur mon seuil, regardant la lumière et les ombres se battre sur le paysage. Le ciel était grumeleux, très beau, gonflé, mais parsemé de fusées claires qui le travaillaient, mélange d'or pâle et de lumineuse blancheur vaguement bleutée. Esprit vide, en attente, je guettais, interminablement, l'issue de ce combat.


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Quelques tâtonnements pour trouver la bonne direction plus tard, qui l’avaient vu suivre un chemin creux dans les sous-bois, puis revenir sur ses pas et longer la crête qui surplombait le coude de la rivière, et de nouveau revenir sur ses pas pour tenter une chance absurde par la route asphaltée qui traversait la prairie, il descendit, après un ultime retour au même point jusque auquel il croyait fermement ne pas s’être trompé de chemin, le long d’un fossé aperçu derrière les fourrés. C’était le dernier itinéraire praticable possible. Il dût lutter contre les branchages des arbustes et des buissons qui traversaient la largeur du fossé, jusqu’à ce que celui-ci s’élargisse et devienne une petite gorge aux parois schisteuses. La chaleur moite était étouffante, il ruisselait de transpiration. La gorge descendait toujours plus profondément, la clarté s’échappait toujours davantage, la bande qu’au dessus de lui dessinaient les bords de la crevasse ne s’ouvrait que sur un plafond de branchages. Sa respiration était de plus en plus laborieuse, l’air lui semblait épais. La crevasse s’ouvrit après une sinuosité sur une vallée enneigée. Le changement du paysage et la baisse de la température fut sous ses yeux et sur son corps aussi brusque que la chute d’une pierre.

lundi 23 août 2010

284 : dimanche 22 août 2010

Minima moralia (3/3) Ils connurent une panique froide en constatant l’insensibilité de leur raisonnement, et l’indifférence qu’ils éprouvaient en y adhérant. Ils se rassurèrent comme ils le purent en se convainquant qu’ils n’avaient pas légitimé le meurtre puisque le cas qu’ils avaient postulé ne pouvait exister dans la réalité. Ils ne cherchèrent pas trop à démentir cette impossibilité supposée, ils souhaitaient ne plus être approchés par les idées qui avaient été les leurs à ce sujet. Ils étaient moraux, leur honte et leur agitation présentes le disaient, mais ils ne savaient que faire de leur morale, ils ne connaissaient plus le rapport qu’elle pouvait bien avoir avec la réalité du monde dont ils faisaient partie. Pour définitivement conclure ce malheureux épisode par une note positive, ils procédèrent par extension et par diversion : ils se dirent que si l’humanité entière pouvait disparaître en une fraction de seconde dans une apocalypse nucléaire, sans qu’aucun - aucun - de ses individus ne survive ni ne se rende compte de ce qui se passait, ils signeraient tout de suite. Comme ils arrivaient à la terrasse d’un café à l’instant précis où ils échangeaient ces dernières paroles, ils s’assirent, commandèrent chacun un demi de bière blonde, et commencèrent à parler du championnat de football professionnel, qui venait de reprendre.

dimanche 22 août 2010

283 : samedi 21 août 2010

Minima moralia (2/3) Ils émirent l’hypothèse d’un cas concret et localisé. S’il était possible, à supposer que ce le soit, de tuer quelqu’un sans qu’il en souffre physiquement et moralement, sans qu’il s’en rende compte, et que ce décès ne choquait ni ne causait de peine à personne, pas de préjudice non plus, serait-ce là une mauvaise action ? Ils se dirent qu’ils ne le trouvaient pas, que dans ce cas, selon eux, cette action n’était ni bonne ni mauvaise, parce que dans ce cas, la seule personne qui subissait un préjudice n’existait plus, et que le préjudice qui n’existait qu’en elle disparaissait avec elle. Ils conclurent que cette action ne serait mauvaise que du point de vue d’un principe moral, c’est à dire du point de vue de rien.

samedi 21 août 2010

282 : vendredi 20 août 2010

C’était quitter un quart d’heure, vingt minutes parfois trente, plus tôt, le vendredi se donner ce droit, faire de cette licence collective une norme, latente ou alors au contraire, dans le bureau presque désert de cette dernière heure du vendredi, rester, travailler tranquillement.

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Minima moralia (1/3) Puis un soir, il leur avait semblé que le fait de vivre ou celui de mourir était tout à fait indifférent. Ils s’accordaient à dire que la souffrance était mauvaise, mais ils ne voyaient pas en quoi la mort l’était, ni, tout bien pesé, en quoi la vie était bonne. La vie n’est ni bonne ni mauvaise, après tout, au même titre que l’espèce humaine dans son ensemble, capable de bien et de mal puisque pourvue de morale, mais au même titre que tout être vivant ou inanimé, c’est ce qu’ils se dirent ce soir. C’était troublant, de leur part. Ils s’étaient toujours crus humanistes, au sens commun du terme, et ils se trouvèrent alors bien nihilistes. Mais ils n’étaient pas cyniques, ni cruels, ils n’avaient aucune bienveillance ni aucun attrait pour la douleur, ni mentale ni physique. Qu’il n’y ait pas de souffrance, c’est ce qui leur importait, pas de souffrance pour personne, après, la question de la valeur de l’existence de l’humanité était absurde, ceci n’était pas nouveau pour eux, mais ils n’avaient jamais tiré le fil de ce constat. L’univers ne se porterait ni mieux ni plus mal si l’humanité s’absentait, ou plutôt, et c’était une différence considérable, il ne se porterait ni plus ni moins en cette absence.

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Je ne me sentais pas très bien. Les gens dans le métro me faisaient presque horreur. En général, je recherche naturellement le beau ou l'amusant chez les inconnus autour de moi; je leur imagine des pensées, des goûts, des émotions, des préoccupations qui me plaisent; je leur rêve des vies que j'aime ni parce qu'elles sont celles dont je voudrais ni parce qu'elles sont différentes de la mienne mais pour leur existence propre – telle que je la rêve – ; je vois chez une femme, chez toutes les femmes, ce qu'un autre homme pourrait trouver séduisant. Ce soir-là, ne m'entouraient que regards malsains, bouches tordues, teints blafards et peaux poisseuses, vision incommodante de la laideur antipathique qui ne me racontait rien d'autre que navrante tristesse et hargne larvée. Mon trajet était long, et mon accablement tel qu'au lieu de sonner la révolte et clamer ma différence, je finis par m'assimiler à la difformité ambiante. Une méchante grimace envahissait peu à peu mon visage. A Stalingrad, c'en était fait, je me sentais moche; et c'était probablement parce qu'elle n'était pas là pour me laisser croire qu'elle me trouvait beau.

vendredi 20 août 2010

281 : jeudi 19 août 2010

C’était, le matin, sortir deux ou trois stations avant ou après, les beaux jours, le soleil, en profiter, se croire, quelques minutes, en vacances.

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Faisons preuve de discipline et procédons progressivement. Nous pourrons pas à pas nous rapprocher de l’inactivité totale, et de l’existence infime. Réduisons d’abord notre espace vital, en rapprochant les meubles les uns des autres et en délimitant des zones de nos logements que nous ne pénétrerons plus - il convient, dans un premier temps du moins, que le tracé de ces zones n’interdise pas l’accès à des équipements indispensables, tels que les toilettes et la porte d’entrée. Chacun selon son rythme, de façon à ce que celui-ci soit légèrement contraignant, nous agrandirons les zones impénétrables de nos domiciles. Pour se restaurer, chaque aliment sera pesé et les quantités ingérées seront progressivement réduites, des paliers de stabilisation seront observés, lorsque l’organisme semblera subir des carences. Passées ces phases d’adaptation, le processus de réduction alimentaire se poursuivra. C’est également petit à petit que notre sociabilité sera réduite, la durée de chaque interaction sociale sera chronométrée, et la fréquence de leurs occurrences comptée, c’est sur ces deux variables que s’appliquera progressivement la diminution, jusqu’à ce que les événements interpersonnels se limitent à se croiser dans la rue sans s’arrêter ni s’adresser mutuellement la parole. D’importants efforts devront être mobilisés pour affronter la plus grande difficulté présentée par le processus : la restriction mentale. Il est plus difficile de quantifier les pensées et de mesurer leur complexité, nous disposerons donc de moins de repères sur lesquels appuyer notre travail dans ce domaine, pourtant il nous faudra de moins en moins penser chaque jour, de moins en moins souvent, et en usant de moins en moins d’idées complexes. Les méthodes à appliquer pour y parvenir semblent ici moins tangibles, nous nourrissons cependant de forts espoirs que l’ensemble des autres restrictions appliquées favorise naturellement une disposition générale nos individualités qui soit propice à la diminution mentale.


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« Aimez-vous les aubergines ? » Telle est la question que lui posa sa future colocataire lorsqu’il débarqua avec armes et bagages dans son nouveau domicile. La question le laissa interdit. Que voulait-elle dire ? Savoir s’il aimait ce légume, oblong, brillant, d’une couleur entre le violet et le bordeaux soutenu, pour ces qualités esthétiques, ou parce qu’il était lisse et doux au toucher ? Ou s’il en appréciait la saveur, grillé, cuisiné en gratin, à la parmigiana ? Ou alors fallait-il passer au second degré : s’intéressait-il aux contractuelles, dans cette appellation un peu vieillotte, peut être signe d’un certain penchant pour le passé, le rétro ? Ou avait-il un penchant pour l’autorité, la règle, la discipline ? A moins qu’elle n’ait évoqué les « eaux Bergine », peut être une marque d’eau minérale de lui inconnue, voire d’eaux thermales, ce qui pouvait ouvrir de vastes étendues fantasmatiques, entre nudité et jacuzzi… Enfin, au-delà de toute signification, était-il possible de répondre au hasard, oui ou non ? Affolé par l’impasse dans laquelle il se voyait, il finit par se saisir de ses bagages et détala au plus vite abandonnant la chambre tant convoitée… Il lui fallut bien des semaines pour retrouver un point de chute. Lorsqu’il se présenta devant ses nouveaux colocataires, ceux-ci le regardèrent fixement avant de lui demander « œuf dur ou mollet ? ».

jeudi 19 août 2010

280 : mercredi 18 août 2010

C'était se faire manipuler, et ne rien dire pour garder un peu de calme, éviter les discussions, trouver ça bien et ça pas bien selon comment les choses tournaient tout en restant d’aucun côté, jouant l’objectivité, la franchise, tout en collant aux attentes non formulées, de plus en plus facilement devinées avec le temps, pour se préserver de ce qui, sinon, arriverait : les foudres, les relances, les demandes, les charges, les responsabilités ; ou tout ça à la fois.


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Convalescence luxueuse, il était plein d'une gratitude, un peu agacée, un peu gênée, pour ses hôtes, mais, et il s'y résignait sans trop de réticence, un rien ennuyeuse. Repos respecté scrupuleusement par tous. Et pour qu'il soit total, on avait ouvert pour lui l'ancienne chambre d'apparat, isolée au bout de l'enfilade des salons inutilisés en cet automne où la campagne se repliait sur elle-même. La lumière entrait, tournant avec le jour, par de grandes fenêtres à l'angle de l'aile principale, donnant les unes sur le grand jardin, juste après la terrasse sur laquelle s'ouvraient les porte-fenêtres du bureau, de la salle de musique, des deux salons, les autres sur un petit bosquet clair. Et les enfants qui restaient là, que leurs parents n'étaient pas encore venus « récupérer », avaient ordre, ce qui leur convenait fort bien, de limiter leurs courses de vélo, leurs bagarres, leurs jeux à la cour d'entrée et au jardin fou, au bout du parterre de gazon. Un jeune femme timide et silencieuse amenait et emmenait, entrant comme un souffle, guettant un sourire pour se risquer à y répondre par un salut murmuré, les plateaux de ses repas. Et sa vieille amie passait le matin pour l'embrasser, lui proposer les menus du jour, s'inquiéter de son humeur, lui raconter leur journée de la veille pour l'inclure dans la vie de la maison, un peu. Il lisait, jouait un peu de sa guitare, passait des heures à se demander si lui reviendrait goût pour l'action, la musique, la lecture – pour l'écriture il la bannissait, n'ayant pas désir d'étaler son vide intérieur, ou de creuser sous celui-ci. Il restait souvent allongé, les yeux fixés sur un cul de four d'angle, formes arrondies, gonflées, douces, dont l'étrangeté lui apparaissait de plus en plus, et il tentait paresseusement de leur donner un sens, un nom.


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Nous avons pris ensemble un escalier, monté deux ou trois étages, plutôt deux je crois, puis nous avons emprunté le couloir face à nous, et celui vers la gauche à la première intersection. Tout était blanc, la peinture sur les murs, le carrelage au sol, les plaques aux plafonds et les structures en quadrillages qui les portaient, les parois et les portes des bureaux que nous longions. Et la lumière des néons. Il appela l’ascenseur, les portes blanches et à l’intérieur, entièrement blanc, avec le miroir qui nous reflétait, le miroir blanc, du blanc de ce qu’il avait à refléter, qui était blanc, à part nous, encore que je nous trouvai un peu livides. C’est en me voyant dans le miroir que je pensai à un hôpital, pas avant ce moment, curieusement. Il m’avait fallu voir mon reflet dans cet environnement clinique pour trouver un peu de recul et convoquer les souvenirs de mes rares passages dans des hôpitaux. Il n’essayait pas de faire la conversation, moi non plus, ni dans l’ascenseur, ni pendant que je le suivais le long des couloirs. Notre trajet au travers du bâtiment durait depuis plusieurs minutes, il y eut encore des couloirs, encore deux ou trois fois l’usage d’un ascenseur, la descente d’un étage par des escaliers et d’autres couloirs. Rien n’avait été que blanc, aucune irrégularité ne s’était montrée, nous n’avions croisé personne, et pas entendu d’autre bruit que celui de nos pas et des mécanismes d’ascenseur. Il s’arrêta au beau milieu d’un couloir devant la porte d’un bureau, il sortit une clé de la poche droite de sa veste et ouvrit la pièce. En m’y faisant pénétrer, un cube blanc percé au fond par une baie vitrée, meublée d’un bureau, d’une chaise et d’une armoire dont je n’ai pas à préciser la couleur, il me dit que c’était ici, que je serai bien là. De la fenêtre, on voyait quelques bâtiments cubiques et blancs. Avant qu’il ne reparte, je lui demandai comment retrouver mon chemin jusqu’à la sortie, et en sens inverse, celui qui me mènerait à nouveau jusqu’ici. Il me répondit que c’était très simple, que je prendrai le couloir vers la gauche, et qu’au fond de celui-ci je trouverais l’ascenseur le plus proche, et qu’il suffisait alors de descendre jusqu’au rez-de-chaussée. Pour le chemin inverse, il me suffisait selon lui de savoir que nous étions ici au dix-septième étage. Je m’étonnais que ce soit si simple, en évoquant la complexité du parcours que nous venions de suivre quelques minutes auparavant. Il sourit en haussant les épaules et dit “Oh, mais c’est seulement parce que j’étais distrait”.

mercredi 18 août 2010

279 : mardi 17 août 2010

C’était souffler un peu, d’avance, quand le téléphone sonnait avec le timbre reconnaissable, réglé pour ça, de l’appel extérieur.


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Recommandé par mes soins auprès de moi-même, je me suis accordé une chance malgré la très mauvaise impression que je m’étais faite au cours de l’entrevue. Par bonté ou par faiblesse, par posture peut-être, je n’ai pas voulu exclure d’insoupçonnées possibilités que je pourrais avoir de me surprendre, sans m’attendre toutefois à ce que ceci soit probable. Je préférais ne rien avoir à attendre pour ne pas être déçu. Pourquoi dans ce cas avoir accepté cette association avec moi-même, pourquoi avoir été à l’initiative de celle-ci ? Cela m’échappe largement, la lâcheté y joue probablement ça part, et de vieilles habitudes la leur. Il y eut aussi, certainement, la peur indistincte des conséquences qu’il m’aurait fallu tirer si jamais ma décision et mon comportement avaient été différents de ceux que j’eus alors.

mardi 17 août 2010

278 : lundi 16 août 2010

C'était programmer face à un mur et chercher la solution sur le web, chercher et trouver autre chose, de proche mais pas tout à fait ça mais intéressant, puis trouver autre chose encore de pas du tout ça mais très intéressant. Finalement consulter ses mails, lire l’actualité, et chercher encore.


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Les machines à faire exister le monde comprennent une sauvegarde qui conserve l’image de tous les éléments du monde et de tous les rapports qu’ils eurent entre eux depuis qu’on les mémorise par ce moyen. Au fur et à mesure que l’existence du monde se prolonge et qu’elle se complexifie, de plus en plus de données, de connexions et d’images doivent en être conservées, de telle sorte que les volumes de stockage des sauvegardes nécessitèrent des bâtiments de plus en plus volumineux, bien plus vastes que les machines à faire exister le monde à proprement parler. Comme on multiplia les précautions vis-à-vis de ces sauvegardes, en les multipliant elles-mêmes, en dédoublant puis en quadruplant chacune d’entre elles, puis en dédoublant et en quadruplant chaque double puis quadruple sauvegarde, les sauvegardes prirent progressivement plus de place dans le monde que tout autre activité qui s’y déroulait, au péril de l’invisibilité nécessaire à l’ensemble du dispositif machinal à faire exister le monde. On connaissait les capacités de l’appareillage technologique à fonctionner à distance et on maîtrisait les moyens d’implanter ailleurs les images exactes et complètes qu’on avait enregistrées. Il suffisait désormais de trouver un nouvel emplacement pour y placer le monde moins à l’étroit.

lundi 16 août 2010

277 : dimanche 15 août 2010

Merci de cet honneur que tu me fais de te confier à moi, ami. Merci, suis flattée et touchée, vraiment, de cette préférence, et qu'importe la quantité, la fréquence, de tes secrets. Merci de me dire que tu est certain de ma loyauté. Tu as raison, ce qui vient de derrière les verrous de ta parole se blottit dans des casiers dûment fermés de ma mémoire. J'évite même d'y penser, et parfois d'en prendre réellement connaissance, puisque ce qui compte c'est que tu t'exprime et t'exprime pour moi. Mais, puisque ce soir le dîner était bon, puisque la nuit est douce, puisque nous sommes détendus, puisque tu souris béatement dans ton fauteuil, j'ose cette question que je me pose depuis longtemps : en combien de cerveaux verrouillés as-tu déposé ces phrases ?


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Dans la chambre que nous partagions pour les vacances, la lumière éteinte, nous étions tous deux parvenus au fil de la conversation à voir la même scène au cours de laquelle un appareil lumineux, rond et aveuglant, se posait dans une clairière pendant la nuit. Nous aimions passer de longues heures, l’après-midi, dans la forêt proche, tout particulièrement aux abords du dolmen et le long de la pente plantée de hêtres qui menait à l’esplanade herbeuse autour des ruines du château médiéval. Depuis plusieurs jours, nous parlions de nous absenter discrètement de la maison après que tout le monde y soit couché, et de nous aventurer nuitamment dans la forêt. Le lendemain de notre vision simultanée de l’atterrissage d’une soucoupe volante, nous savions que la peur qui nous faisait désirer cette escapade nocturne était devenue trop forte. Nous renouvelâmes le projet la semaine suivante, en sentant bien que les vacances étaient presque finies, et que les quelques jours de maturation qui nous mettraient à nouveau face à notre incapacité à cette sortie n’auraient pas la possibilité de trouver leur terme, et qu’alors nous repartirions persuadés que nous nous apprêtions à véritablement accomplir ce qui nous aurait immanquablement déçu si nous l’avions effectivement commis.

dimanche 15 août 2010

276 : samedi 14 août 2010

Avec l'orage ces derniers temps en ville, les odeurs d'égout avaient commencé à s'installer, à stagner dans les rues au dessus des pavés ; la pluie est arrivée qui à son tour a tout lavé. Et moi j'aime ce froid, ce vent froid, cela me raccroche à une forme de distance, distord les vitesses du temps qui passe : cela me raccroche au temps qui reste, me fait oublier ce qui se passe, le temps qui passe, et surtout le temps passé, qui n'a de cesse de me narguer. S'envolent au vent, les douleurs les souvenirs les pensées du passé; au vent froid je revis, de l'air, mes yeux s'éclairent: sans toi j'irai droit devant moi et je vivrai.


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Elle ne se réveillait plus lorsqu’elle le voulait, son réveil sonnait et à peine sortait elle de la torpeur, insuffisamment pour accéder à la lucidité qui l’aurait forcée à mettre fin à sa nuit. Elle avait d’abord cru à une grande fatigue accumulée qu’elle réparait, et qu’une fois ceci fait, elle pourrait de nouveau se réveiller normalement. Ce n’était jamais arrivé. Elle ne pouvait plus subir de fatigue accumulée par défaut de sommeil désormais, ça faisait des mois qu’elle ne dormait jamais moins de onze heures par nuit. Elle se désigna hypersomniaque, se souvint qu’elle avait été normale, et songea à l’addition de toutes ces heures superflues pendant lesquelles elle dormait, à la durée de jours entiers qu’elles formaient déjà, à celles de mois et d’années qu’elles feraient un jour. Maintenant, elle devait se procurer un autre réveil-matin, le plus douloureux qu’elle trouverait. Elle devait le faire tant qu’elle se réveillait encore. Où alors trouver quelqu’un avec qui vivre, mais c’était plus compliqué. Un jour, pensait-elle de plus en plus sérieusement, seules les crampes d’estomac la réveilleraient, ce serait après qu’elle aurait perdu son travail à cause de trop d’absences.

samedi 14 août 2010

275 : vendredi 13 août 2010

C’était lire, lire en entrant dans le métro et du métro en sortir en lisant. C’était poursuivre sa lecture sur le trottoir, ne pas s’arrêter, impossible dans ce passage là, une scène coupe-souffle qui fait tourner les pages et c’était donc marcher en lisant et en évitant les obstacles, levant les yeux de la page le moins possible, utiliser sa vision périphérique, trottoirs (hauteur), rues (feu), voitures (vitesse), piétons (trajectoire), détritus (degré de salissure), crottes (éviter) et arriver dans la rue du bureau toujours lisant, ralentir le pas, lire, lire dans le hall, lire dans l’ascenseur, lire, il fallait bien, ensuite, s’arrêter de lire.


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Il était droit, rude, solide, il avait été mon horizon, mon appui, pendant toutes ces années d'enfance, même quand il n'était là que dans mon souvenir, et, très atténué, sur la photo du salon. Il était collection de marques, d'années en ravines, de petites rides près des yeux qui avaient tant regardé la mer. Et je chérissais les petites boucles de ses sourcils, et les cordages que ses veines traçaient sur ses mains. Il m'avait fallu nombreuses années, et embryons de révoltes (mais il n'y offrait pas prise, trop soucieux de notre liberté pour cela) pour le contourner, découvrir le monde sans lui. Nous nous retrouvions simplement, après quelques tâtonnements pour retrouver nos places, face à face, cote à cote, ensemble.


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Les séquoias au bord de la belle pelouse en pente douce forment une ronde comme une danse indienne, au milieu de laquelle semble être un espace sacré entre colonnes, égyptien sans cesser d’être indien, indien de l’ouest américain, de ceux qui contiennent le temps comme des séquoias dont seuls les derniers cernes nous sont compréhensibles. Les séquoias au bord de la belle pelouse en pente sont jeunes, ils ont été plantés au cours de la vie des derniers cernes des séquoias. Le temps des séquoias n’est qu’un, il est sans conscience et il nous bat à chaque instant. J’allais souvent au bord de la belle pelouse en pente douce, voir la ronde qu’y formaient les séquoias. Il y avait là telle mutité qu’on pouvait la combler par n’importe quelle bêtise en guise de silence.

vendredi 13 août 2010

274 : jeudi 12 août 2010

Il reviendra. Même s’il est loin, même s’il m’oublie, il reviendra. Même si cent paysages nouveaux se sont imprimés sur sa rétine, en couches superposées, qui cent fois m’ont reléguée un peu plus en arrière, il reviendra. Même s’il s’efforce de tout oublier, même si chaque journée commençante est une nouvelle occasion d’effacer de sa mémoire la vie quotidienne, les mille visages qui peuplent son existence surmenée, les obligations, les subterfuges, les responsabilités, les charges. A travers toute la largeur d’un océan, je l’entends respirer de soulagement, secouer de ses épaules les harassantes contraintes de tous ces derniers mois. Je l’entends m’oublier, comme il oublie tout le reste – un tout mal rangé qui ne fait pas de distinguo. Je ressens en moi un vaste infini d’attente, et l’humaine curiosité de savoir ce qu’il restera de cet infini au bout de plusieurs semaines d’absence, de silence, de distance.


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C’était regarder par la fenêtre et chercher du regard la tour Montparnasse, la tour Eiffel ou la basilique du Sacré Cœur, et se dire : « je suis à Paris, après tout je suis à Paris. Combien envient mon sort ? Dans le monde entier, combien, combien envient mon sort ? »


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Quand je relevai qu’un détail avait changé dans son apparence, afin que nous ayions un échange de paroles amical bien que bref, pour montrer aussi que je lui portai un peu d’attention et certainement enfin pour agir à la façon minimale qui est la mienne - qui en l’occurrence relève plus du propitiatoire que de l’efficace - en faveur de rapprochements ultérieurs, elle ouvrit son visage d’un large sourire qui me la rendit plus désirable encore, et ralentissant à peine sa marche me répondit d’une courte phrase qu’elle fit sonner comme l’évidence, et qui disait que oui, on pouvait très simplement changer de coupe de cheveux plusieurs fois par jour - comment pouvais-je l’ignorer et où avais-je donc pu traîner ma gentillesse toutes ces années pour ne pas déjà le savoir ? La répartie pénétrante et vive dont je sais que j’aurais alors dû l’avoir et dont je ne connais toujours pas la teneur n’amorça pas les moindres mouvement ni frémissement, depuis aucun des recoins de mon esprit. À sa place vinrent le long “Ah” suivi du bref “d’accord” de celui qui simule la bêtise car il ne sait pas simuler l’intelligence, aux moyens desquels on espère désespérément et par réflexe faire croire à l’existence de l’intelligence que l’on n’a pas, telle qu’elle serait indiquée par un recul spontané vis-à-vis de la niaiserie et par l’usage aisé d’un humour rudimentaire en guise d’esprit. Je n’avais plus qu’à regarder s’éloigner la nuque et l’épaule droite barrée d’une bretelle de soutien-gorge noir qu’elle portait découvertes et appétissantes.

jeudi 12 août 2010

273 : mercredi 11 août 2010

C'était envoyer un mail trop vite, oublier la pièce jointe, ou regretter une tournure qui pourraient paraître imprécise, blessante, arrogante ou trop timide.


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Ça ne fonctionnait plus. Plus par ici en tout cas, plus par ce canal, plus en ce moment. L’océan avait dû secrètement s’être plié d’une autre façon, ses voies de force devaient s’être déplacées. En suivant scrupuleusement les coordonnées précises qui jalonnaient le trajet, on ne trouvait jamais que la mer après la mer, jamais rien d’autre que la mer puis enfin un territoire déjà connu, qui n’était pas celui qu’on cherchait et dont la rencontre achevait de confirmer qu’on avait échoué à accéder au Contient Retiré par le chemin déjà connu. C’est donc sur les rivages de contrées rebattues que débarquèrent les glossolales en convoi. Ils profitèrent de cet imprévu pour s’accorder là quelques jours de villégiature, sans se départir de leur proverbiale bonne humeur. Leurs herméneutes subreptices, quant à eux, enrageaient de voir reportée à une date inconnue leur traversée du Continent Retiré.

mercredi 11 août 2010

272 : mardi 10 août 2010

C'était garder le casque au bureau, derrière l'écran, et avoir posé la tour de l'ordinateur sur le bureau, côté couloir, près de l’écran, rempart naturel contre les assaillants du jour.


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Je n’irai pas caresser la peau douce et la blondeur des îles qui n’existent hors de mes espoirs déraisonnables et de mes rêves fous. La cruauté est celle-ci que nos rêves les plus chers ne sont de ce monde qu’à l’état de rêves quand nous les voudrions de chair et d’espace habitable. Ce sont les promesses que nous crûmes entendre, celles qui dirent sans personne que nous vivrions nos vies sans avoir à les vivre, et ayant cru les entendre, nous les entendîmes et les crûmes. Je les rencontrai parfois à l’état de veille, ou du moins mon esprit et mon corps s’accordèrent à les reconnaître et m’en convainquirent. Leur insoutenabilité confirma leur valeur de rêve et de promesse, elle valida leur existence. Aussi disconvient-il de les priver de notre désir.


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Passer des heures, des jours, cloué entre ces murs, pour labeur obligé ou choisi – entendre des nouvelles du monde – pour ne pas se noyer dans désespérance, ou colère, ou joies illusoires, les laisser glisser, se concentrer sur sa tâche – et puis, brusquement, en levant les yeux, un soir, voir la lumière par une fenêtre ou une brèche, et la gloire simple d'une herbe qui se dore dans les rayons mourants – sentir la vie.


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On n'avait pas pu déterminer leur provenance exacte. Un matin, on en avait trouvé deux, à quelques dizaines de mètres l'une de l'autre. Le lendemain, la plage en était pleine. Il en était venu suffisamment lors de cette deuxième nuit pour recouvrir entièrement l'étendue de sable entre les deux jetées, du bord écumant des vagues jusqu'au remblai. Leur nombre et leur concentration rendaient leur odeur écœurante, difficilement supportable pour les employés de la commune qui furent chargés d’en nettoyer la plage. A l’aide de tractopelles, ils entreprirent de les déverser dans de grandes remorques qu’on allait vider dans un grand terrain vague à l’autre bout de la ville. À la tombée de la nuit, ils n’avaient pas dégagé un dixième de la zone. Le troisième jour, elles s’étaient accumulées sur la même surface, mais sur plusieurs mètres de hauteur. On abandonna dès lors le dérisoire travail commencé la veille. On établit un périmètre de sécurité autour de la plage, et les bâtiments du front de mer furent évacués, bien qu’aucun danger précis ne semblât en menacer les habitants. Le problème embarrassait les autorités qui n’y trouvaient pas de réponse appropriée. C’est un stagiaire de la mairie qui, ayant mené quelques recherches, leur rapporta qu’un phénomène de même nature était survenu sur le littoral du Nouveau-Brunswick, une dizaine d’années auparavant.

mardi 10 août 2010

271 : lundi 9 août 2010

C'était retirer le temps au temps, chaque matin, dans le bus ou le métro, fermer les yeux, casque sur les oreilles et musique fort pour recouvrir le monde, dormir et ouvrir les yeux à la station, comme si rien ne s'était passé ou comme si c’était un rêve dont on s’éveillerait le soir, éteignant la musique chez soi.


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Ils cherchèrent donc plus attentivement encore, dans la ville abandonnée, de quoi manger. Ils entrèrent dans les maisons, qui presque toutes présentaient des portes enfoncées, et fouillèrent dans les placards des cuisines, dans les caves et les celliers. Beaucoup de vivres avaient été emportées depuis la désertion des lieux, une bonne part d’entre eux avait dû l’être au moment même du départ des habitants. Caroline et lui choisirent une des maisons comme camp de base, une de celles qui bordait une placette à leur goût, et ce choix d’une maison fut l’occasion d’un moment de détente et de distraction. Ils s’en amusèrent et plaisantèrent un peu. C’était le premier moment agréable qu’ils partaient depuis le début de leur fuite, et au moment de se séparer pour partir fouiller les maisons chacun de leur côté, ils se donnèrent quelques uns des gestes d’affection qui leur avec manqués depuis lors. Ils eurent envie de faire l’amour et se le dirent, mais s’en tinrent spontanément là dans les rues de ce cadre urbain. Alors qu’ils séparaient leurs chemins, il se retourna et lança à Caroline que leur retenue quant au lieu de leurs ébats était un réflexe inapproprié, puisque toute la ville était déserte, et qu’ils avaient en fait le privilège exceptionnel de pouvoir faire autant qu’ils le voulaient l’amour dans les rues, sur les places et les ponts, sur les marches de la mairie et même de l’église si l’envie leur en prenait. Caroline libéra un rire, lui répondit “tout à l’heure” et reprit son chemin. Les recherches ne furent pas vaines, il restait au fond de placards ou dans des coins de remises quelques fonds de sacs de pommes de terre, quelques paquets de pâtes alimentaires ou de biscuits, des boîtes de conserve également. Ils rapportèrent tranquillement tous ces vivres à la maison qu’ils s’étaient choisie. Ils étaient contents alors. Le bois et le papier ne manquaient pas dans les maisons, ni les poêles ni les casseroles, ils feraient du feu pour cuire leurs aliments. C’est Caroline qui trouva le moyen d’obtenir de l’eau : il en restait dans les ballons d’eau chaude et dans les réservoirs des chasses d’eau. Ils penseraient bientôt à la suite et le devraient bien, mais pendant quelques jours accomplirent l’exploit de n’y point penser, coulant des heures tranquilles où ils mangèrent quand ils le voulurent, dormirent et se promenèrent à loisir et eurent un usage inédit et réjouissant des marches d’église, des rambardes de pont et des platanes qui ombrageaient les places.

lundi 9 août 2010

270 : dimanche 8 août 2010

Quand l’idiot du quartier nous a manifesté son enthousiasme en sautillant sur place, hilare, nous avons compris que notre entreprise tournait à la réussite. Que de ternes et insipides voisins comme nous puissent un jour gagner son intérêt était de l’ordre de la consécration. Par contre, les autres personnes étaient outrées que de ternes et insipides voisins comme nous puissent ainsi gâcher leur respectabilité. Ils n’auraient pas été plus choqués si nous avions mangé les crottes de chien restées sur les trottoirs. Et après tout, manger les crottes de chiens restées sur les trottoirs était une idée. C’est ce qui nous était permis désormais, car, par bonheur, nous n’avions rien pour plaire.


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Elle était charmante, claire comme un matin, d'une beauté lumineuse, évidente, avec ce qu'il fallait de très légère étrangeté pour être remarquée. Elle était gaie, ou sérieuse, d'une volubilité légère qui s'éclairait de traces de profondeur. Oui, c'est ce que disaient ses nombreux amis, mais parfois, hors du cercle, devant la perplexité d'étrangers, certains avouaient que soumis à tant de brillance fusant toujours avec une charmante justesse, tant de brusques silences qui aimantaient la conversation, tant de fantaisies inattendues, ils ne savaient guère ce qu'elle pouvait être, et, très bas, qu'il leur arrivait d'en être si las qu'ils doutaient un peu qu'il y ait quoique ce soit sous ce ravissant jaillissement.

dimanche 8 août 2010

269 : samedi 7 août 2010

Il fallait que nous partions et il ne voulait pas. J’insistais pour qu’il quitte les lieux avec moi mais il demeurait inflexible et buté, je criai alors et mes paroles se firent violentes. Rien n’y fit. La lumière blanche nous aveuglait, m’aveuglait du moins, nos yeux ne pouvaient que s’entrouvrir, les miens en tout cas, mes paupières clignotaient et tous les contours m’étaient flous. J’aurais voulu fermer les yeux, poser mes mains devant eux et ne rien avoir à faire mais il fallait que nous partions. Non, en fait, j’aurais voulu bien davantage ne plus être là mais lui ne voulait pas partir et il fallait que nous partions. Il m’était interdit de partir en le laissant là, il m’était interdit qu’il reste là. C’est sur moi que reposait la responsabilité de notre évacuation de ce lieu, puisqu’il ne la prenait pas. Peut-être est-ce pour cette raison que c’est moi qui souffrait de la lumière.

samedi 7 août 2010

268 : vendredi 6 août 2010

C'était regarder par dessus son écran, à la recherche d'un regard, d'un autre oisif de quelques secondes, et échanger quelques mots, ou le signe d'une pause à faire en commun, ou aucun signe particulier autre que la reconnaissance, la reconnaissance du labeur partagé, du corps ici sur la chaise à roulettes face écran, puis se remettre à la tâche assignée.


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Il se voulait fier, ferme, fort, supérieur avec générosité sans prise, dominateur, un peu, comme par évidence, réservé mais aimable, inaccessible et présent. Mais le petit homme en lui doutait, un peu, en secret croyait-il. Alors il était raide, avec ostentation, condescendant plus qu'ouvert, assez hautain, sentencieux, et rapidement il apparaissait creux. Sauf pour ceux qui l'aimaient, qui le jugeaient agaçant et touchant.


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Ici, on n’a jamais perdu la guerre, ou plutôt on se comporte comme si on l’avait gagnée bien qu’on l’ait perdue, sans jamais mentionner, admettre ni même s’autoriser à penser que cette défaite fut réelle et effective. On ne nie pas que la guerre ait eu lieu, non, on en retrace l’histoire et on en célèbre la victoire, bien que celle-ci ne fut jamais, et que ce qui advint plutôt fût une débâcle implacable et humiliante. On fête les anniversaires de batailles épiques qui ne furent jamais, qui peut-être et sûrement auraient été si les premiers affrontements n’avaient pas été d’épouvantables faillites. On honore les héros qui nous permirent de l’emporter, qui furent puisqu’ils auraient pu être, qui furent, vainquirent et nous nimbèrent de gloire car notre histoire est glorieuse et victorieuse par essence, quelque soient les aléas insignifiants et inconséquents de l’histoire. Un nouveau jour férié a été institué, qui commémore la capitulation de notre ennemi lors de cette dernière guerre qui est à ce jour et jusqu’au prochain le plus éclatant de nos triomphes.

vendredi 6 août 2010

267 : jeudi 5 août 2010

C'était retourner à son poste de travail, à son écran, à son clavier, à sa souris, à son projet, à ses objectifs, être productif, tenir et réussir, parfois, à croire soi-même, et à faire croire, à sa propre productivité et ainsi, un temps, souffler, comme satisfait d’avoir bien fait.


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Hommes-plantes à poils drus et femmes-brindilles à poils rêches, et quelques spécimens d’hommes-brindilles glabres et de femmes-plantes dentelées, poussent sans lumière dans un coin des soutes du navire, enracinés dans la mousse qui en tapisse le sol concave. Ils attendent l’atterrissage pour connaître et boire l’air libre et la lumière, y puiser de la force pour croître et du mouvement pour se balancer. Pour trouver l’espace aussi et pouvoir se reproduire sans mourir d’étouffement, et là se faire forêts et prairies. Ceci aura lieu près du port où il seront déposés sans tendresse, avec le ménagement minimal garantissant à la plupart des plants la poursuite de la vie.

jeudi 5 août 2010

266 : mercredi 4 août 2010

C'était ouvrir son tiroir à heures fixes, onze heures et seize heures, pour en tirer un biscuit, un fruit, un sachet de thé, et se préparer à cet instant de casse. En fait, c’était y penser dès la préparation, dès la pensée de la préparation, c’était commencer dès cette pensée, pour mieux faire durer, et après aussi, le goût du biscuit, du thé, dans la bouche, s’en souvenir quand les doigts se remettaient au clavier.


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Que l’empire du contrôle soit de plus en plus étendu et que les mailles de ses filets s’étendent de plus en plus serrées nous fournit la preuve et nous en livre l’évidence contre-instinctive : la subversion et le désordre sont des puissances insaisissables et irréductibles. On aurait toujours pu dire auparavant que le chaos n’était épargné qu’en raison du manque d’offensive à sa destination. Mais désormais qu’il est attaqué sans relâche ni le moindre ménagement, maintenant que la guerre totale lui a été déclarée, nous savons que la force du désordre et de la destruction est invincible. Qu’on se rende à l’évidence et que l’on se réjouisse. Des formes passées de chaos et de corrosion ont par milliers rejoint le confort et l’asepsie des normes variées et inoffensives, mais ce n’est que parce que le principe actif de leur acide s’en est allé se répartir autrement et ailleurs, toujours en deçà et en dehors du visible et de l’assimilable. On ne voit jamais le chaos que par accident, le temps fugitif que les formats de l’ordre lui substituent un simulacre poli et qu’ils détournent le regard que sans s’en rendre compte ils ne peuvent pas soutenir. Pourtant le chaos fondamental ne cesse d’arriver, il n’a jamais cessé d’arriver depuis le début.


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Ils étaient anciens tous les deux, et notables, et je les aimais, ou je crois qu'ils m'aimaient ; j'en avais fait des pères ou plutôt des oncles, que je voyais de temps à autre, et nous nous taisions ensemble ou parlions de notre petite ville, ou des gens, ou de marches et d'eau, et d'arbres, et ils savaient pourquoi je venais, quand il y avait à savoir, et le premier, le beau vieillard lisse et paisible, me donnait délicatement mais fermement de sages conseils, et le second, puissance déchue, lourde et torturée, me souriait, et je repartais plein d'une pitié tendre et d'un regain de force, prise dans cette pitié, prise dans sa robustesse blessée. Ils avaient eu même classe, ils avaient fait même guerre, ils avaient œuvré, le premier dans les chiffres, le second dans les bâtisses, et en avaient tiré même considération et même aisance. Ils étaient seuls, ils n'avaient eu pas eu d'enfants. Le lisse était veuf et puis il s'était remarié, en son âge mur, mais elle l'avait quitté. Dans la vie de l'autre des filles, des femmes, des hommes étaient passés, discrètement, on n'en savait que ce qui se disait, avec plus ou moins de curiosité, de cruauté ou de désapprobation, et puis les plus proches évoquaient, parfois, la mémoire de ces effondrements qu'il avait laissé voir, deux fois. Ils se connaissaient mais ne se voyaient pas, ou peu, dans ces cérémonies où ils assistaient aussi peu que possible, et j'allais de l'un à l'autre, comme entre deux pôles opposés, deux visions, deux modes de vie antagonistes, si parfaits en leur genre que j'y puisais alternativement. Mais un jour Frédéric, le premier, m'a amené chez la vieille propriétaire de la grande maison, sur la colline, celle qu'on appelait le château, et l'autre était là. Ils parlaient, elle riait à grands éclats, eux avec des petits cris étranglés, je les regardais, je voyais la tendresse circuler entre eux.