jeudi 5 août 2010

266 : mercredi 4 août 2010

C'était ouvrir son tiroir à heures fixes, onze heures et seize heures, pour en tirer un biscuit, un fruit, un sachet de thé, et se préparer à cet instant de casse. En fait, c’était y penser dès la préparation, dès la pensée de la préparation, c’était commencer dès cette pensée, pour mieux faire durer, et après aussi, le goût du biscuit, du thé, dans la bouche, s’en souvenir quand les doigts se remettaient au clavier.


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Que l’empire du contrôle soit de plus en plus étendu et que les mailles de ses filets s’étendent de plus en plus serrées nous fournit la preuve et nous en livre l’évidence contre-instinctive : la subversion et le désordre sont des puissances insaisissables et irréductibles. On aurait toujours pu dire auparavant que le chaos n’était épargné qu’en raison du manque d’offensive à sa destination. Mais désormais qu’il est attaqué sans relâche ni le moindre ménagement, maintenant que la guerre totale lui a été déclarée, nous savons que la force du désordre et de la destruction est invincible. Qu’on se rende à l’évidence et que l’on se réjouisse. Des formes passées de chaos et de corrosion ont par milliers rejoint le confort et l’asepsie des normes variées et inoffensives, mais ce n’est que parce que le principe actif de leur acide s’en est allé se répartir autrement et ailleurs, toujours en deçà et en dehors du visible et de l’assimilable. On ne voit jamais le chaos que par accident, le temps fugitif que les formats de l’ordre lui substituent un simulacre poli et qu’ils détournent le regard que sans s’en rendre compte ils ne peuvent pas soutenir. Pourtant le chaos fondamental ne cesse d’arriver, il n’a jamais cessé d’arriver depuis le début.


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Ils étaient anciens tous les deux, et notables, et je les aimais, ou je crois qu'ils m'aimaient ; j'en avais fait des pères ou plutôt des oncles, que je voyais de temps à autre, et nous nous taisions ensemble ou parlions de notre petite ville, ou des gens, ou de marches et d'eau, et d'arbres, et ils savaient pourquoi je venais, quand il y avait à savoir, et le premier, le beau vieillard lisse et paisible, me donnait délicatement mais fermement de sages conseils, et le second, puissance déchue, lourde et torturée, me souriait, et je repartais plein d'une pitié tendre et d'un regain de force, prise dans cette pitié, prise dans sa robustesse blessée. Ils avaient eu même classe, ils avaient fait même guerre, ils avaient œuvré, le premier dans les chiffres, le second dans les bâtisses, et en avaient tiré même considération et même aisance. Ils étaient seuls, ils n'avaient eu pas eu d'enfants. Le lisse était veuf et puis il s'était remarié, en son âge mur, mais elle l'avait quitté. Dans la vie de l'autre des filles, des femmes, des hommes étaient passés, discrètement, on n'en savait que ce qui se disait, avec plus ou moins de curiosité, de cruauté ou de désapprobation, et puis les plus proches évoquaient, parfois, la mémoire de ces effondrements qu'il avait laissé voir, deux fois. Ils se connaissaient mais ne se voyaient pas, ou peu, dans ces cérémonies où ils assistaient aussi peu que possible, et j'allais de l'un à l'autre, comme entre deux pôles opposés, deux visions, deux modes de vie antagonistes, si parfaits en leur genre que j'y puisais alternativement. Mais un jour Frédéric, le premier, m'a amené chez la vieille propriétaire de la grande maison, sur la colline, celle qu'on appelait le château, et l'autre était là. Ils parlaient, elle riait à grands éclats, eux avec des petits cris étranglés, je les regardais, je voyais la tendresse circuler entre eux.