lundi 31 mai 2010

200 : dimanche 30 mai 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (16) D’abord, grand merci pour le mot « correspondance ». Depuis que l’avoir lu dans votre lettre d’avant, il tourne et roule dedans ma tête. Là quelque chose que j’y cherche sans bien savoir. Quand trouvé, un pas vers l’avant je devine. Non qu’envie d’aller bien loin, mais si seulement plus léger le vertige d’aller debout. Ce que vous me dites du « cor » et de l’avec me touche beaucoup, et m’égratigne aussi. J’ai souvent la vue d’un puzzle et me fait mal. Pas que des pièces en moins, mais trop de rugueux déposé sur les bords. Je crois que croûte, je pourrais traduire, mais aussi corne, dedans dictionnaire langue vôtre. Pour ça aussi, un seul mot ici. Pourquoi je ne sais pas. Peut-être moins besoin de distinguer ce qui de défense ou de douleur. Mais revenir à « correspondance » si beau ! Qu’ainsi, dans les fragments croisés, on fasse dessins d’ombres mutuelles est énigme qui m’assoit. Continuons, si vous me l’accordez. Bien à vous, …

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Au-delà de ce seuil, le corps du marcheur se dissous. Il faut alors au marcheur traverser tout l'espace couvert jusqu'à la sortie pour retrouver son corps. La traversée étant quasiment impossible sans corps, le problème est le suivant : il faudrait ne pas avoir perdu son corps pour pouvoir le retrouver. À la sortie se reforment parfois des corps de marcheurs, qui souvent s'étaient dissous à travers le seuil plusieurs mois plus tôt. Leurs corps reformés sont parfois entiers, parfois ils ne le sont pas. Un mouvement dont ils ne peuvent témoigner, faute de corps pour y avoir assisté ou pour le retenir, s'est opéré sous l'espace couvert, qui les a transportés entiers ou en parties depuis le seuil jusqu'à la sortie.

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La pièce était déserte, silencieuse, blanche, haute, propre, mate, nue et pourvue d'un escalier en haut duquel apparût bientôt Armelle. Semblant profondément tourmentée et toute entière déterminée à empêcher quelque chose, elle fût en bas des marches en un instant. Je m'apprêtais à balbutier quelques mots pour lui expliquer ma présence quand elle me ceintura d'un bras dont je n'avais jamais soupçonné la vigueur, et me signifia la nécessité impérieuse de me taire par une main vigoureusement pressée contre ma bouche. J'étais tout à la fois terrorisé par la violence de ses gestes, étourdi par tout ce qui m'était révélé sur elle, et enflammé par ce corps-à-corps, qui finissait de me convaincre que tout ce que j'avais vécu avec elle avant ce jour n'avait été qu'un avant-goût édulcoré de ce que cela aurait pu, de ce que cela aurait dû être.

dimanche 30 mai 2010

199 : samedi 29 mai 2010

Nous parlons de l'espace parce que nous n'avons rien d'autre à raconter, non qu'on ait besoin de penser quoi que ce soit pour dire quelque chose, mais pour faire tourner la parole à vide mieux vaut avoir un tout petit peu de contenu, aucun contenu et on tombe dans le silence passées quelques minutes. Donc nous parlons de l'espace, parce que c'est ce qu'il y a ici, juste l'espace, il n'y a rien à dire sur ce qu'il contient, ce qu'il y a dans l'espace est trop infime pour qu'on trouve les mots. Alors, l'espace lui-même, l'étendue. L'espace est quasiment sans contenu ici, on ne lui comprend d'autre contenu que lui-même, alors comme contenu de conversation, c'est ce qu'on a de plus consistant. L'espace ici, c'est seulement la bordure du vide. C'est un autre ciel.

samedi 29 mai 2010

198 : vendredi 28 mai 2010

Guillaume était heureux - plutôt disait-il - il était né ainsi, quand il ne se surveillait pas, tout lui était lumière, et les regards qui se posaient sur lui devenaient immédiatement souriants. Mais Guillaume avait un point faible. Il a grandi, et il lisait, il aimait cela, et parfois, le livre fermé, il se faisait pensant. Alors si le héros qu'il venait de quitter était très aimé, profondément, passionnément, tragiquement, pour être humain, grandir, Guillaume découvrait en lui un petit caillou dont la présence contaminait sa lumière, et se disait que les regards souriants ne s'attardaient sur lui qu'avec une telle bienveillance, ou, parfois, avec un tel abandon confiant qu'ils ne pouvaient durer ou du moins faire l'objet d'une histoire digne d'être chantée, écrite, marquante. Guillaume plaisait trop, et les livres ne prévoyaient pas cette évidence tranquille. Alors, dès que son âge l'a rendu possible, Guillaume a laissé pousser sa barbe, un collier un peu bouclé, d'un blond triomphant qui le rendait encore plus charmant. Et Guillaume, avec application, se découvrait un désir d'être créature d'ombre. Ses tentatives étaient jugées adorables, amusantes, attendrissantes. Et puis Guillaume a vieilli, ou peut-être est-il tombé sur le livre qu'il lui fallait. Et il s'est résigné, avec de plus en plus de joie, à être lumière et à offrir son aptitude au bonheur.

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Je suis passé devant la maison aujourd'hui, pour la première fois depuis près de vingt ans. J'ai reconnu le carrefour en pente par lequel j'allai par hasard, alors j'ai pris à gauche la rue qui, me semblait-il, menait à la maison. J'ai d'abord cru m'être trompé de rue, en pensant qu'il était peu vraisemblable que je la trouve du premier coup, et que sûrement je trouverais plutôt une rue plus loin ce que je ne cherchais même pas quelques instants plus tôt. Quelques secondes plus tard, quelques maisons m'étaient un peu familières, et sur ma gauche l'arrière d'une bâtisse aux pierres apparentes dissipa tous mes doutes, la rue instinctivement empruntée demeurait la bonne. Je reconnus instantanément l'allure générale de la petite maison, et un détail ornemental, retrouvé au dessus des portes-fenêtres de la façade, me revint avec évidence en mémoire. La maison n'a pas changé, il doit être aussi abordable de s'y ennuyer qu'à l'époque où je la fréquentais et y passais d'interminables heures. Je ne m'explique pas que la famille encore récemment paysanne qui est la nôtre n'en sortait pas régulièrement en petits groupes pour aller marcher dans les alentours, le petit bourg est proche, un peu morne certes, les premiers champs ne sont pas lointains et offrent d'agréables points de vue. Nous n'y allions pas, nous restions dans cette maison de bord de lotissement pavillonnaire. Je découvre progressivement que si l'ouverture de l'espace et la suggestion de l'aventure et des lointains par le paysage furent une affinité primordiale de mon enfance, ceci était associé au sentiment qu'il m'était interdit d'en disposer ou d'aller y faire traîner mes pas. On ne me l'avait pas formellement interdit, il me fallait demeurer accessible à la surveillance des adultes. Même lors de promenades solitaires, je ne m'autorisais pas à quitter les zones autorisées. Il m'était arrivé quelques fois, pas seul, de me risquer dans ces parages qui me semblaient interdits, et ça avait été pour accomplir des bêtises d'enfants, sans gravité mais défendues, aussi avais-je de mon propre chef et malgré moi forgé une culpabilité à mon désir de liberté dans l'espace.

vendredi 28 mai 2010

197 : jeudi 27 mai 2010

Tu mérites de la beauté. On peut toujours espérer que la beauté console, qu'elle console mal mais qu'elle console. Je ne t'ai pas consolée, n'en avais-je pas le pouvoir sûrement, du moins je n'ai pas su le faire. C'est ce qu'il me reste pour te consoler, t'adresser de la beauté, et je ne peux exclure que ce soit moins aisé, plus vain, que boire la mer entière. Tu ne me le demandes pas, pas du tout, mais l'on dit bien que c'est vouloir donner à quelqu'un qui n'en veut pas quelque chose que l'on n'a pas. C'est insensé, c'est un échec assuré, c'est hors de propos, ce n'est pas la question. Ce serait ma façon d'essayer d'être à la hauteur de ce dont tu m'as un temps cru capable, l'intelligence, la finesse, l'admirabilité. Ce serait un échec d'après mon échec précédent, un échec que je pourrais réussir, c'est-à-dire un échec auquel je pourrais échouer. Tu mérites de la beauté, de ceci je ne doute pas.

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La route défile sous la roue avant du vélo. Des gravillons. Bordée, mais bientôt débordée par une verdure luxuriante, échevelée, de feuilles, de ronces, d’orties, qui dans la chaleur de l’été, exhalent une fraîcheur inattendue. Au dessus, la frondaison des arbres emplit le ciel. Au loin, des pâturages d’herbe haute et des haies d’arbrisseaux dont le feuillage allumé de soleil contraste avec l’ombre reposante des troncs alignés. Les mouches se déchaînent, bourdonnantes, mais les oiseaux filent à travers l’air chaud sans un cri. Le vélo lambine dans le vide du mois d’août.

jeudi 27 mai 2010

196 : mercredi 26 mai 2010

Je suis d’une humeur de chien aujourd’hui. J’ai envie de faire mes valises et partir très loin. Mais où ? Je m’interpelle, me questionne, me toise, me perds. Je n’ai plus de collier autour du cou qui pourrait m’identifier, plus de laisse qui m’obligerait à rester. Et pourtant, je me retourne, me sens le derrière : le chien reboit et la caravane lasse… Et frayer ce chemin qui me fait peur me paraît impossible. Alors j’écoute, encore, à quatre pattes, la cohorte des cerbères hurlants à la vie, à la mort. Puis me mets à l’arrêt, me cale sur ma couche, fœtus animal en chien de fusil. Ainsi rétréci, je m’imagine, libéré de mon mors aux dents, voyageur aux mille destinations, sourire aux passants du clair de lune.

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Comme à chaque fois quasiment que je reviens ici, je parcours la part de ma bibliothèque qui y demeure entreposée. Les livres qui sont ainsi stockés, bien plus lointainement disponibles, sont laissés ici en réserve. Des livres peuvent sortir de la réserve et être transférés chez moi, plusieurs centaines de kilomètres plus loin ; le chemin inverse est également possible. Ceci est fonction de la vigueur de mon intérêt pour chaque livre, et de la probabilité que j'attribue instinctivement à chacun d'entre eux d'être lu, relu ou consulté plus ou moins prochainement par mes soins. L'examen de ce type de probabilités n'étant pas systématique, le survol de volumes de ces deux parties de bibliothèque offre un bref panorama des intérêts intellectuels successifs qui purent être les miens : à certaines périodes, j'ai regroupé un certain nombre de volumes sur telle ou telle question, issus de telle ou telle filiation esthétique ou théorique, et on peut retrouver au sein de la réserve un groupe d'ouvrages qui rappellent qu'on s'est un jour intéressé à ceci ou à cela, qu'on l'avait largement oublié mais que peut-être on se sent désormais près de s'y intéresser davantage à nouveau, mieux peut-être d'ailleurs qu'initialement, alors qu'on avait entre temps pensé que c'était définitivement hors de nos préoccupations. Inversement, on peut avoir cru il y a peu encore qu'une piste en particulier se présentait comme féconde, puis soudainement n'avoir aucun doute quant à la vocation qu'ont les livres concernés à rapidement quitter le domicile pour rejoindre la réserve. La passion que l'on se croyait à vingt ans pour l'analyse esthétique et symbolique de l'œuvre de Richard Wagner, on n'est pas bien sûr d'y revenir un jour, mais si jamais il nous prenais l'envie ou le besoin d'en approfondir quelques points, on a des ouvrages en réserve qu'on n'aura qu'à récupérer à l'occasion. Le désir qu'on a eu plus récemment d'approfondir ses connaissances en matière d'atomisme à l'époque moderne ne comptera peut-être finalement pas au nombre des prochaines priorités, ce qui n'interdit pas qu'il puisse s'en agir d'une en une ultérieure occurrence.

mercredi 26 mai 2010

195 : mardi 25 mai 2010

Les lieux sont très nettement familiers, la disposition des rues, le profil des bâtiments, les trajets à suivre, tout ceci est bien connu, mais s'il est possible de convoquer là des souvenirs par centaines, la force de ceux-ci est très atténuée. Il est possible d'aller les chercher, ils ne surgissent que faiblement par eux-mêmes, et ils vous laissent détaché, ils ne déclenchent pas d'émotion particulière, pas d'enthousiasme ni de tristesse, seulement un ennui et une paresse indistincts. On n'y peut rien, on n'a jamais aimé cette ville pourtant agréable et jolie par endroits, on a aimé y être en bonne compagnie, mais la ville n'y était pour rien, et d'ailleurs on n'aurait jamais l'idée de retourner ici si des amis chers n'y vivaient pas toujours. À la toute première visite, la ville pourtant avait paru charmante et riche en beautés, on l'avait mentalement agrandie et on avait cru percevoir en elle une énergie plus intense que ce qu'elle montrerait plus tard. Heureusement qu'on y vécut bien accompagné.

mardi 25 mai 2010

194 : lundi 24 mai 2010

Visible depuis le train, ancienne grange, près d'elle une petite maison, habitée, derrière un paturage en pente, et des sous-bois le long. Des collines ondulent, haies et chemins y ont été déposés. Le train poursuit sa route. On n'ira jamais. On n'a pas pensé que la petite maison près de l'ancienne grange est aux premières loges pour le défilé des trains à grandes vitesse.

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Quand il était chez lui, et avec l'âge gravir l'escalier étroit qui y conduisait devenant de plus en plus pénible, il hésitait à en sortir, il se croyait selon les jours capitaine assurant avec détachement la bonne tenue du cap sur une route immuable, ermite plaquant sérénité sur ses impulsions renaissantes après avoir renversé l'échelle d'un coup de pied secrètement rageur, ou certains jours d'euphorie si grande que toute hésitation, réflexion, conscience, honte, étaient abolies, comme un seigneur dominant la ville, et ces jours là il se tenait sur la loggia, un peu en retrait et plongeait, avec une paresse doucement méprisante, vaguement intéressée, son regard sur la vie qui s'écoulait là, en bas, sous la lisse muraille qui dévalait de lui au sol.

lundi 24 mai 2010

193 : dimanche 23 mai 2010

La Franche-Comté ?! Mais qu'est-ce que c'est ?! Putain de merde la Franche-Comté mais on n'a pas idée ! T'as déjà vu ça la Franche-Comté ?! Non moi j'ai jamais vu ça de ma vie ! La France-Comté, c'est des trucs, t'as jamais vu ça de ta vie ! Tu le crois, toi, ça, la France-Comté ?! Si on dit que l'herbe est toujours plus verte ailleurs, alors faut plus chercher, ailleurs c'est en Franche-Comté et pas ailleurs. Bordel de merde, mais c'est qu'il y a des boutons d'or partout en plus ! Ça attend que nous pour aller s'allonger dans l'herbe et qu'on sorte la bouteille de pif et le sauciflard, et qu'on reste là à prendre des coups de soleil peinards. On peut pas dire au mec de s'arrêter pour qu'on descende ?! On lui file quelques biffetons pour qu'il coupe le moteur et qu'on sorte tout de suite ! Les types auront pas à nous attendre, qu'ils repartent aussitôt faire leurs trucs et leurs machins, et puis nous on se débrouillera tous seuls. La Franche-Comté, si j'avais su... Non mais des fois quand même... Il y a des trucs, c'est pas croyable, il y a des trucs, tu te dis, non mais là on peut pas continuer parce que je le crois pas ! Je suis en train de me faire avoir par la vie, là c'est plus possible ! Faut que ça s'arrête, parce qu'on n'en peut plus, non mais la France-Comté, on est à bout ! Au bout d'un moment, un moment qui est là maintenant, justement et très exactement, et faut voir comment, la France-Comté ! Les trucs comme ça, c'est des trucs normalement c'est pas possible. Et puis il y a des arbres... Faut voir combien ! J'aimerais pas être à la place du gars qui doit les compter, le mec c'est pas demain la veille qu'il aura fini son affaire ! Des arbres, là, tranquille tu te mets en dessous et puis t'es à l'ombre ! Mais comme si c'était fait exprès, c'est à se demander, la Franche-Comté ! Non mais, allez y voir, la Franche-Comté ! Vous verrez bien ce que je vous ai raconté la Franche-Comté !

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"Je vous écris d'un pays lointain" (15) Je ne sais pas vous, mais le temps que proposer au nuage fait fracture de l’un à soi. Mon voisin ainsi, s’exhibe à pleine journée et cornaque sans relâche, sans jamais prendre peine de ce que le ciel. Dans ma bouche pas un pan de reproche, je vois et dis. Mais comment ne pas rouler question dans sa bouche quand la vue d’une vie telle. Difficile de clore les yeux dessus sans que secousse aux épaules, sans qu’un peu tremble dans le dos. Vouloir lancer grappin ne sert à rien, parce que trop de temps à suppurer de même, sans regret ni chaleur. Seulement soi prendre le temps des fenêtres, et sans crainte de délivrance se distiller à plein rebord. Grand jouir à s’embaumer de l’incertain passager, regard délivré de l’ombre étirée mais sans surprise. Je m’obstine qu’ainsi de votre part, s’offrir en accord d’horizon. Bien à vous, …

dimanche 23 mai 2010

192 : samedi 22 mai 2010

J'avais trop tardé, trop rêvé, trop hésité, ou tu m'avais parlé, exigé réponse, je ne sais plus. Je sais simplement qu'ils étaient loin, qu'il n'y avait plus sur le chemin devant moi la moindre trace du joyeux convoi. Haletant d'énervement, je marchais. Les pavés s'allongeaient un peu humides de la pluie de la nuit, s'étiraient en longue ligne plate, s'incurvaient pour grimper rudement sur les petites croupes, disparaissaient derrière, revenaient, amenuisés, un peu plus loin avant d'entrer dans un boqueteau. Cela semblait ne jamais devoir finir. Je trébuchais parfois dans ma hâte, et cela continuait. Je marmonnais des petits jurons contre moi, eux, la vie, rien, et cela me ralentissait. Et puis, je me suis arrêtée, brusquement, envahie par un brusque assaut de rire et par cette évidence : cela n'avait vraiment aucune importance. Il suffisait de le décider, de le savoir. Je me suis assise sur un bloc et le soleil est venu sur moi.

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Le sol de l'île s'était soulevé puis rabaissé, et de cette façon plusieurs fois de suite, deux jours pour se soulever, un jour immobile, deux jours pour redescendre à son niveau habituel, et quelques jours d'intervalle entre chaque nouvelle séquence de montée puis descente. Le sol s'était profondément craquelé, et le long des fortes pentes la roche s'était éboulée depuis les crevasses, laissant apparaître d'autres couches rocheuses, molles. Lorsque ces roches molles furent à leur tour craquelées, c'est une peau épaisse et rugueuse qu'on vit au fond. Le sol de l'île s'élevait et se rabaissait toujours, l'écorce rocheuse de l'île était de plus en plus érodée, aucun village n'était épargné. Les habitants durent quitter l'île qui ne cessait pas de se soulever encore puis de se rabaisser encore. Ils la quittèrent juste à temps pour, depuis le bateau sur lequel ils venaient d'embarquer, voir que le sol sur lequel ils avaient vécu reposait sur un gigantesque animal marin qui à cet instant partait pour d'autres eaux, dans de terribles remous et grognements.

samedi 22 mai 2010

191 : vendredi 21 mai 2010

Je partirai un peu plus loin de la mer, voir comment sont les villes, et un peu plus loin des villes qui sont loin de la mer, voir comment vivent les gens là-bas, comment c'est là-bas de vivre, si c'est vivre plus loin des centres, ou si on y trouve d'autres centres, et voir si le rivage est un centre, ou si plutôt le plus grand éloignement possible de tout centre. Et là voir si l'on ne préfère pas chercher le centre peut-être ou le fuir plutôt, et se déplacer en conséquence. On peut partout trouver la marge, et partout trouver le cœur, on voudrait construire pour soi des marges et des cœurs, et en décider soi-même pour soi, comme individu souverain, seul maître de ses pensées, de sa vie, de ses fantasmes et désirs. Il faudra bien reconnaître un jour, un troisième jour, qu'il en a largement déjà été décidé pour chacun par delà soi. J'ai alors l'espoir résistant et tout à fait menteur de pouvoir admettre que l'arriération puisse être à mon sujet judicieuse.

vendredi 21 mai 2010

190 : jeudi 20 mai 2010

Depuis le train, on voit d'abord des tours HLM posées au beau milieu de la plaine cultivée, comme quatre potelets de béton géants régulièrement plantés dans les champs ouverts. On imagine une agglomération miniature, limitée à quatre hauts immeubles qu'une dalle de béton à leur pied relie, on imagine les quelques commerces et services publics qui sont là, et le nom de la place qui est attribué à cette dalle, place de Bourgogne, ou place Albert Einstein, ou place des Chênes - un seul nom pour toute la dalle, tous les habitants ont la même adresse, place des Chênes, bâtiment B, appartement 63, place des Chênes, bâtiment D, appartement 24. Et le nom de la place qui fournit le nom par lequel les habitants désignent le lieu où ils vivent lorsqu'ils sont en dehors de la petite ville, j'habite aux Chênes, je repasse aux Chênes et je vous rejoins, alors que l'agglomération s'appelle Reuilloy-la-Plaine ou Chambleville mais que personne ne l'appelle comme ça sauf l'administration - on s'en rappelle le nom pour le voir sur les enveloppes portant le courrier qu'on reçoit : place des Chênes, bâtiment D, appartement 24, Chambleville. Autour de la dalle hérissée de ses quatre tours, autour des Chênes c'est-à-dire, il n'y a que des champs, tout autour, et une route qui traverse tout droit la plaine et dessert en la longeant au sud l'agglomération.

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Comme il était bien dans son appartement, il en sortait le moins possible. Il ne s’y ennuyait jamais, tantôt à lire ou re-lire un des livres de sa très grande bibliothèque, tantôt à avaler sans ciller quelques heures de téléréalité et de séries américaines. Ou à faire la cuisine, bien qu’il était loin d’être un cordon bleu. Il appréciait par-dessus tout de prendre son temps pour faire chaque petite corvée, plier le linge, marier les chaussettes, trier sa correspondance, classer ses papiers, jeter le superflu, réarranger ses tiroirs…. Les seuls moments de stress survenaient avec la sonnerie du téléphone : qui ? pourquoi ? comment échapper à l’intrus ? Au fil du temps, il avait développé une liste conséquente d’excuses, allant du simple prétexte au mensonge éhonté : à la longue, il avait abdiqué tout semblant de vraisemblance … Sans oublier la manœuvre la plus simple, mais dont il tentait de ne pas abuser : laisser sonner.

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Ils passèrent une nuit, puis tout le jour suivant, puis ainsi encore deux autres nuits et une autre journée, entières dans la chambre d'hôtel. Ils se faisaient monter à manger quand ils avaient faim, dormaient quand ils avaient sommeil. Ils descendirent une fois les 23 étages, sortirent dans la rue et prirent le vieux tramway jusqu'à un restaurant thaï. Le deuxième jour, ils allèrent à la piscine de l'hôtel, au 27ème. Elle faisait des longueurs pendant qu'il luttait, toujours et encore, pour se rapprocher le plus possible de ce qu'on appelle nager. Il n'avait pas vraiment progressé pendant toutes ces années. Elle l'encourageait, comme avant, comme au début, quand il commençait tout juste à apprivoiser l'eau, à accepter l'idée que son corps pouvait s'y bien sentir et s'y mouvoir. Dans la chambre, tôt le matin, l'un d'eux s'approchait parfois de la fenêtre et contemplait, minuscules dans le jardin public en bas, les vieux Chinois qui faisaient du tai chi. Le soir, ils épiaient un peu, sans conviction, les appartements de l'immeuble qui faisait face à l'hôtel de toute sa semblable hauteur. Pendant les cinq douzaines d'heures qu'ils passèrent ensemble dans cette chambre d'hôtel, ils parlèrent des cinq douzaines de milliers d’heures qu’ils avaient passées éloignés, puis, forcément, du temps avant, ensemble, et aussi du temps à venir, qu’ils vivraient l’un sans l’autre à nouveau. Ces deux jours et ces trois nuits étaient une goutte d’eux au milieu de leurs vies respectives, qui se vivaient sans l’autre. Et ça n’était pas triste, et c’était bien. Ils ne se touchèrent pas, ou comme une sœur et un frère le feraient.

jeudi 20 mai 2010

189 : mercredi 19 mai 2010

Le grand espace bétonné était complètement vide, il était permis d'y être et j'y étais. Par l'ouverture percée dans le mur brut et rugueux, je regardai l'asphalte neuve qui dehors tapissait le sol, la chaleur écrasante était parvenue à se concentrer et à se dilater tout à la fois, il semblait que tout allait fondre ou cuire, qu'il n'y aurait pas d'abri. La ville cramait, la mer qui la bordait cramait, mes pensées prirent la forme d'une phrase, je suis fait comme un rat.

mercredi 19 mai 2010

188 : mardi 18 mai 2010

Quand arrive le moment de choisir, en réunion avec moi-même, je discute, je me cause grave, je me vilipende sévère. Puis, pris dans des introspections réelles qui tournent rapidement au fictif, je décide malgré moi pour que naissent plus tard et pas tout à fait à mon insu confusions en tout genre. Souvent, il faut que je me le dise, la genèse du choix et la décision qui en résulte m’échappent comme si tout cela était manigancé par un autre que moi. Alors, deux hypothèses : soit je pousse mon jugement étranger hors de moi, soit j’use de mon éloquence pour donner justification à mes propos. J’opte souvent pour la seconde car, de mon chef ou pas, une décision est une décision ; peu importe si elle m’incombe vraiment dans la mesure où elle se déclare d’elle-même. Le problème se complique lorsque l’arrêt rendu, pourtant unanime (moi et moi s'étant longuement concertés), n’est pas suivi de faits tangibles qui corroboreraient choix et actions. Je m’explique. Je choisis puis acte et finis par nier avoir acté. Pire j’argumente pour que de façon intellectuelle et cartésienne mon choix soit indéniable, indiscutable et irrémédiable. Et quelques jours plus tard, je trouve les arguments inverses amenant à réduire en miettes le raisonnement précédent. Il en découle une décision opposée, à prendre ou à laisser. Les deux alternatives devenant possibles, je ne choisis pas..

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Les serpents sont en feu et dans l'odeur des cyprès un oisillon meurt dans mes mains, il ahane, il agonise dans mes paumes, il ouvre grand le bec pour chercher l'air, de plus en plus lentement et s'arrête il expire, la vipère enroulée sur les gravillons qui dort, digère ou râle en silence et s'effondre dans la fin, la vipère verte et noire qu'on veut détruire et conjurer et qu'on débite en morceaux à coups de tranchants de pelle, son long fil de corps résiste à être tranché en tranches et cède sous les coups, la belle chouette blanche et grise tombée au sol intacte à quelques mètres de la maison, fraîche et inentamée en plein jour, gisant son plumage doux, la face ensommeillée étendue au sol, révélée où elle est étrangère, où elle est l'envers.

mardi 18 mai 2010

187 : lundi 17 mai 2010

Il est doux, il est douloureux, le sourire qu'on s'arrache au fond de la mélancolie comme on sentirait la douceur du soleil sur sa peau, les yeux clos au balcon quand plongé dans la détresse, concentré sur la chaleur qui caresse, et qu'on s'avoue le soleil qui brille aussi pour soi, que ça ne règle rien mais que c'est toujours ça de pris, que ça ne change rien mais que ça change tout. Elle est terrible, elle est suffocante l'incompréhensible douleur qui monte au souvenir des plus belles paroles qu'on a entendues à soi adressées, et que ce n'est parce qu'elles sont du passé qu'on a mal, mais que ce sont elles, elles-mêmes et rien d'autre qui blessent au fond de soi. Alors on plonge, on ne reparaîtra pas moins ; toutes ces douleurs, toutes ces immenses vérités de soi étaient bien peu de chose, une agitation passagère de la surface profonde peut-être, surface toute de même, elle aussi surface mais puisque on n'a que ça, et qu'on voit mal.

lundi 17 mai 2010

186 : dimanche 16 mai 2010

Depuis son enfance les gares s'étaient faites propres, et pas uniquement par l'abandon de la vapeur. L'odeur froide et acre de la fumée avait fait place à du neutre, où, dans certaines zones, pas trop ouvertes, flottaient de vagues senteurs indécises, artificielles, qui se voulaient fleuries, marines ou autres et n'étaient que médicamenteuses, la pierre polie de pas et de crasse mouillée était décapée régulièrement par des petites armées en uniformes plus ou moins personnalisés, et le bois peint, repeint sur écaillage, érafleur et vivant de sa fatigue, était vernis, inattaquable, ou remplacé par de l'acier brillant, le design avait simplifié le mobilier et le modifiait tous les deux ou trois ans, le verre régnait sans montants visibles, et des machines qui la laissait de moins en moins perplexe remplaçaient le sourire ou la mauvaise humeur des humains, mais dès ses premiers pas dans les galeries, sous les voutes, son corps refusait, un peu, ou plutôt s'installait dans un petit malaise persistant sous sa surface faussement assurée, combat entre un froid prégnant, du cœur, des muscles, de la peau, réel et imaginaire, une envie de sombrer dans l'abstraction du sommeil et une petite excitation, attente toujours renouvelée de banals déplacements en réelles et très limitées évasions, d'aventures dont le dérisoire n'avait aucune importance.

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"Je vous écris d'un pays lointain" (14) Longtemps que l’énigme n’a semblé aussi épaisse pour moi. Approcher mes yeux ne suffit pas. Tellement d’années déjà, et c’est toujours fausse semblance. Grand découragement quand tout s’éloigne à chaque pas. Comme si rien que des morceaux pour ma disposition, jamais rien de plus. Alors fermer les yeux en suffisance, et tenter d’assembler ce qui du puzzle. Mais à cause de la tempête, tout ça peut-être. On dit que le vent fractionne les nerfs. Alors attendre et se méfier des mots qui vont et viennent. Bien à vous, …

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Je descends lentement dans de vastes espaces clos et lisses, dans des aérogares et dans des musiques de films ouvertes sur la transparence d'extérieurs qu'on ne rejoindra pas. Nous dérivons dans des bulles hermétiques, si fines qu'indestructibles, autonomes. Tout autour les étendues sonnent assourdies, comme recouvertes de coton. Nous ne toucherons pas le sol, nous ne le perdrons pas de vue. Il doit faire froid dehors, ou peut-être que non, nous ne le savons pas depuis le lieu tempéré et à peine visible où nous sommes. Je vois d'autres silhouettes au loin, il ne sera pas possible de s'approcher les uns des autres. L'air autour siffle paisible, module et ulule dans la lumière calme et variable légère.

dimanche 16 mai 2010

185 : samedi 15 mai 2010

Je sais qu'il y a un fusil dans la maison, je sais où il est rangé. Dans un placard de l'arrière-cuisine, il est appuyé contre la paroi du fond, il repose sur sa crosse, derrière la penderie où restent les parkas usagées qui ne serviront plus. Celui qui les auraient encore portées est parti, dirons-nous parti. Un hiver, j'aurai l'envie de passer l'une de ses parkas je pense, je le ferai je pense, lorsque je partirai marcher vers la forêt du côté des collines. Il y a des cartouches aussi, plusieurs boîtes dans un tiroir de l'établi, dans le garage. Elles sont en état de fonctionner, et le fusil aussi, quelquefois je l'ai sorti de son placard, je l'ai nettoyé, j'en ai actionné les mécanismes et sans l'avoir chargé ai visé par les fenêtres.

samedi 15 mai 2010

184 : vendredi 14 mai 2010

Buste large, si large que sa lourdeur faisait presque mal à voir, et bras curieusement malingres, yeux enfoncés sous des sourcils froncés, yeux fixes dont on ne savait s'ils étaient perçants, concentrés ou absents, long et fort nez qui attirait à lui tout le visage, le résumait, l'exprimait en force, cou quasi absent, le peu qu'il en avait enfoncé résolument par l'effort entre les épaules, toute la douceur, qui était grande, réfugiée dans l'ondulation des cheveux, la barbe fleuve, et les méplats tirés des joues, bouche niée par une moue, il portait sur lui la voûte, mon ciel provisoire, le monde, avec une générosité inconsciente, renfort désintéressé et non pesant, et, circulant sous sa garde, je sentais sa présence à la lisière de mes pensées.

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On a déduit de l'absence qui demeurait à mes côtés que j'avais eu un jumeau. On ne savait pas qu'il était là mais il fut constaté qu'un départ avait eu lieu autour de moi. On a cru que j'étais parti mais quelqu'un qui était moi où qui allait l'être et qui n'était alors personne était là, malgré le sang écoulé qui aurait du emporter ce qui occupait cette place. Un départ n'avait pu qu'avoir lieu en dépit de ma présence persistante, et l'on a compris par ce vide nécessaire l'existence du jumeau ou de la jumelle emporté, parti, la compagnie faussée qu'on ignorait et par laquelle j'avais toujours existence. On savait une présence qui était la mienne sans qu'on sache laquelle elle était, finalement la mienne puisque j'étais là et le serait encore. L'éclipsé était là en dépit du départ sans lequel rien ne pourrait s'expliquer du sang versé et de ses fatales conséquences, il était seul et c'était moi, seul toujours comme on l'avait toujours cru, alors qu'il n'aurait plus dû être. Ils avaient donc été deux et je ne serai que la moitié sans pair d'une paire.

vendredi 14 mai 2010

183 : jeudi 13 mai 2010

Lorsqu’on enterra en mai la vieille Hortense, 103 ans, il y eut foule dans la petite église des Hauts de la Pallud. Les plus vieilles, sentant le grand vent de l’au delà leur friser les moustaches, se cherchaient des échappatoires et se renseignaient anxieusement auprès de la parentèle : « de quoi est-elle morte, cette pauvre Hortense » ne cessaient-elles d’interroger toutes chevrotantes. Le curé, inspiré, se lança dans une longue tirade sur les bienfaits de la maternité, de la femme en tant que mère, attentive au destin de sa progéniture : Hortense n’avait jamais eu d’enfants. Enfin, quand la mise en terre eut lieu, il pleuvait des cordes, comme c’était le cas sans discontinuer depuis quinze jours : ce coin de Provence sèche et noueuse s’était transformé en Normandie verdoyante d’herbe tendre, la cime des arbres perdue dans la brume mouillée. Hortense mourut comme elle vécut : en un porte à faux total.

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La nuit est plus qu'ailleurs. Elle est pleine à ceux qui s'y abandonnent, à celles qui s'y ouvrent. Elle nous touche intégralement sans image, la seule image qui vaille. Le regard total opaque et les formes dissoutes, la distance qui effleure et les lointains embrassent. Avale la vue, tout se touche impalpable, trop grand trop infime entre à travers nous.

jeudi 13 mai 2010

182 : mercredi 12 mai 2010

La saison détonne et peu m’étonne cette fraction d’air atone. D’aucuns diront que j’en fais des tonnes, que je m’adonne fanfaron au monotone. Sous un clone brouillon d’acétone, je m'abandonne faux moribond. Nul dicton ou juron je ne claironne, plus aucun rebond qui ne détone. Je me cantonne oblong sans gronde et tâtonne sur un ton synchrone. Moins d’atomes carbones pour une condition moins sauvageonne. Plus de leçons je ne sermonne, ni d’assurances ne fanfaronne. Mettons que je prône ma seconde de prose qui chantonne, sans objection qui abonde. Peu importe si brouillon cela résonne, ma faconde monte aphone du fond d’une eau qui raisonne.

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Se vouloir locale. Se souvenir de la cuisine simple, goûteuse et commentée, de Gaby, des histoires qu'elle aimait raconter sur les plats, de son refus de nous « avoir dans les pattes » pendant leur confection, du mystère qu'ils gardaient, dans la sophistication cachée qui permettait, en quelques gestes, de combiner des aliments simples en une merveille de saveurs équilibrées, qui s'épanouissaient lentement à partir du plaisir immédiat, et dont, certains jours de détente, d'orage familial endormi, nous commentions la réussite, l'histoire de nos dégustations. Alors on achète des petits pots de l'industrie alimentaire locale, affichée ou réelle, des barquettes chez le marchand d'olives, en imaginant qu'elles ont été préparées par les femmes de la famille.

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Un miracle advint, le seul en plusieurs décennies. Le miracle était en lui-même miraculeux, tout autant qu'il avait été miraculeux qu'il advînt. Le mort put être rendu vif à nouveau, ressuscité sur le lit où on l'avait porté depuis la pièce voisine où il était tombé raide. Pour soigner le corps encore chaud dont on ignorait si la vie l'avait quitté, on avait appelé le guérisseur nécromant et le médecin. Le thaumaturge fut le premier, ceci avait été espéré car on était pessimiste ici-bas. Il parvint à redonner vie au mort qui dès qu'il eut cessé de l'être se leva, marcha pour quitter la pièce et la maison. Respirer l'air frais du dehors, il s'enivra à plein poumons, le visage au ciel et les yeux clos, marchant comme s'il dansait, vivant. Un rocher traversa les airs, venu de nulle part et trouvant sur sa courbe au moment de rencontrer le sol le ressuscité. Le vif puis mort puis vif fût de nouveau mort, écrasé et broyé entre sol et rocher. Un miracle était advenu, le seul en plusieurs décennies. Le thaumaturge annonça à la famille stupéfaite, alors que le médecin arrivait, qu'un second miracle serait nécessaire, que ceci était exclu.

mercredi 12 mai 2010

181 : mardi 11 mai 2010

On s'était retrouvées après le boulot devant le Bataclan. En femmes pressées qu'on est, en parisiennes débordées, on arrivait en courant chacune de son côté pour assister au concert dont on se réjouissait depuis des semaines, petite victoire sur le quotidien : en pleine semaine ! C'est pas souvent qu'on sort entre frangines, mais chaque fois c'est tellement incroyable de redécouvrir cette complicité. On ne sait pas à quoi ça tient, on est tellement différentes. On était toutes excitées, on parlait vite dans la longue file qui s'étirait entre le boulevard Voltaire et la rue Amelot, surtout elle qui postillonnait en ricanant. Mais toutes les deux on était dans un état de nerfs familier à nos tempéraments. On se coupait le parole, on voulait se raconter le plus synthétiquement et le plus précisément TOUT ce qui nous était arrivé depuis notre dernier rendez-vous. Deux adolescentes hystériques. Quand on est arrivées à l'intérieur, la tension est encore montée d'un cran. Il faisait chaud, la salle était bondée, on s'est lentement frayé un chemin jusqu'à l'étage où il restait des places assises pour les filles comme nous. Parce qu'on a envie de rire et de danser mais pas d'être bousculées quand même, il faut pas exagérer. On avait même prévu nos bouchons d'oreilles. Après 30 ans on pense à son petit confort en toute situation. Alors voilà, on a arrêté de parler de tout et de rien pour se mettre dans la posture de celles qui vont accueillir en elles les bienfaits d'une certaine musique pop. C'était long à démarrer. On commençait presque à s'ennuyer quand d'un seul coup la lumière sur scène nous a éblouies et presque instantanément un deuxième cœur a poussé dans notre poitrine, ses battements étaient tellement forts que notre corps nous semblait comme plus vivant. A se demander si on avait déjà respiré avant. Au début on se regardait, on se souriait en dodelinant nos pauvres têtes engourdies par 8 heures devant l'ordinateur. Et puis après quelques minutes, il s'est passé quelque chose. C'est difficile à décrire, comme un trop plein d'émotions, on a été surprises par la puissance de la musique, pas par le volume sonore, mais par les sensations de plaisir qu'elle nous procurait. On était toutes remuées. Toutes les deux. Et puis le fameux tube est arrivé. On l'avait oublié celui-là. "Brothers". Nos gorges se sont franchement serrées et on n'a plus osé se regarder. Ça piquait fort. On n'y voyait bientôt plus rien. Rattrapées par notre histoire au moment où on s'y attendait le moins. Comment ne pas penser à notre frère. Pourra-t-il jamais à nouveau apprécier un concert ? La foule qui l'oppresse, les regards braqués sur lui, les critiques qu'il lit sur toutes les bouches et surtout ces vagues intérieures que la musique provoquent et qui échappent à son contrôle... On fait quoi maintenant ? On ravale ses larmes, on essaie de se concentrer sur cet immense plaisir qui nous est offert ou bien on s'abandonne à notre chagrin ? Faire se lever toute la rangée pour s'isoler ou bien s'exposer aux questions... Ça va pas ? Ben non, ça va pas. "It's a wild love I have". On reste comme pétrifiées. Il faut pas qu'on se regarde. On sait qu'on est pareilles toutes les deux, enfin pas tout à fait bien sûr, mais en ce moment on est mortifiées toutes les deux, pour la même raison. On se prend par la main, toujours sans se regarder, cette main longue et osseuse qui ne nous réconforte pas et nous fait nous sentir plus fragiles. Et là c'est foutu : on se regarde. Ce n'est plus le Bataclan alors mais les grandes eaux de Versailles. Heureusement que les décibels nous couvrent parce qu'on sanglote salement. On bave sans doute un peu dans les cheveux l'une de l'autre et sur son épaule alors ça nous fait rigoler, enfin on ne sait plus trop. On reste jusqu'à la fin du show malgré tout, mi-riant, mi-pleurant, en appréciant quand même la musique, ce qui nous paraît le plus dingue finalement. Maintenant ce sera comme ça. On vivra nos vies du mieux qu'on pourra. On sera heureuses même. Mais parfois un détail nous fera chavirer.

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Ils vivaient alors sur la Terre, c'étaient les temps anciens, puis ils se scindèrent pour être moins nombreux, et s'affrontèrent pour être moins nombreux, pour jouir plus rares des deux soleils. Lorsque les affrontements les eurent réduits de moitié, les deux soleils fusionnèrent et ensemble réduisirent de moitié. Ceux qui s'étaient affrontés s'agglomérèrent après avoir été séparés, et vécurent ensemble jusqu'à disparaître sans avoir pu se reproduire, sous la lumière impassible du solitaire soleil maigre.

mardi 11 mai 2010

180 : lundi 10 mai 2010

Je suis là pour qu'on me parle, toute la journée assis face à la porte pour qu'il soit possible à ceux qui passeront de me parler, généralement pour un renseignement, mais j'aime à croire que si quelqu'un d'aventure passait par là sans autre motif de s'adresser à moi que le désir de parler à n'importe qui, je suis aussi là pour ça. J'aime à le croire, pas nécessairement à le faire. Quelques années auparavant, alors même que je n'étais pas affecté à une fonction de cet ordre, alors que je n'étais affecté à rien mais fort affecté cependant, il était fréquent que des personnes rencontrées par hasard me sollicitent afin d'épancher leur besoin de parler à la première personne qui leur en laisserait le loisir. Souvent, j'étais celui-là, j'étais disponible, assez désœuvré certainement, flâneur perpétuel. Un homme me relata quarante minutes durant sa descente aux enfers, sa déchéance professionnelle, son endettement, sa panique suicidaire ; c'était le jour de mes vingt-cinq ans. Une femme me fit dans un cimetière le récit des visites qu'elle recevait nuitamment de l'esprit de la chanteuse Dalida, et l'incitation à venir à Paris pour y faire carrière dans la chanson qui en découla, trois quarts d'heure. Une auto-proclamée réincarnation de l'Archange Gabriel à l'apparence d'homme noir et barbu me promit le bonheur pendant dix minutes, au l'endroit même où le suicidaire, que j'avais été soulagé d'apercevoir vivant quelques temps plus tard dans le même quartier, m'avait quasiment supplié de l'écouter parler. Un vieil homme me justifia son lepénisme pendant dix minutes sans que je le lui demande - une conversation que j'écourtai, celle-ci, en lui signalant que nous ne pourrions de toute façon en aucun cas tomber d'accord. Ils parlaient alors comme s'ils étaient seuls, mais devant quelqu'un, pour quelqu'un qui n'était peut-être pas moi mais que je figurais en l'occurrence. Ma présence physique, mon regard et mes fréquents balbutiements de paroles qui ne venaient pas faisant office de partie du monde extérieur à eux-mêmes, et qui pouvait en cet instant le figurer tout entier, car c'est au Monde qu'ils s'adressaient alors, du moins durent-ils le vouloir, impuissants à s'en convaincre et à le convaincre, et moi impuissant en tout.

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Elle avait ôté ses lunettes de soleil, libéré ses boucles brunes, dont la maîtrise semblait maintenant lui échapper complètement, ce qui ne m’avait jamais été donné d’observer. Et sa chevelure n’était qu’une chose parmi d’autres qu’Armelle semblait là contrôler terriblement moins que d’habitude – terriblement moins que l’Armelle que je croyais connaître jusqu’alors. D’une démarche qui paraissait avoir sa vie propre, et décider pour elle, elle s’avança jusqu’à la porte vitrée, dessous la grande croix en bas-relief qu’on avait peinte du même gris que le reste de la façade. Elle entra, sans se retourner. Dès la porte claquée, la voiture, qu’on faisait ronronner au bord du trottoir, démarra dans un vrombissement puissant et raffiné. La petite rue était maintenant parfaitement silencieuse et déserte. Je l’avais traversée avant même d’avoir commencé à étudier la possibilité de le faire. Déjà, je toquais au carreau, mais rien ne se fit entendre. Je vis ma main saisir la poignée et l’actionner : la porte s’ouvrit, j’entrai.

lundi 10 mai 2010

179 : dimanche 9 mai 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (13) Partout se lisent les traces du vent dernier. Chacun voudrait que non, mais la dévastation est là. Chance que peu dans maison mienne, cette fois. Mais grande autour. Pays de plaine résiste peu au souffle rage. Beaucoup de villages sans plus rien debout. Alors files longues des troupes d’errance, à la recherche d’un lieu d’abri. Partout des camps pour eux. Les images s’égrènent terribles sur l’écran, et moi regarder mes mains en pleurant. Tellement d’eux sans plus rien et d’aller sans espoir. Je crois que c’est regarder sans faire qui met ruines au-dedans. Je songe que ces images jusque chez vous sûrement. Vraiment bien désolée que mon pays se donne à vous ainsi. Si vous pouviez avoir pensée de lui pendant les temps ordinaires. Tellement mieux quand beauté calme. Un jour peut-être vous viendrez, quand apaisées les cicatrices. Et vous verrez alors. Bien à vous, …

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Marie était arrivée chez elle au crépuscule, chez elle enfin, après ce trou qu'elle décidait, dents serrées, d'oublier, enchaînement d'un travail provisoire et astreignant, juste assez pour lui permettre de glisser inconsciente dans cette grande ville étrangère, d'un accident, d'une longue hospitalisation, juste assez pour y dissiper ses gains, d'une trop longue errance d'asile en asile, chez des parents et amis, pour reprendre force, tenter d'émerger, grâce et malgré les communautés où elle se trouvait propulsée, de récupérer son corps, renouer avec la sensation d'être au monde, sans réellement y parvenir. Elle avait souri, et puis flotté un peu dans la crainte que les murs, les meubles, aient perdu l'habitude de sa présence, et son corps retrouvait, sans presque qu'elle s'en rende compte, les gestes, les évitements, les enchaînements familiers. Elle avait trouvé un gratin dauphinois, une salade, un feu, un lit préparés par la vieille Madame Lepers, dîné rapidement sur la grande table de la cuisine, devant la cheminée - et c'était aussi simple et bon, que le fin sourire ridé et les yeux de son amie - pris un livre au hasard, s'était endormie dessus. Elle s'est réveillée assez tard. Le soleil faisait une grande tache sur la terre cuite du carrelage dans la cuisine. Elle s'est fait du café, a trouvé que son odeur était incomparable, a pris un bout de fromage, est sortie pieds nus, en liquette. Caresse encore un peu fraîche, piquante, mais attiédie, sur ses jambes, son cou, le haut de ses seins. Elle s'est cambrée, a regardé, s'est figée. De l'autre côté du ruisseau, au bout de son petit carré en désordre, les volets de la maison étaient ouverts, des draps séchaient, un édredon pendait de l'appui d'une fenêtre. Un mélange de réactions simultanées, sans qu'elle arrive à les ordonner. Le souvenir tendre et douloureux de ceux qui avaient habité là, le regret de la liberté qu'elle avait, au bout d'un certain temps, après la mort de la mère et le départ des autres, découvert peu à peu, savouré avec de moins en moins de honte, cette impunité, cette royauté sur ce petit espace sien, et puis aussi le plaisir de voir revivre ces murs, une petite curiosité, une petite crainte, l'idée découragée des rapports à établir, aussi cordiaux et aussi distants que possible. Elle a eu honte brusquement, a vérifié qu'aucun humain n'était visible, est rentrée s'habiller.

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Il existe de tels lieux dans le monde réel, laissés à l'écart, délaissés, tout près des sentiers battus, au cœur des villes et de leur agitation. L'effet de surprise que leur découverte déclenche est relatif à l'intensité de la sensation qu'il n'ont pas de place possible dans la trame serrée de la ville. Plus la concentration d'activité est dense juste autour plus il semble miraculeux, anormal et irréel que leur existence soit ici possible. La souveraineté de leur existence précaire et de leur invisibilité défie notre expérience courante du réel et valide en acte la puissance de l'imagination qui façonne, par delà toute hypothèse initialement crédible, la possibilité de tels replis aux creux du réel. Il s'agit là comme d'une pièce de tissu serré dans laquelle se trouverait un trou que nul ne serait capable de voir, et dans lequel nous marcherions désormais, comme en une réalité parallèle, non moins réelle cependant.

dimanche 9 mai 2010

178 : samedi 8 mai 2010

Les chants de la terreur nue montent du chœur des femmes dont les enfants furent pris dans les ruines, pris et jetés au loin. Dans l'horreur sans pareille de la bataille pour les âmes, la ville sans toits se ronge. Tous perdent. Le pire arrive pour que la peur ne cesse, le ravage est terminal et n'a de mouvement que le maintien de lui-même par lui-même autophage.

samedi 8 mai 2010

177 : vendredi 7 mai 2010

Des gens qui me tournent autour comme des chiens, je ne vois pas pourquoi, quand je vais me faire enterrer, porter mon corps à enterrer près de la grand'route. Ce doit être mon vieil esprit mauvais, le vieil esprit du Diable, qui m'a fait chuter à être porté en terre, le vieil esprit du Diable qui avait frappé à ma porte tôt ce matin, et autour les gens qui tournent comme des chiens après mon vieil esprit mauvais. Je ne vois pas pourquoi, je crois qu'il est temps de partir, vous devez enterrer mon corps là-bas du côté de la grand'route. Moi et le Diable, on marche côte à côte, je lui ai dit Salut Satan, je vais voir ma femme, et je ne sais pas pourquoi, on marche côte à côte, moi et le Diable, et il me tourne autour comme un chien. Ce vieil esprit mauvais qui m'a fait tomber dans ta terre, on dit Maintenant, mon cœur, je ne le fais pas comme ça. Il faut que vous enterriez mon corps, peu m'importe le lieu une fois que je suis parti, alors là-bas du côté de la grand'route, vous devez enterrer mon corps, pour que mon vieil esprit mauvais voyage quand je suis parti.

vendredi 7 mai 2010

176 : jeudi 6 mai 2010

Cordebugle. C’est un village à la campagne. Un petit village perdu dans la verdure intense du bocage. Il est centré autour de sa place, légèrement herbue et délimitée sur son premier côté par l’église, massive, rustique, de style roman, avec un clocher en ardoises, devant laquelle se déploie un if magnifique. L’église fait face à la mairie, une maisonnette en briques qui ressemble à un pavillon de chasse, bordée de platebandes d’iris violettes, avec deux hautes fenêtres blanches. Le drapeau accroché à l’entrée semble presque disproportionné par rapport à la taille du bâtiment. Sur le troisième côté de la place, l’école, deux classes peut-être qui surplombent la cour, close par un mur et une barrière de grillage tressé. Enfin, sur le quatrième côté, le café qui fait tout : bistrot, dépôt de tabac et de pain, épicerie de secours, salle des fêtes….Voilà. Il ne manque plus que les habitants, Bouvard et Pécuchet et leurs pareils : des habitants du pays, âgés, bougons, accrochés à leur vieille demeure, des maisons en colombage et torchis, disposées en quelques rues tortueuses, traversées par un ruisseau d’eau claire qui glougloutte avec entrain….Mais non, rien de tout cela n’existe, elle secoue la tête, se redresse sur le siège passager de la voiture, se recentre sur la route qui défile devant elle… Cordebugle n’est finalement qu’un nom aperçu sur un poteau indicateur au dernier croisement. Rien de plus. Elle n’est jamais allée à Cordebugle. Et n’ira sans doute jamais.

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On emmène chacun des nouveaux venus dans une salle spéciale, prévue à cet effet : là, les personnes qui viennent pour la première fois attendent. Elles se sont présentées aux agents qui dans la salle publique contrôlent l'identité de chacun. On laisse entrer les personnes qui ont déjà été autorisées à pénétrer plus avant les lieux, si elles n'ont pas été entre temps déchues de leur autorisation. On éconduit les déchus et on mène à leur salle d'attente tous ceux qui viennent pour la première fois. Chaque agent assermenté à l'autorisation est tenu de passer une fois par jour dans la salle, de brièvement y passer en revue les demandeurs et d'autoriser à rentrer les personnes qu'il estime fiables et non nuisibles. Un dortoir est accessible aux demandeurs tant qu'ils n'ont pas reçu leur autorisation d'entrée. Quitter la salle publique, la salle d'attente ou le dortoir des demandeurs avant d'avoir été autorisé à entrer délivre le même statut que celui des personnes déchues de leur autorisation d'entrée : définitivement indésirable. L'autorisation d'entrée est valable tant qu'un agent assermenté à la déchéance ne l'a pas abrogée. Le nombre de personnes autorisées à entrer est de cinq-cents. Lorsque le nombre est atteint, plus aucune nouvelle autorisation d'entrée n'est délivrable tant que personne n'a été déchu de celle qu'il avait acquise. Dans cet intervalle, les agents assermentés à l'autorisation sont sommés de jouer à la belote (c'est pour ça que leur nombre est toujours un multiple de quatre). Les agents assermentés à la déchéance ne sont quant à eux jamais soustraits à leur liberté de déchoir.

jeudi 6 mai 2010

175 : mercredi 5 mai 2010

Ce week-end, on change l’heure. Béatrice est assise devant son père et essaye d’engager la conversation sur des futilités. Elle parle de la pluie, du beau temps, des années passées et d’autres discussions qui n’ont aucune autre importance que celle d’entendre à nouveau son père s’exprimer. Louis se tient assis dans son fauteuil au milieu de la cuisine obscure. Seule une faible lumière naît par la fenêtre et meurt sur ses mains fermement posées à plat sur la table. Il commence à faire froid, c'est la fin du mois d'octobre et Béatrice attise la cheminée qui déploie une belle flambée rassurante. Louis regarde fixement les flammes, perdu dans des pensées abyssales. Il ne répond pas et se contente de quelques rictus nerveux et décalés avec le monologue de sa fille. Il sourit béatement sans comprendre ce qui se passe, ce qui est dit et qui est cette inconnue bavarde assise à sa table. Béatrice se lève pour faire du rangement dans la pièce et dans ses idées troublées. Elle se saisit du balai et commence à tournoyer autour de lui. Passant sous la table, elle effleure ses pantoufles, donne quelques coups sur les pieds du fauteuil. Louis demeure figé, imperturbable. Elle ne désarme pas et malgré la situation pesante, elle continue à parler comme si rien n’était. Elle passe en revue la vie de son père, parle de son ancien travail, de sa mère tout en passant un chiffon doux sur l’ensemble des meubles de la maison. Elle nettoie les moindres recoins et trouve commentaires et anecdotes à chacun des objets rencontrés. Quelques heures passent jusqu’au coucher du soleil. Béatrice, à cours de propos, s’assoit prés de lui, saisit ses mains restées jusqu’alors inexorablement plaquées contre la table et les serrent fortement contre sa poitrine. Louis tourne la tête surpris de cette initiative. Ses lèvres sèches tremblent un peu. Il tente de parler, de lui donner quelque chose. Par le regard, par le toucher, elle transmet la chaleur que les mots n'apportent plus. Le regard larmoyant, le vieil homme se courbe et dans un râle profond, murmure à son oreille : « Je pars... le grand voyage… ». Il ne reste plus que quelques cendres rougeoyantes dans la cheminée. Il est 18h30, heure d’hiver.

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Il fût un temps déclaré ici-même que la gentillesse ne saurait être une fin mais un moyen, non tant une méthode intéressée mais un comportement qui ne soit pas une défense très contournée par imploration de pitié auprès de l'existence. Il sera également et cependant déclaré le contraire aujourd'hui, car il n'est point de réalité dans le monde qui ne soit pas contradictoire. Il y a une grâce de la bonté gratuite, et la gentillesse comme fin est assurément une voie de la sainteté sans Dieu. Et il ne saurait être contesté à la sainteté, tout comme le sont la carrière militaire ou la pratique professionnelle de l'archéologie lorsque l'on est enfant, tout comme enfant encore l'est l'idée de devenir vétérinaire, le vif attrait qu'elle exerce en termes de destinée.

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Je rêve, vaguement, mais souvent. Il y aurait un lit qui serait mien, très grand, très large, garni de draps de métis blanc, lavés et re-lavés, pas usés mais souples et doux. Un large lit pour y étaler mon sommeil, délicieusement, ou pour dormir à deux. Il y aurait des persiennes et le soleil filtré. Il y aurait un air vibrant de fraîcheur. Il y aurait, posé sur les draps – et je retarderais un moment, pour le plaisir de ce suspens du temps, redressée sur mes coudes, oreillers relevés pour encadrer ma nuque, le geste de mon bras pour l'attirer vers moi – un plateau de métal argenté, une chocolatière avec son fouet, une tasse de simple porcelaine blanche, un confiturier plein de miel, pas de pain, un peu de bruccio sur une petite soucoupe, et je sourirais, un peu, comme tous les matins, de la désapprobation vertueuse de celle ou celui qui aurait préparé l'ensemble.

mercredi 5 mai 2010

174 : mardi 4 mai 2010

Un jour qu'il avait descendu du grenier le carton qui contenait les photos anciennes dont il s'était amusé un temps à constituer la collection au gré des brocantes, il se constata affecté par un curieux trouble. Il se reconnaissait sur les photographies. Il se voyait, lui, sous les traits de cet officier colonial moustachu, raidi de tout le corps et le bras posé sur la rambarde d'une terrasse dominant Pondichéry, il s'identifiait dans ce corps de femme en robe, assise et toute à son rire à bord d'une barque sur un lac de montagne. Il était le prêtre dominant de sa taille d'adulte sur la place de l'église les enfants partant à la procession. Il était le mort sur son lit, le visage affaissé et la peau cireuse dans des draps blancs qui ne montraient presque aucun pli. De la même façon de certitude cognitive pourtant non renseignée, il n'avait aucun doute sur les lieux où se déroulèrent les scènes rapportées par ces photographies sans légende ni signe suffisamment distinctif pour légitimer une telle connaissance. C'est près de Locarno qu'il était à bord d'une barque une femme rieuse, à La Flèche qu'il était prêtre et à La Tour-du-Pin qu'il était sur son lit de mort, comme c'était Pondichéry qu'aux Indes il pouvait, militaire et gradé, embrasser du regard depuis la terrasse. Puis son affection avait été complétée par la reconnaissance d'un homme-sandwich dans chacune des photos où il s'identifiait. L'homme-sandwich était figuré par un détail dans chaque photo, arbre, irrégularité de matière ou zone plus claire dans le ciel, et portait toujours le même message : "Quelle est la question à la réponse qu'on n'écoute goutte demain ?"

mardi 4 mai 2010

173 : lundi 3 mai 2010

On raconte qu'à l'extrême sud du continent retiré se situe la fin du monde. Non pas une extrémité de terre, mais un lieu où le monde s'arrête, au-delà et en bordure duquel il n'y a que du vide. Le seul lieu de cette sorte, incomplet puisque la fin et le vide participent de sa constitution. L'existence de ce lieu n'a pas pu être vérifiée, certains la supposent, d'aucuns voulurent s'y rendre en escaladant les falaises à cataractes qui s'étagent noyées de végétation, derrière lesquelles se trouverait l'emplacement où le monde et son contraire entrent en contact et communiquent. On ne revit aucun des explorateurs qui entreprirent cette expédition, sans qu'on sache s'ils moururent tous au cours du voyage ou s'ils atteignirent la fin du monde et y disparurent. Les tenants de l'existence en cette contrée méridionale du continent retiré lui attribuent la capacité à disparaître et à revenir qu'a manifesté cette terre.

lundi 3 mai 2010

172 : dimanche 2 mai 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (12) C’est aujourd’hui temps de tempête. Loin de l’océan, je vis, mais jusqu’à moi le grand chambranle des vents. Dernière fois qu’ainsi, beaucoup d’arbres leurs dents tournées au ciel, et nombre les tuiles à l’envol sur toit de maison mienne. Certitude forte de n’y pouvoir âme. Jamais le vent tu n’enserres, toujours le vent tu sais. Les heures avant, le sentir qui s’approche, et longtemps après hocher à ses traces. Mon grenier ainsi, pendant dernière année pièce interdite. Trop de risques que toiture ne s’efflanche. Manque très fort, car souvent je prenais goût de venir là et caresser les urnes. Puisque lieu où l’alignement des vases de funérailles, ici. (Jamais vous ne parlez comment vous traitez vos morts, un jour sans doute ?) Longue rangée d’étagères où venir seule, et toujours diapason funèbre avec. Très doucement toquer un vase et entendre le chant. Toujours chanson nouvelle les morts accordent, chanson d’avec le temps qui nous traverse. Ainsi donc que me semble. Bien à vous, …

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Sous la douche, elle écoutait, par la porte ouverte sur le nid de sa chambre, la radio la mettre en présence de merveilleux centenaires, surtout un homme à la voix ferme, aux phrases solidement dessinées, assez pour que la gentillesse de la jeune journaliste et son timbre clair, involontairement triomphal, perde de sa condescendance réfrénée. Et elle se redisait qu'elle admirait, mais n'avait aucune envie de vivre aussi longuement, ridicule tout de même un peu trop grand, même pour elle qui en avait l'habitude, pour celle qui avait décidé à l'adolescence que la vie ne la concernait pas, qui jouait avec l'idée de sa fin de façon si familière qu'elle ne s'y décidait pas, et avait laissé son corps batailler avec une force entêtée lorsque la mort était devenue une possibilité moins éventuelle. Rentrée dans la coquille bleue de la chambre, habillée, immobile devant le miroir, sans se regarder, ou pas vraiment, par habitude, pendant que la radio s'effilochait en chansonnettes, continuant sur ce chemin, parvenue à sa décision ferme de ne pas arriver au moment de la dépendance, par fierté égoïste, et pour ne pas gêner, une petite colère impuissante lui est venue en repensant à sa dernière tentative – elle avait appuyé juste assez pour que cela ne soit pas simplement propos glissants dans leur conversation tranquille - pour obtenir l'engagement, l'acceptation par ses frères et sœurs, de respecter son refus de voir ses cendres être conservées et s'imposer aux restes de ses parents (encore surprise par l'indignation que cela avait soulevé), et de toute cérémonie, surtout religieuse. Devant le refus, cette fois très net, elle avait plaisanté, en disant qu'à vrai dire, puisque bien entendu elle n'existerait plus, cela devait lui indifférer. Mais justement non, et elle se révoltai à cette idée, pensai que l'amour ou l'affection pouvait être une façon de s'approprier, de nier, son objet, se désespérai de savoir qu'elle ne pourrait, alors, dénoncer l'imposture que cela serait. Elle cherchai un moyen de le faire, de se dégager, de les laisser seuls avec le mensonge dans lequel ils se complairaient (petit sursaut en imaginant le prêtre forcément inconnu qui infligerait ses mots au peu qu'elle avait été, et qui ne le concernait pas). Une fois encore, elle s'est calmée, un peu, pensant à l'ironie de cette mascarade, petite vengeance – et elle a pensé au reste de la journée.

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Il en manque un. Mais où est-il donc ? Ce qu'il fait : il manifeste son absence pour faire date.

dimanche 2 mai 2010

171 : samedi 1er mai 2010

Elle ne bouge pas. On alors quand on ne la voit pas mais à chaque fois qu'on la regarde elle est au même endroit qu'auparavant, dans la même position qu'avant. Elle ne bouge pas. Depuis plusieurs jours, on ne l'a pas vu bouger, on ne l'a pas vu ailleurs, pas vu faire quoi que ce soit, pas vu rien faire. Peut-être qu'elle se tue, ou peut-être qu'elle ne veut pas vivre et se meurt. Avec des désirs pas à la bonne taille, trop grands inabordables pour être pratiqués, ou trop infimes rentrés pour qu'ils s'exercent. Le désir de partir au bout du monde, le désir d'avoir fini, le désir de ne plus avoir faim, le désir d'un corps, le désir de dîner, le désir d'une bulle.

samedi 1 mai 2010

170 : vendredi 30 avril 2010

Nous ne fumions pas, nous ne buvions pas, n’usions d’aucune drogue, d’abord naturellement, sans que l’absence de telles pratiques relève d’une démarche quelle qu’elle soit, puis, aussi, avec une volonté de se différencier des gens de notre âge, dont la plupart nous trouvait étrange en cela, comme en bien d’autres de nos comportements. Il n’était d’ailleurs pas bien difficile de sortir du lot parmi ces lycéens ayant précisément pour hantise suprême celle de se faire remarquer par le reste du troupeau. L’alcool : nous n’en avions pas besoin pour nous amuser, revendiquions-nous. Nous étions persuadés qu’on boit toujours pour oublier, et que nos congénères buvaient pour oublier qu’ils s’ennuyaient, que les gens en compagnie desquels ils buvaient n’étaient drôles et ne leur étaient pas des amis. Aujourd’hui, nous buvons pour oublier que nous avons nous aussi quelque chose à oublier, ou pour nous souvenir du temps où nous souhaitions ne rien oublier de ce que nous vivions.

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Le souvenir de ces cinq mois de mi février à mi juillet est celui d'une chute. Une chute de cinq mois, c'est long, ça fait tomber bas. Le constat que la chute eut lieu il y a sept ans m'abasourdit : près du quart de ma vie désormais écoulé depuis la chute, ayant chuté et surtout, chu. L'écroulement me fit rencontrer le sol loin de la ville, aussi n'eus-je d'autre choix que de m'en remettre aux conseils d'un médecin généraliste assez ignorant de ces circonstances, et qui recommanda un établissement spécialisé, situé dans la ville qui là-bas est la préfecture. C'était sage reconnaissance de ses propres limites. Ainsi, je me rendrais chez les fous, et rejoindrais de fait la confrérie où j'étais désormais légitime. Le parking de l'hôpital était écrasé par le soleil de l'été, il jouxtait la pelouse tendre où reposaient de calmes pavillons. Les platanes qui bordaient l'allée étaient aussi tranquilles que j'aurais toujours voulu l'être, aussi abrités du doute de leur viabilité que j'étais paniqué.