mardi 11 mai 2010

180 : lundi 10 mai 2010

Je suis là pour qu'on me parle, toute la journée assis face à la porte pour qu'il soit possible à ceux qui passeront de me parler, généralement pour un renseignement, mais j'aime à croire que si quelqu'un d'aventure passait par là sans autre motif de s'adresser à moi que le désir de parler à n'importe qui, je suis aussi là pour ça. J'aime à le croire, pas nécessairement à le faire. Quelques années auparavant, alors même que je n'étais pas affecté à une fonction de cet ordre, alors que je n'étais affecté à rien mais fort affecté cependant, il était fréquent que des personnes rencontrées par hasard me sollicitent afin d'épancher leur besoin de parler à la première personne qui leur en laisserait le loisir. Souvent, j'étais celui-là, j'étais disponible, assez désœuvré certainement, flâneur perpétuel. Un homme me relata quarante minutes durant sa descente aux enfers, sa déchéance professionnelle, son endettement, sa panique suicidaire ; c'était le jour de mes vingt-cinq ans. Une femme me fit dans un cimetière le récit des visites qu'elle recevait nuitamment de l'esprit de la chanteuse Dalida, et l'incitation à venir à Paris pour y faire carrière dans la chanson qui en découla, trois quarts d'heure. Une auto-proclamée réincarnation de l'Archange Gabriel à l'apparence d'homme noir et barbu me promit le bonheur pendant dix minutes, au l'endroit même où le suicidaire, que j'avais été soulagé d'apercevoir vivant quelques temps plus tard dans le même quartier, m'avait quasiment supplié de l'écouter parler. Un vieil homme me justifia son lepénisme pendant dix minutes sans que je le lui demande - une conversation que j'écourtai, celle-ci, en lui signalant que nous ne pourrions de toute façon en aucun cas tomber d'accord. Ils parlaient alors comme s'ils étaient seuls, mais devant quelqu'un, pour quelqu'un qui n'était peut-être pas moi mais que je figurais en l'occurrence. Ma présence physique, mon regard et mes fréquents balbutiements de paroles qui ne venaient pas faisant office de partie du monde extérieur à eux-mêmes, et qui pouvait en cet instant le figurer tout entier, car c'est au Monde qu'ils s'adressaient alors, du moins durent-ils le vouloir, impuissants à s'en convaincre et à le convaincre, et moi impuissant en tout.

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Elle avait ôté ses lunettes de soleil, libéré ses boucles brunes, dont la maîtrise semblait maintenant lui échapper complètement, ce qui ne m’avait jamais été donné d’observer. Et sa chevelure n’était qu’une chose parmi d’autres qu’Armelle semblait là contrôler terriblement moins que d’habitude – terriblement moins que l’Armelle que je croyais connaître jusqu’alors. D’une démarche qui paraissait avoir sa vie propre, et décider pour elle, elle s’avança jusqu’à la porte vitrée, dessous la grande croix en bas-relief qu’on avait peinte du même gris que le reste de la façade. Elle entra, sans se retourner. Dès la porte claquée, la voiture, qu’on faisait ronronner au bord du trottoir, démarra dans un vrombissement puissant et raffiné. La petite rue était maintenant parfaitement silencieuse et déserte. Je l’avais traversée avant même d’avoir commencé à étudier la possibilité de le faire. Déjà, je toquais au carreau, mais rien ne se fit entendre. Je vis ma main saisir la poignée et l’actionner : la porte s’ouvrit, j’entrai.