vendredi 21 mai 2010

190 : jeudi 20 mai 2010

Depuis le train, on voit d'abord des tours HLM posées au beau milieu de la plaine cultivée, comme quatre potelets de béton géants régulièrement plantés dans les champs ouverts. On imagine une agglomération miniature, limitée à quatre hauts immeubles qu'une dalle de béton à leur pied relie, on imagine les quelques commerces et services publics qui sont là, et le nom de la place qui est attribué à cette dalle, place de Bourgogne, ou place Albert Einstein, ou place des Chênes - un seul nom pour toute la dalle, tous les habitants ont la même adresse, place des Chênes, bâtiment B, appartement 63, place des Chênes, bâtiment D, appartement 24. Et le nom de la place qui fournit le nom par lequel les habitants désignent le lieu où ils vivent lorsqu'ils sont en dehors de la petite ville, j'habite aux Chênes, je repasse aux Chênes et je vous rejoins, alors que l'agglomération s'appelle Reuilloy-la-Plaine ou Chambleville mais que personne ne l'appelle comme ça sauf l'administration - on s'en rappelle le nom pour le voir sur les enveloppes portant le courrier qu'on reçoit : place des Chênes, bâtiment D, appartement 24, Chambleville. Autour de la dalle hérissée de ses quatre tours, autour des Chênes c'est-à-dire, il n'y a que des champs, tout autour, et une route qui traverse tout droit la plaine et dessert en la longeant au sud l'agglomération.

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Comme il était bien dans son appartement, il en sortait le moins possible. Il ne s’y ennuyait jamais, tantôt à lire ou re-lire un des livres de sa très grande bibliothèque, tantôt à avaler sans ciller quelques heures de téléréalité et de séries américaines. Ou à faire la cuisine, bien qu’il était loin d’être un cordon bleu. Il appréciait par-dessus tout de prendre son temps pour faire chaque petite corvée, plier le linge, marier les chaussettes, trier sa correspondance, classer ses papiers, jeter le superflu, réarranger ses tiroirs…. Les seuls moments de stress survenaient avec la sonnerie du téléphone : qui ? pourquoi ? comment échapper à l’intrus ? Au fil du temps, il avait développé une liste conséquente d’excuses, allant du simple prétexte au mensonge éhonté : à la longue, il avait abdiqué tout semblant de vraisemblance … Sans oublier la manœuvre la plus simple, mais dont il tentait de ne pas abuser : laisser sonner.

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Ils passèrent une nuit, puis tout le jour suivant, puis ainsi encore deux autres nuits et une autre journée, entières dans la chambre d'hôtel. Ils se faisaient monter à manger quand ils avaient faim, dormaient quand ils avaient sommeil. Ils descendirent une fois les 23 étages, sortirent dans la rue et prirent le vieux tramway jusqu'à un restaurant thaï. Le deuxième jour, ils allèrent à la piscine de l'hôtel, au 27ème. Elle faisait des longueurs pendant qu'il luttait, toujours et encore, pour se rapprocher le plus possible de ce qu'on appelle nager. Il n'avait pas vraiment progressé pendant toutes ces années. Elle l'encourageait, comme avant, comme au début, quand il commençait tout juste à apprivoiser l'eau, à accepter l'idée que son corps pouvait s'y bien sentir et s'y mouvoir. Dans la chambre, tôt le matin, l'un d'eux s'approchait parfois de la fenêtre et contemplait, minuscules dans le jardin public en bas, les vieux Chinois qui faisaient du tai chi. Le soir, ils épiaient un peu, sans conviction, les appartements de l'immeuble qui faisait face à l'hôtel de toute sa semblable hauteur. Pendant les cinq douzaines d'heures qu'ils passèrent ensemble dans cette chambre d'hôtel, ils parlèrent des cinq douzaines de milliers d’heures qu’ils avaient passées éloignés, puis, forcément, du temps avant, ensemble, et aussi du temps à venir, qu’ils vivraient l’un sans l’autre à nouveau. Ces deux jours et ces trois nuits étaient une goutte d’eux au milieu de leurs vies respectives, qui se vivaient sans l’autre. Et ça n’était pas triste, et c’était bien. Ils ne se touchèrent pas, ou comme une sœur et un frère le feraient.