mercredi 12 mai 2010

181 : mardi 11 mai 2010

On s'était retrouvées après le boulot devant le Bataclan. En femmes pressées qu'on est, en parisiennes débordées, on arrivait en courant chacune de son côté pour assister au concert dont on se réjouissait depuis des semaines, petite victoire sur le quotidien : en pleine semaine ! C'est pas souvent qu'on sort entre frangines, mais chaque fois c'est tellement incroyable de redécouvrir cette complicité. On ne sait pas à quoi ça tient, on est tellement différentes. On était toutes excitées, on parlait vite dans la longue file qui s'étirait entre le boulevard Voltaire et la rue Amelot, surtout elle qui postillonnait en ricanant. Mais toutes les deux on était dans un état de nerfs familier à nos tempéraments. On se coupait le parole, on voulait se raconter le plus synthétiquement et le plus précisément TOUT ce qui nous était arrivé depuis notre dernier rendez-vous. Deux adolescentes hystériques. Quand on est arrivées à l'intérieur, la tension est encore montée d'un cran. Il faisait chaud, la salle était bondée, on s'est lentement frayé un chemin jusqu'à l'étage où il restait des places assises pour les filles comme nous. Parce qu'on a envie de rire et de danser mais pas d'être bousculées quand même, il faut pas exagérer. On avait même prévu nos bouchons d'oreilles. Après 30 ans on pense à son petit confort en toute situation. Alors voilà, on a arrêté de parler de tout et de rien pour se mettre dans la posture de celles qui vont accueillir en elles les bienfaits d'une certaine musique pop. C'était long à démarrer. On commençait presque à s'ennuyer quand d'un seul coup la lumière sur scène nous a éblouies et presque instantanément un deuxième cœur a poussé dans notre poitrine, ses battements étaient tellement forts que notre corps nous semblait comme plus vivant. A se demander si on avait déjà respiré avant. Au début on se regardait, on se souriait en dodelinant nos pauvres têtes engourdies par 8 heures devant l'ordinateur. Et puis après quelques minutes, il s'est passé quelque chose. C'est difficile à décrire, comme un trop plein d'émotions, on a été surprises par la puissance de la musique, pas par le volume sonore, mais par les sensations de plaisir qu'elle nous procurait. On était toutes remuées. Toutes les deux. Et puis le fameux tube est arrivé. On l'avait oublié celui-là. "Brothers". Nos gorges se sont franchement serrées et on n'a plus osé se regarder. Ça piquait fort. On n'y voyait bientôt plus rien. Rattrapées par notre histoire au moment où on s'y attendait le moins. Comment ne pas penser à notre frère. Pourra-t-il jamais à nouveau apprécier un concert ? La foule qui l'oppresse, les regards braqués sur lui, les critiques qu'il lit sur toutes les bouches et surtout ces vagues intérieures que la musique provoquent et qui échappent à son contrôle... On fait quoi maintenant ? On ravale ses larmes, on essaie de se concentrer sur cet immense plaisir qui nous est offert ou bien on s'abandonne à notre chagrin ? Faire se lever toute la rangée pour s'isoler ou bien s'exposer aux questions... Ça va pas ? Ben non, ça va pas. "It's a wild love I have". On reste comme pétrifiées. Il faut pas qu'on se regarde. On sait qu'on est pareilles toutes les deux, enfin pas tout à fait bien sûr, mais en ce moment on est mortifiées toutes les deux, pour la même raison. On se prend par la main, toujours sans se regarder, cette main longue et osseuse qui ne nous réconforte pas et nous fait nous sentir plus fragiles. Et là c'est foutu : on se regarde. Ce n'est plus le Bataclan alors mais les grandes eaux de Versailles. Heureusement que les décibels nous couvrent parce qu'on sanglote salement. On bave sans doute un peu dans les cheveux l'une de l'autre et sur son épaule alors ça nous fait rigoler, enfin on ne sait plus trop. On reste jusqu'à la fin du show malgré tout, mi-riant, mi-pleurant, en appréciant quand même la musique, ce qui nous paraît le plus dingue finalement. Maintenant ce sera comme ça. On vivra nos vies du mieux qu'on pourra. On sera heureuses même. Mais parfois un détail nous fera chavirer.

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Ils vivaient alors sur la Terre, c'étaient les temps anciens, puis ils se scindèrent pour être moins nombreux, et s'affrontèrent pour être moins nombreux, pour jouir plus rares des deux soleils. Lorsque les affrontements les eurent réduits de moitié, les deux soleils fusionnèrent et ensemble réduisirent de moitié. Ceux qui s'étaient affrontés s'agglomérèrent après avoir été séparés, et vécurent ensemble jusqu'à disparaître sans avoir pu se reproduire, sous la lumière impassible du solitaire soleil maigre.