jeudi 30 septembre 2010

322 : mercredi 29 septembre 2010

C’était se reprocher de papillonner, par la fenêtre de l’écran ou par celle du bâtiment, s’en vouloir sans même oser penser au temps gagné le matin sous la douche quand la solution à tel problème avait jaillit limpide comme l’eau claire et potable qui nous lavait, mûre comme la nuit avait été lourde.


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La protection de la beauté par la laideur (10) Un marqueur monumental était le saisissant emblème de la situation, un large mur de béton, haut de trois mètres environ, qu’on avait érigé au centre de la place de Bruges, en travers de l’Avenue de Belgique, perpendiculaire à une des limites de la zone, qui passait précisément en son milieu. La frontière du phénomène était parfaitement visible sur le mur, dont la moitié ouest était présentait le même aspect lisse et les mêmes volume et surface réguliers qu’au moment de sa construction, tandis que la moitié est montrait une érosion extrêmement avancée. Le phénomène lui-même, avec son caractère précisément localisé et délimité était ainsi offert à l’édification du public, qui venait en nombre constater par lui-même cette singularité. C’était la forme de démonstration publique dont avaient décidé les autorités locales, en même temps qu’un moyen très simple de savoir si le problème avait cessé ou s’il se poursuivait. Lorsque la partie orientale du mur de béton menaçait de s’écrouler ou de complètement partir en poussière, on abattait ce qu’il en restait et la bâtissait à nouveau.

mercredi 29 septembre 2010

321 : mardi 28 septembre 2010

C’était s’apercevoir qu’il était onze heures et qu’on avait encore rien fait, deux heures perdues dont on avait du mal, l’heure suivante en faisant tourner la souris au hasard de son écran, à se souvenir.


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Elles avaient seulement deux ans d’écart et se sentaient plus proches que deux sœurs. La plus jeune habitait la campagne, dans une propriété de deux hectares bordée de champs, presque un manoir en somme avec cette bâtisse flanquée de deux tours. L’aînée habitait en ville, dans une tour de banlieue, au douzième étage d’un immeuble de quatorze. Il fallait pour rentrer chez elle qu’elle traverse “le parvis”, cette coulée de béton rose et blanche entre cinq tours striées où le vent s’engouffrait et lui procurait tant de plaisir. Liées par leurs parents, eux-mêmes frère et sœur, elles se retrouvaient depuis la naissance d’Adèle à chaque vacance. Le ramassage des châtaignes à la Toussaint, le sapin de Noël, le ski en février, les bouquets de primevères à Pâques et les bains de mer sur les plages de La Faute rythmaient leurs vies. L’une était brune et ronde, les yeux en amande, l’autre blond-cendré et maigre, le nez retroussé. Leurs différences les enchantaient. Elles les cultivaient soigneusement pour mieux se les montrer. Elles se les expliquaient si bien qu’elles étaient capables de les comprendre, de les accepter, d’en rire. Elles riaient beaucoup, tous les jours passés ensemble, plusieurs fois par jour, elles riaient bruyamment, jusqu’à avoir mal au ventre, jusqu’à faire pipi dans leur culotte, jusqu’à ce qu’on les sépare. Les coups de baguettes du grand-père ne faisaient que redoubler leurs éclats de rire. Être ensemble, c’était vivre. Les années passant, on leur permit de partir en vacances toutes les deux et de disposer du temps comme bon leur semblait. C’était rire encore, de tout, de rien, du voisin, de leur mauvaise haleine le matin, de la jupe froissée, de la tâche de ketchup sur un tricot... C’était boire, pour la première fois, et ouvrir leur complicité à d’autres personnes. C’était, quand Adèle était ivre, se lever comme appelée par une voie inaudible et plonger toute habillée dans l’Atlantique. C’était fumer les premières cigarettes autour d’un feu sur la plage. C’était embrasser derrière les rochers, toucher à l’arrière d’une voiture et se raconter après. C’était vivre. A la rentrée, Salomé était rassasiée. Adèle ne l’était pas. Salomé reprenait le chemin de l’école le cœur léger et content, Adèle l’évitait avec application. Salomé était fascinée par le fait que sa cadette puisse avoir le cran de faire l’école buissonnière pour squatter une belle maison bourgeoise inoccupée. “Ici, c’est là-bas” écrivait Adèle du bout des doigts sur les murs de cette maison close. “Comme c’est beau”, pensait Salomé. Elle mit des années à comprendre que ça ne l’était pas. Elle ne voyait pas ce qui se passait, Adèle qui partait lentement à la dérive, pour ne jamais plus lui revenir.


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De trop loin voir ta fenêtre, ou une fenêtre que je crois tienne, un trou dans des pierres – les voir malades ces pierres, comme notre peine – fenêtre sans carreau, ou si loin sont dans le trou qu'invisibles – barreaux noircis, image de saleté, décrépitude de nos vies – rangées sur la butte, face à cette fenêtre, face à ces rangées de fenêtres, nous crions – vagues de noms qui se confondent, vagues qui se brisent sur les murs, et rebondissent, repartent – des réponses que l'on guette.


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La protection de la beauté par la laideur (9) L’interdit suprême et la base sociale et morale que représentait l’interdiction du regard sur les bâtiments de la zone, et la grandissante tendance à l’autorité des institutions qui l’imposaient dessinèrent un mode électif de subversion sociale chez les occupants, du moins son fantasme : la destruction délibérée de parties entières de la zone par la vue. Ce fut là la faiblesse des couvercles de protection : en cachant les bâtiments aux regards des autorités, ils avaient aussi la possibilité de dissimuler les atteintes qui pouvaient être faites au patrimoine. La vue n’avait jamais endommagé l’intérieur des bâtiments dans le quartier, aussi ne savait-on pas d’abord si l’intérieur des couvercles de protection constituait ou non un nouvel intérieur au sein duquel les regards vers les façades externes des constructions antérieures auraient été désamorcées (ceci avait été un temps l’hypothèse, déclinée par les institutions, de certaines associations qui préconisait la pose d’un gigantesque toit opaque et artificiel au-dessus de l’ensemble de la zone). C’est pour le savoir que quelques membres de la communauté des mutins s’introduisirent entre les caches monumentaux et les immeubles afin de patiemment poser leur regard sur les pierres, lesquelles s’érodèrent visiblement en quelques dizaines de minutes. Pour mieux évaluer la puissance destructrice des regards, ils rapportèrent dans un de leurs domiciles un bloc de tuffeau extrait d’une façade, et purent constater un phénomène dont on n’avait pas encore pris connaissance : les matériaux dont la position préalable était à l’extérieur étaient détruits par les regards où qu’ils soient placés, même entre quatre murs et sous un toit. Ils calculèrent alors qu’une dizaine de regards fixant ensemble un même point de ce type de pierre pourrait traverser l’épaisseur entière d’une paroi en trois heures environ.

mardi 28 septembre 2010

320 : lundi 27 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (8) Il ne fallait pas que la zone soit belle d’une autre façon que celle de son passé, de celle qui était la sienne sous les couvercles de protection, les autorités territoriales n’en démordaient pas, ça aurait été selon elles un enterrement du passé et de sa beauté authentique. Pour ceci, on maintiendrait la laideur du présent coûte que coûte et pour une durée indéterminée. Il était exclu d’autoriser la beauté aux structures qui empêchaient les anciens bâtiments d’être vus, et surtout pas de leur permettre d’être un support de l’épaisseur du présent, une forme spécifique qui par-delà les contraintes et les raisons concrètes de son avènement aurait pu ouvrir de nouvelles possibilités initialement insoupçonnées et devenir complexe. Tant que le présent ne pouvait pas être une prolongation de l’aspect du passé, il ne devait être l’aspect de rien, et n’être que la conservation des aspects invisibles du passé. Il n’était d’autre beauté que celle du passé, c’était finalement le programme, on interdisait d’autres choix que celui de sa reproduction, ou que celui de la chute délibérée et assumée dans la laideur, image de notre chute hors du passé glorieux produite pour la louange de celui-ci. On voulait convaincre qu’une autre beauté que celle du passé serait mauvaise, et en conséquence plus laide encore que la laideur délibérée qu’on avait décrété pour les jours actuels.

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C’était ne pas se reconnaître tout de suite dans le miroir de l’ascenseur, avoir le visage mal éclairé, par le haut, jaunâtre et vieilli.

lundi 27 septembre 2010

319 : dimanche 26 septembre 2010

Voyant tout un contingent de femmes de l’Armée rouge courir et s’époumoner autour du parc de l’Exposition universelle de Shanghai, je songeai qu’en dépit du peu d’enseignement que me délivrait ce mouvement de troupe sur le corps chinois et sa discipline millénaire — et mis à part le fait que les guerres d’acier du vingtième siècle s’étaient employées, quand on y songe, à ruiner une âme et une sensitivité, celle de l’homme de la ville —, les progrès du corps-automate, dont rêvent les instructeurs militaires depuis l’origine des conflits armés, demeureraient heureusement bien négligeables, tant que la terre s’accrocherait à nos semelles, que la matière du monde exsuderait de nos pores, et que le Réel, que de trop nombreux myopes idiosyncrasiques croient désigner par le terme « d’environnement », frapperait nos sens, serait mâché par notre bouche et inhalé comme une épice de liberté, de sorte que, aussi paradoxal que cela puisse sonner à nos tempes, ce que nous avons, semble-t-il, le plus à craindre aujourd’hui n’est rien d’autre que l’abolition du sens militaire et la dématérialisation des corps armés…


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La protection de la beauté par la laideur (7) La zone devint un secteur municipal autonome et distinct, une municipalité à part entière, spécifiquement administrée et dirigée. C’est la direction territoriale de toute la ville qui décida de cette partition, et qui étrangement se désigna elle-même administratrice de la zone, offrant à d’autres personnes sa place à la tête de la ville dans son entier, retranchée de la zone - du quartier situé entre les rues du marché, de la république, des fossés et l’avenue de Belgique. Ce qui semblait être une perte de pouvoir collectivement décidée par ses détenteurs fut justifié par ceux-ci par le défi que représentait la direction d’une telle zone aux prises avec un phénomène inédit et influant si profondément sur le fonctionnement d’un secteur urbain dans son ensemble. Ils voulaient travailler à une forme expérimentale de direction urbaine, qui pourrait avoir valeur de référence et de modèle pour des temps ultérieurs. De fait, c’était le cas, mais peut-être pas de la façon dont ils le disaient.


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L’histoire est simple. Ou tout du moins le semble. Car sous ses dehors de roman bourgeois, Le Charme d’une autre dissimule une complexité à laquelle les lecteurs fidèle d’Henri de Kermarec sont désormais habitués. Charles et ses mésaventures conjugales ne sont que prétexte, comme ne tarde pas à nous le révéler le narrateur, désinvolte et malicieux à souhait : Que notre veuf rencontre une jolie jeune femme dans la salle d’attente de son cabinet d’affaires ne vous étonnera certes pas. Mais à quoi bon vous surprendre ? Puisque l’essentiel n’est jamais là où on le croyait. En effet, Emma, la nouvelle égérie de Charles, n’est autre que l’arrière-petite fille du célèbre capitaine Cook : Il avait été le premier à remonter jusqu’à la source du fleuve Niger. Il y avait longtemps de cela. Trop peut-être pour que quiconque prenne encore le soin de célébrer sa mémoire. Le vaudeville cède ainsi rapidement du terrain, l’archéologie familiale reléguant les frasques amoureuses de Charles au second plan, ce qui permet au romancier de rehausser son récit d’une dimension philosophique : Tous deux fouillaient ce grenier inlassablement. Sans doute avaient-ils compris que l’homme n’est libre qu’une fois brisés les liens du sang et les chaînes du passé. Qui gratte le vernis de la mémoire – surtout familiale ! – doit s’attendre à toute sorte de découvertes plus ou moins reluisantes. Ici, les affres de l’histoire coloniale se mêlent aux turpitudes d’une bourgeoisie engoncée dans ce qu’elle croit encore être des principes, mais qui ne sont que des alibis bien utiles pour masquer ces errances. Dans la famille d’Emma comme chez tant d’autres qu’il connaissait, l’immobilisme bourgeois se repaissait avec avidité de kilomètres parcourus, entretenant à force de continents visités l’illusion d’être encore en vie. Jouant d’une malicieuse métaphore cartographique, Henri de Kermarec entraîne ses personnages dans un voyage sans retour dont ils ne sortiront pas indemnes : On monte un beau matin dans un tramway nommé désir, et on se retrouve soudain au bout de la nuit, avec seulement l’envie d’hurler. On l’aura compris, Le Charme de l’autre constitue une méditation poignante sur le couple et la mémoire, ainsi qu’une mise en perspective originale de la condition d’homme en ce début de vingt-et-unième siècle.

dimanche 26 septembre 2010

318 : samedi 25 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (6) Un nouveau programme de rééducation visuelle fût mis en place auprès des populations fréquentant la zone. Après avoir estimé d’une part que, depuis l’apparition du problème de destruction urbaine par le regard, les autres quartiers de la ville étaient de moins en moins conformes à l’ancien aspect de la cité dans son entier, et de plus en plus différents de l’aspect qu’avait particulièrement le quartier avant qu’il eut fallu très activement le protéger, et déduit d’autre part à la suite d’études cognitives que la satisfaction d’un besoin entretenait celui-ci alors qu’il était plus pertinent de le neutraliser jusqu’à nouvel ordre, on entreprit de convaincre les usagers de la zone de ne jamais rien regarder d’autre que le sol lorsqu’ils circulaient dans un cadre urbain, où que ce soit, hormis de très fugitifs contrôles visuels, dans les rares cas où ceux-ci étaient indispensables, dont on pouvait par ailleurs presque toujours se passer dès qu’on connaissait par cœur les quelques trajets nécessaires à l’existence, auxquels il était vivement conseillé de se tenir.

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Dans la cour de récréation, les jeux, le petit groupe contre le mur près des toilettes et ses éternels conciliabules, rien ne demandait attention. Même chez les petits aucun litige, pas de désespoir, de petites mains s'agrippant à son chandail et de nez et d'yeux humides levés vers elle pour implorer secours, justice. Magali adossée à l'arbre s'absentait. Les yeux flottant, aux aguets par habitude, elle avait surtout conscience de la présence de cette lettre dans sa poche. Entre surprise heureuse, presque – bien entendu, elle savait, elle attendait mais ne voulait y croire – et rêverie inquiète. Ne voulant pas encore calculer les conséquences de ce oui qui s'imposait à elle. Le dernier des Romero est tombé, une fois de plus, et restait en désordre sur la terre de la cour, image, ruisselante de larmes, du désarroi. Elle l'a relevé, mouché, écouté, consolé avec la dose d'ironie gentille nécessaire, l'a renvoyé d'une petite tape. Malgré elle, elle commençait à imaginer : qu'il vienne s'établir ici, dans son logement – c'était petit, ils se heurteraient, mais... elle a souri – seulement il y avait les chantiers et ses horaires, ou partir, s'établir pas dans la chambre actuelle, mais dans un studio qu'ils pourraient certainement louer. Les trajets de la ville jusqu'ici. La coupure chaque soir. Devenir étrangère. Ne plus être l'amie, le recours. L'était-elle ? Certainement, honnêtement certainement. Et elle hochait un peu la tête. Elle a regardé sa montre, tapé dans ses mains. En rentrant dans la classe derrière les enfants, elle a pensé au coup de téléphone, le soir. Elle se sentait très jeune, absurdement.

samedi 25 septembre 2010

317 : vendredi 24 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (5) Le traitement politique du problème, par les programmes de protection, de rééducation et de limitation des accès, était accompagné d’un discours qui assumait étonnamment la notion de laideur et la promotion de celle-ci pour le salut de la beauté. Les politiques d’urbanisme antérieures au problèmes étaient particulièrement conservatrices : on ne voulait pas que l’aspect de la ville change, les nouvelles constructions devaient pasticher le bâti déjà existant et ne pas se distinguer autrement que par leur sobriété et leur discrétion. Le spectaculaire architectural était réservé aux bâtiments imposants que les siècles précédents avaient érigés. Aussi, il ne fut pas étonnant que le souci de protection de l’existant soit de très vaste ampleur, et se donne pour objectif de maintenir le plus possible l’intégralité du quartier dans son état préalable. Ce n’est pas ici qu’on aurait assumé de nombreuses destructions qu’on aurait considérées comme autant d’occasion de nouvelles constructions. Les autorités territoriales portaient donc à leur crédit la politique de propagation de la laideur sur la zone comme meilleure garantie le cas échéant de la pérennité de sa beauté. L’objectif était l’aspect inchangé, les moyens étaient l’invisibilité, la laideur comme atout supplémentaire permettant de mieux anticiper les imprévus. L’idée que le problème des regards destructeurs de la ville puisse ne jamais trouver de solution, et qu’alors la politique en place condamnait la zone à une laideur perpétuelle ne convainquait pas l’administration urbaine d’en changer, elle les confortait au contraire dans la nécessité de ne jamais laisser détruire l’état passé de la beauté devenue invisible du quartier.

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C’était, plongé dans un livre, rater la station de métro. S’imaginer s’y oublier jusqu’au terminus, et là-dedans, dans la voie de garage, n’en plus finir de lire. Continuer cette rêverie jusqu’en bas de l’immeuble, badger.

vendredi 24 septembre 2010

316 : jeudi 23 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (4) Pour éviter que l’intégralité de la zone comprise entre les rues du marché, de la république, des fossés et l’avenue de Belgique soit recouverte de couvercles de protection, et surtout aux cas où on ne saurait jamais mettre fin au problème de détérioration urbaine par le regard et où celui-ci s’étendait, un programme de rééducation visuelle fut appliqué aux habitants et aux usagers du quartier, par lequel on leur enseigna, hormis par de très fugitifs contrôles visuels lorsque ceux-ci étaient nécessaires, à ne rien regarder autour d’eux, seulement le sol. On encouragea celles et ceux qui reçurent le programme de rééducation visuelle à sortir de la zone pour s’adonner à la contemplation de la ville, et ainsi contenter leur besoin de beauté urbaine. On dût dans le même temps strictement réglementer les entrées de personnes extérieures à la zone, les personnes qui n’y résidaient pas ou n’y avaient pas leur lieu de travail devaient justifier d’une raison médicale ou familiale dûment attestée pour pouvoir y pénétrer - il leur fallait prouver qu’elles devaient y avoir une activité indispensable et qu’elles ne pouvaient accomplir ailleurs. Cette limitation sévère des entrées dans le quartier avait été déclenchée par un important mouvement de curiosité : les gens voulaient voir le quartier que les regards détruisent et qui a abondamment été protégé de la vue par des bâches et autres structures plastiques qui le ponctuent densément de parallélépipèdes orange ou marron. En venant le voir, tous ceux-ci l’auraient regardé, et endommagé.


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C’était ne recevoir aucun mail de la journée et se dire qu’un problème technique devait empêcher le réseau.


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Le temps s’était subitement ralenti. Les minutes étaient désormais bien plus que des minutes. Elle s’en aperçut en attendant au feu rouge, qui mit un temps interminable à changer de couleur. Puis le trajet pour regagner son domicile, qui durait environ 15 minutes, lui prit autant de temps que nécessaire pour faire le tour du parc de Sceaux, sa promenade favorite, soit à peu près une heure. Le phénomène était rare, mais pas exceptionnel. Il fallait attendre que le temps reprenne son cours habituel. L’avantage dans ces situations est que l’on vieillissait évidemment beaucoup moins vite.

jeudi 23 septembre 2010

315 : mercredi 22 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (3) Toutes les constructions de la zone qui avaient été classées dans un quelconque registre patrimonial ou historique, immeubles, monuments commémoratifs ou ornementaux furent recouverts de ce type de “couvercles de protection”, selon l’expression consacrée. Les bâtiments dont la fonction attirait la curiosité le furent également, en particulier les lieux de résidence connue de personnes célèbres. Les propriétaires de certains bâtiments sans attractivité particulière procédèrent également à la pose de couvercle, afin de protéger leur patrimoine foncier. Bientôt, chaque rue de la zone, même les plus courtes et les plus calmes, accueillait plusieurs caches monumentaux, de telle sorte que, mécaniquement, tous les bâtiments ordinaires qui n’avaient pas été dissimulés en raison de leur absence de caractère particulier devinrent l’objet de regards beaucoup plus nombreux, et ainsi quelque peu détériorés et en péril. Tous ceux-ci étaient devenus les plus beaux bâtiments encore visibles, leurs pierres, leurs toits et leur fenêtres apparentes rappelaient de plus l’aspect de la zone avant que les regards se mettent à la détruire, et la nostalgie qu’avaient les habitants de l’ancien aspect de leur quartier tentait leurs regards d’en retrouver les souvenirs encore apparents.


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C’était profiter d’un convoi de fumeurs qui descendaient dans la rue pour leur pause clope.

mercredi 22 septembre 2010

314 : mardi 21 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (2) On n’avait pas trouvé de meilleur moyen pour protéger la beauté que de la recouvrir de laideur - l’une et l’autre strictement définies par des données quantifiables et démographiques : était beau ce que beaucoup de personnes regardaient, ou voulaient regarder, était laid ce que peu de personnes regardaient, ou voulaient regarder. Des études avaient été faites, les couleurs, textures, matériaux qui plaisaient le plus à la population, celles qui lui plaisaient le moins, des styles architecturaux avaient été présentés au goût collectif, photos à l’appui. Ce dont les gens avaient le moins envie pour leur espace public, et on retrouvait ce résultat auprès de nombreuses et diverses catégories de personnes, était un parallélépipède de faible hauteur, intégralement en matières plastiques, sans ouverture apparente, et de couleur orange ou marron. Le type de ce dont on recouvrirait les bâtiments de la zone était donc trouvé, et l’on construisit un certain nombre de couvercles d’échelle monumentale pour préserver les bâtiments que l’on sentait menacés par les regards en raison de leur attractivité visuelle réelle ou supposée. Pour des raisons économiques, on privilégia les bâches, marron uni ou orange uni, que l’on tendait à des structures métalliques parallélépipédiques autour des bâtiments à protéger, si la forme de ceux-ci n’étaient pas déjà de ce type.


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C’était être emporté dans l’écriture de son code, la vision d’ensemble d’un algorithme clair donnait l’aisance, la connaissance du logiciel et de sa librairie facilitait l’accès à ses composants dont les plus méconnus se devinaient, la pensée coulait par les mains et le programme venait de lui-même.

mardi 21 septembre 2010

313 : lundi 20 septembre 2010

La protection de la beauté par la laideur (1) À l’intérieur de ces limites - la rue du marché à l’est, celle de la république au nord, celle des fossés au sud, et l’avenue de Belgique à l’ouest - ce sont les regards qui érodent la ville, le temps de toutes les durées additionnées au cours desquelles des yeux ont regardé les pans de murs, les façades, les toitures, les encadrements de portes, les moulures ornementales ou les trottoirs, les fontaines et les monuments commémoratifs. Les bâtiments les plus élégants et les plus spectaculaires sont les plus usés, la délicatesse de leurs articulations et la finesse de leurs formes et de leurs décors sont rongées et effacées, elles ont souvent laissé place à la rugosité granuleuse des pierres en deçà des surfaces qu’on avait polies et équarries. Sur l’enveloppe externe de ces bâtiments, il ne reste bien souvent que quelques fragments des ornements anciens, préservés après que la population ait appris à ne pas regarder ce qui ne devait pas l’être dans son champ de vision. La beauté urbaine était un dilemme, car la préserver était strictement s’empêcher d’en jouir, tandis que bénéficier de son agrément était la détruire. Les bâtiments exceptionnels, tous ceux qui attiraient des visiteurs venus d’ailleurs pour les voir, et en premier lieu l’ancien palais des chanoines, avaient dûs très rapidement être recouverts de bâches tendues pour être conservés, qu’on avait délibérément choisies laides pour ne pas avoir à les changer fréquemment.

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C’était voir arriver un nouveau, jeune diplômé, en costume, bien rasé, bien coiffé, timide, volontaire, et savoir que, petit à petit, il ferait tomber la cravate, puis le costume, et prendrait autant de pauses café que nous.


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J'avais prétendu à un charme feutré, mais cette discrétion de mes attraits confinait à l'indiscernable. Le furtif en moi se rapprochait plus de l'oubliable que du troublant. Je tentai de teinter ma matité d'intensité, mais c'était toc. Je renonçai à tout éclat et me réfugiai dans l'obscur — non pas ce genre de ténèbres dont le mystère tourmente, mais le sombre neutre et plat: l'invisible en somme, si ce n'est l'inexistant. Je m'étais voulu subreptice, j'étais absent.

lundi 20 septembre 2010

312 : dimanche 19 septembre 2010

La détestation de soi et la prétention arrogante ont cohabité chez lui, de façon très nette entre ses quatorze et ses dix-sept ans, même s’il aimait alors faire part de temps à autres du peu d’estime qu’il s’accordait. Puis vers ses dix-sept ou dix-huit ans, il s’est totalement interdit la moindre manifestation de vanité et de valorisation de lui-même, et il les a subitement remplacées par des expressions plus conformes aux plus intenses et aux plus vives de ses pensées, par un caractère très aimable et certainement plus nocif : interdiction totale de formuler des reproches et de se faire valoir, prise intégrale sur soi de toutes contrariétés - des actes pour prier le monde de lui pardonner d’exister en son sein, ces quelques traits saillants dans un milieu mental d’apathie et d’indécision. Le pli qu’on donne à une personnalité à dix-sept ou dix-huit ans s’imprime dans toute la profondeur, il ne s’en n’est pas défait par la suite. Il regrettait à vingt ans de ne pouvoir adhérer au point de vue d’un écrivain parmi ses favoris, selon lequel on avait rendu sa copie à cet âge-ci, que précisément l’essentiel de son caractère et de son tempérament était à vingt ans déjà fixé, il ne pouvait y adhérer par espoir de voir les siens changer avec l’âge. Il admit à trente, avec beaucoup de regrets, que le romancier qu’il lisait à vingt ans avait pu ne pas se tromper sur son compte.


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Sans doute le nom de Samuel Rodriguez vous est-il inconnu. Il n’y aurait là rien d’étonnant, car celui-ci fait partie de ces écrivains secrets qui préfèrent demeurer loin de l’agitation médiatique. Cet ancien légionnaire, devenu par la suite garde du corps auprès de quelques grands noms du show-business français, vit maintenant depuis près de dix ans retiré quelque part dans les Cévennes. C’est là, dans une ancienne bergerie qu’il a lui-même rénovée en compagnie de sa femme, qu’il a écrit en 2007 son premier roman, L’Attente au crépuscule. Largement autobiographique, ce récit nous entraînait du Tchad au Kosovo en passant par la Centrafrique, décrivant sans concession le quotidien de ces hommes qui chaque jour risquent leur vie pour défendre les valeurs de la démocratie. Le romancier y livrait notamment un moment-clé de sa vie, celui où il entra en littérature : Ça a commencé comme ça. Un soir, à Kinshasa. Les rebelles nous avaient pris en tenaille. Une seule position de repli était possible : la villa d’un ingénieur français. Là, épargné par l’incendie et les balles, une bibliothèque. Chargée à ras bord de tout un tas de bouquins. Suivait l’émouvante description de la découverte du « Bateau ivre » à la lumière tremblante d’un briquet, lecture entrecoupée de larges rasades d’un whisky frelaté qu’affectionne particulièrement le narrateur. Si ce premier opus, malgré un accueil favorable de la critique, n’avait pas réussi à rencontrer le large public qu’il méritait, il devrait en être tout autrement pour L’Envie de l’abîme. Fidèle à ses thèmes de prédilection, à savoir une certaine fascination pour la violence et le goût du sacrifice, Samuel Rodriguez nous plonge cette fois au cœur de l’histoire tourmentée du Moyen Orient. Il y met en scène Sam, personnage haut en couleurs de mercenaire passionné de cinéma muet : Rien d’un cave, le Sam. Un peu loufoque, peut-être. Mais sacrément efficace au corps à corps. Contacté par une importante entreprise pétrolière, ce double à peine voilé du romancier se voit confier une mission très spéciale : infiltrer les réseaux terroristes yéménites. Un job, c’est un job. C’est avant d’accepter qu’il faut réfléchir. Après c’est plié. Point barre. Confronté au double jeu des services spéciaux russes et pakistanais, séduit par une langoureuse mais terriblement fantasque secrétaire d’ambassade américaine, puis forcé de participer à la préparation d’un attentat sanglant dans une gare du sud Ouzbékistan, Sam comprend vite qu’il a mis le doigt dans un engrenage terrifiant. Ce coup-ci, Charlot c’était toi. Un piteux des temps modernes. Une chair à canon solitaire. Seul son bon sens un brin cynique lui permettra d’échapper aux multiples pièges qu’on lui tend de toutes parts. Ainsi aime-t-il à répéter à ses différents commanditaires : Rien ne sert de courir. Il suffit de défourailler à temps. Et de viser juste ! On l’aura compris, ce roman nous dépeint sans fard ni concession un pan trop souvent ignoré du monde contemporain où les intérêts de la haute finance croisent ceux du terrorisme sous les yeux impassibles des services secrets, et où l’ultra violence finit toujours par se mettre au service du plus offrant. Une fable moderne à méditer sans plus attendre…


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Les us et coutumes du langage parfois sont mystérieux. Pour exprimer leur colère, leur indignation ou leur mépris, leur désaccord ou leur refus, certains disent "pas moyen", "c'est faux", "et puis quoi encore". Ou bien il y en a qui disent : "ta gueule!". D'autres disent "mon œil", "mon cul" ou quoi que soit qui leur vient à l'esprit de ce qui vient de soi à la conscience, de jugement ou estimation au travers du prisme des habitudes de langages. Certains selon l'heure qu'il est le temps qu'il fait vous intiment d'aller vous faire cuire un œuf - grand bien leur fasse. Il y en a aussi qui l'affirment leur indignation et de façon sérieuse, humour glacial des anges désabusés. D'autres au contraire, stoïques, s'abstiennent de toute réaction, laissant les faits qui les perturbent par eux-même se développer. Quoi qu'il en soit, quelles que soient nos inclinations, quels que puissent être les accents ou écarts qui sont nôtres, notre sensibilité à l'honnêteté ou encore à l'alliance du geste à la parole ; les reproches tacites ou sous-entendus implicites sont les plus amers qui soient.


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Il était grand et noueux, mince mais fort, beau, âgé, buriné et raffiné. Il était merveilleusement terrien. Il aimait ses arbres et ils le lui rendaient. Ils croissaient, s'étalaient, se chargeaient de fruits. Il faisait de merveilleuses omelettes. Il marchait longtemps. Je le suivais et je voyais le paysage, en le regardant. Il me racontait des histoires touffues, merveilleuses, avec des mots qui sentaient bons, qui m'enchantaient. J'aurais dû rester. Il était un peu fatigant, souvent ennuyeux, mais j'aurais dû rester.

dimanche 19 septembre 2010

311 : samedi 18 septembre 2010

Nous nous sommes arrêtés pour aller marcher sur une plage rocheuse, sans autre raison probable que l’envie d’y faire une petite balade malgré le ciel lourd et épais de gris sombre. Ces intermèdes récréatifs n’étaient pas dans nos habitudes, lorsque nous revenions comme cette fois-ci d’une consultation médicale dans la petite ville qui servait de gros centre à la zone où notre village était situé - où il est toujours situé, mais c’est nous qui n’y sommes plus. Nous marchâmes lentement d’un rocher à l’autre en évitant les flaques d’eau de mer, en menant la conversation pour laquelle nous avions estimé qu’une pause était préférable, ou peut-être en ne parlant pas parce que nous n’avions rien de particulier à nous dire, à moins que nous n’ayons alors échangé que des phrases de rien et un long silence gêné. Nous marchions, toutefois, sur les rochers de la plage et sous le ciel lourd et sombre, jusqu’à ce que nous voyions dans un recoin du sol une étrange concrétion animale, un nœud de tentacules rosâtres ou orangées, comme un pompon de laine dont la laine en fil aurait été remplacée par des appendices de chair, aux extrémités desquels se trouvaient des pinces anthracite ressemblant à des coquilles de moules. La chose semblait sans tête et ne bougeait pas. Nous nous dîmes que nous ne savions pas du tout ce que c’était, que nous préférions ne pas savoir, et nous partîmes aussitôt d’ici, quittant la plage et reprenant la route. Je ne sais toujours pas ce que nous avons vu ce jour.

samedi 18 septembre 2010

310 : vendredi 17 septembre 2010

C’était surestimer les charges, selon l’humeur, particulièrement le vendredi car il arrivait que ça les calme et que, finalement, il n’y ait rien de si urgent à ajouter au planning dans les jours à venir.

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Si la peste revient, nous nous abriterons dans la maison renversée, et marcherons au plafond. Parce que nous sommes sûrs qu’ainsi à l’envers nous serons soustraits à la vacherie qui ne peut-être que du monde comme il va, du monde tel qu’il ne peut autrement aller. Nous serons ailleurs que celui-là, et nous dormirons couchés trois mètres au dessus du plancher, sur un matelas posé à même le plâtre lissé recouvrant la charpente, sans que le sang nous monte à la tête. Nous dormirons l’un contre l’autre, à l’abri. Un jour tu partiras car il me faudra bien tôt ou tard réaliser que tu n’étais plus là, plus du tout là depuis si longtemps, depuis bien avant que ne revienne pas la peste qui n’est jamais revenue.

vendredi 17 septembre 2010

309 : jeudi 16 septembre 2010

C’était lire de la documentation, toute la journée prendre des notes, se croire revenu à cette époque, en cours, avec l’âge d’alors, étudiant, plein d’appétit pour la connaissance, plein de ce désintéressement que représente toute tâche alors, en cours, en TP ou pour soi en exercice d’application du cours ou du TD, la sensation grisante qu’a la facilité d’apprentissage, alors, le mouvement de cœur, même, de cette créativité, de cette liberté ; lire dans cet esprit la documentation requise en faisant abstraction de l’usage à venir ou, pire, comme résultat de l’étude, du non-usage.


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Un “accident grave de voyageurs” à la station suivante m’a empêché de prendre le métro en bas de chez moi. Ce n’était pas un “incident voyageur” comme l’annoncent le plus couramment les messages vocaux diffusés dans les stations. La voix qui signalait un “accident grave de voyageur” indiquait une reprise du trafic plus d’une heure plus tard. On ne sait pas ce que désigne précisément l’”accident grave de voyageur”, sauf si on en est, à l’occasion, le malheureux témoin. C’est suffisamment grave pour qu’on ne le désigne plus par “incident voyageur”, assez pour nécessiter une intervention sur place de plus d’une heure. On pense, ou du moins je pense toujours, à un corps jeté sur les voies, à un train qui lui roule dessus. Et plus spécialement à un corps jeté de lui-même sur les voies. Suicide. Je ne veux pas imaginer l’apparence du corps après que ce soit arrivé, je ne veux jamais avoir à le voir. Entre la station où j’étais, où je n’allais pas attendre, et la station dans laquelle le message vocal localisait l’”accident grave de voyageur” - la suivante le long du trajet que j’aurais alors suivi -, le tunnel est rectiligne et nivelé. Je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir un bref regard pour les voies là-bas, sous l’éclairage entre leurs quais. Heureusement, rien n’était visible, et je n’ai pas tenté d’examiner plus précisément. Je n’ai pensé qu’après : peut-être que si les voies sont dégagées sans que le trafic reprenne, c’est pour qu’on ne puisse pas voir depuis les trains qui rouleraient à nouveau ce qui se passerait encore sur les quais.


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Tous les mercredis, il s’envoyait depuis plus de dix ans une lettre. Celle-ci partait par le courrier du soir. De format strictement réglementaire, calibrée à 20 grammes exactement, elle lui revenait le jeudi à la distribution du début d’après midi. Il la trouvait sous sa porte en rentrant le soir de son travail, toujours avec la même émotion. Il en tranchait le rabat au coupe-papier, examinait le contenu, qu’il conservait ensuite dans son sous-main, pour le glisser dans la missive de la semaine suivante. Lorsqu’un jeudi de décembre, il ne reçut aucun courrier, il fut persuadé d’être mort. En conséquence, il téléphona le vendredi matin à son employeur pour l’informer de la triste nouvelle. Puis il s’occupa des formalités auprès des pompes funèbres et assista le lundi après-midi à son enterrement, une cérémonie simple mais digne. Il fut touché de la présence de la quasi totalité de ses collègues et les en remercia chaleureusement.

jeudi 16 septembre 2010

308 : mercredi 15 septembre 2010

C’était aller en rendez-vous extérieur pour recueillir l’expression des besoins, répondre à un appel d’offre, installer une version, donner une rapide formation à quelques utilisateurs… et au retour, retarder le moment de rentrer en prenant le trajet le plus long, le bus, pas le métro direct, ou marcher plus que de raison. Se dire, s’étonner, que ce temps de transport soit rémunéré, s’arrêter prendre un café dans un bar plutôt qu’au distributeur du bureau, avoir le sentiment de gagner un quart d’heure, une demi-heure, pour soi.

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Rues du sud, pendant les trois mois d'été. Façades qui se répondent, présences solides noyées d'indécision dans l'ombre, peaux exaltées, caressées de lumière. Et tout du long, persiennes closes, avec de temps en temps, au devant d'elles, un entrelacs léger de fils de fer d'où pendent des étoffes. On avance, sur le trottoir ombreux, les yeux glissants sur les murs ensoleillés et toutes ces énigmes, qui taisent la présence de vies blotties dans la fraîcheur ou l'absence des occupants.


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J’ai mal collectionné les timbres, ainsi que mal collectionné les minéraux. C’est-à-dire sans la minutie, sans la maîtrise des critères de classification et des usages de conservation, et sans non plus l’esprit de nomenclature, et pas davantage le caractère inlassable du quadrillage toujours prolongé et plus dense d’un unique domaine en vertu des mêmes grilles de lecture. Pour un enfant, peut-être est-il heureux de ne pas avoir ces tournures d’esprit et ce type de tempérament. J’aimais l’idée des collections pourtant, et l’idée de la discipline permettant de les mener également et d’en avoir la science, par laquelle la trivialité de certains bibelots vieillots aurait pu être transformée en trésor à mes yeux à ceux de la privilégiée assistance bénéficiant des faveurs de leur exhibition, mais mon intérêt en l’espèce s’en tenait à l’idée, ce qui m’autorisa intellectuellement des projets strictement gouvernées par l’idée de collection mais qui n’eurent d’autres concrétisations qu’un début de rassemblement d’objets de même type au cours d’une poignée d’occurrences sans suite. Je devais chercher là à m’inventer des traits de personnalité ou des éléments de consistance à faire valoir dans le cadre de ma sociabilité enfantine. C’est sans regret.

mercredi 15 septembre 2010

307 : mardi 14 septembre 2010

C’était recevoir un mail, un texto d’un ancien collègue qui proposait d’aller déjeuner car il était de passage dans le quartier et devoir lui répondre que l’on avait changé de quartier : déménagement de la société, nouvelle mission ailleurs depuis, licencié. Remettre le déjeuner à plus tard, un soir.


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Ça finissait toujours par une convocation du décor dans son ensemble, livré comme un bloc dans toute sa puissance, face auquel le personnage solitaire et perdu trouvait un mouvement de recul par lequel lui apparaissait le caractère stupéfiant de l’existence du monde et tout aussi soudainement sa propre contingence et la nature hautement improbable, miraculeuse et incompréhensible que tout ceci et lui-même y compris existât plutôt que non, soit ainsi disposé plutôt qu’autrement, soit ici situé plutôt qu’ailleurs et sous ses yeux plutôt que ceux d’un autre qui n’y aurait rien vu d’autre mais dont l’existence à sa place aurait empêché que ce soit lui qui voie ici la même chose qu’un autre. Tout ce réel dont il était ne tenait à rien mais n’en était pas moins le seul à la différence de tous ceux qui n’étaient pas ; et si tout avait été différent, ça n’aurait rien changé mais rien n’aurait été pareil, et que tout ceci revenait au même. L’ensemble s’achevait immanquablement dans ce face-à-face métaphysique et cosmique qu’on devait s’efforcer de faire danser comme dans une ronde tourbillonnante et enlevée, définitive et reproductible.

mardi 14 septembre 2010

306 : lundi 13 septembre 2010

C’était attendre sur le quai bondé que l’incident de personne ne bloque plus le trafic. Réfléchir quelques secondes à ce que pouvait cacher incident de personne, ou incident voyageur, ou voyageur malade. Penser à une chute sur la voie. Un suicide. Un assassinat maquillé en accident. Un tueur en série discret qui agirait sur les quais entre deux tunnels. Un conducteur fou équipé un appareil télépathique qui non pousserait mais tirerait, vers lui, les gens à se jeter d’eux-mêmes. Enfin, pouvoir monter dans une rame accessible et, trois stations plus loin, voir des agents RATP auprès d’une femme assise, affalée, asthmatique, ou peut-être épileptique.


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Des patients venaient le consulter depuis toute la région, et pas moins depuis qu’il avait perdu l’autorisation d’exercer. Il n’avait pas changé d’adresse, ni de cabinet, ni de méthode thérapeutique. Il soignait tout par drainage, il avait conçu et lui-même construit à cet effet tout un appareillage d’aspirateurs de précision, pouvant aller fouiller jusqu’aux moindres recoins du corps. Pour lui, tous les maux consistaient en l’écoulement de fluides, de sécrétions, de glaires ou de tout autre liquide que le corps ne parvenait à évacuer bien qu’il soit parvenu à le produire. Pour le docteur Le Drain, comme il était surnommé, un corps sain était un organisme qui évacuait autant de liquide qu’il en produisait, et la pathologie était par nature liquide et stagnante. Il faisait inlassablement la chasse à tous les fluides qui montraient une insuffisante volonté de se mouvoir et de vider les lieux. Il n’était pas sans patientèle ni sans notoriété, loin s’en faut, celles-ci acquises par un durable bouche à oreille. De nombreuses personnes étaient enchantées par ses traitements, au cours desquels le bon docteur introduisait dans leur corps - par un orifice naturel ou fraîchement incisé par ses soins minutieux - un fin tube, long, souple et doctement dirigé jusqu’à la zone que l’inertie fluidique avait transformée en marais insalubre et en réservoir de miasmes toxiques. Une fois atteinte cette région du corps, qu’une patiente analyse des symptômes et de nombreuses palpations avaient déterminée comme siège indiscutable du mal, le docteur mettait en marche le moteur de l’aspirateur auquel étaient reliées ses savantes tuyauteries, déclenchant un bruit de succion, intense et régulier, dont la musique de machine fiable vous convainquait que vous alliez instantanément mieux, et qu’il ne vous fallait rien d’autre au monde que cette intervention si rarement délivrée pourtant par le corps médical. Les habitués du docteur Le Drain estimaient ses résultats prodigieux, et ne juraient que par lui, probablement n’avaient-ils jamais souffert que de maux adaptés aux traitements du bon docteur.


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Le cœur me battait jusque dans la gorge, en remontant le flot humain, vers le quai 21 ou 22. J’ai si souvent pensé à cette courte scène, que je voudrais avoir l’œil d’un cinéaste pour l’appréhender. Mettre la caméra au niveau de mon regard, qui ne cessait de heurter des voyageurs venant au-devant de moi et me masquant l’arrière-plan. Et puis cette minute inoubliable où, entre deux personnes, j’ai cru entr'apercevoir ta silhouette – encore si peu familière. Mais de nouveaux visages, de nouveaux corps s’interposaient entre nous. Dans cette mer démontée, j’étais comme une frégate en déroute qui a cru déceler la lumière d’un phare, entre deux vagues immenses, et qui attend le prochain creux pour retrouver ce repère. Puis, les importuns se sont espacés, et soudain, il ne restait plus que quelques mètres, que quelques voyageurs. Tu étais fermement planté sur tes jambes, à l’endroit où je t’avais demandé de m’attendre ; fermement ancré, comme si tu ne devais plus jamais bouger. Tu étais ce phare entrevu dans la tempête. Il y avait sur ton visage une bouleversante expression de tendresse, d’attente, de désir, un « enfin toi ! » qui m’a faite sentir arrivée au port. Sans concertation, sans préambules, moi qui ne t’avais vu qu’une seule fois, je me suis glissée si naturellement dans tes bras, je te connaissais depuis toujours, je te reconnaissais.

lundi 13 septembre 2010

305 : dimanche 12 septembre 2010

Autant le dire tout de go : le dernier Caradec est un excellent cru. On retrouve avec un plaisir certain les territoires qu’il avait su si finement explorer dans ses précédents romans, ceux d’une enfance passée loin de la métropole, dans ce temps tout à la fois d’incertitude et de lassante euphorie qu’a été l’après-guerre. Paysagiste de talent, il nous entraîne dans une vaste ronde, nous faisant passer, au gré des postes d’ambassade occupés par le père de Jacques, le personnage principal, des steppes du Kirghizstan oriental, immenses étendues où naquit dans l’âme de plus d’un voyageur le sens de l’infini, aux montagnes andines, monstre volcanique dont personne ne serait étonné qu’il se mette soudain à rugir, laissant enfin exploser toute sa violence si longtemps contenue, en passant par les forêts primaires de l’Afrique, ce berceau de l’humanité si cruel avec les enfants qu’on lui avait confiés. Largement autobiographique, Obsolescence du père analyse avec finesse, et non sans une tendre ironie, les relations complexes qui unissent Robert Plantain, haute figure de la Résistance ayant intégré la carrière diplomatique, et son fils Jacques, plus doué pour le rêve que pour la vie, cette marâtre dont on ne savait jamais trop avec quelle intention elle vous tendait les bras. Le père, que la disparition brutale de son épouse a plongé dans une douleur sans fond, s’éloigne chaque jour un peu plus de ce fils dont les traits lui rappelaient si brutalement celle qu’il avait aimée comme jamais auparavant il n’aurait cru que cela fût possible. Jacques, adolescent irascible et solitaire, se réfugie dans la fréquentation des grands de la littérature – cet admirable terreau où il fait toujours si bon retourner pour ceux dont les racines ont été brutalement arrachées – pendant que Robert s’enfonce inexorablement dans le deuil et l’alcool : voir ainsi sombrer celui qu’il appelait son père provoqua chez lui une véritable transsubstantiation du regard qu’il portait sur le monde. Louis Caradec, en quelques 532 pages, nous offre ainsi le superbe récit d’une enfance où chaque journée s’achevait sans que jamais il ne fût possible de deviner, même approximativement, ce que serait le charivari enchanteur ou le tumulte tragique d’un lendemain qui ne manquerait pas d’entonner sa mélopée aventureuse. Si le mot chef d’œuvre possède encore du sens aujourd’hui, alors sans nul doute convient-il de l’employer ici.


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Si bien - meubles anciens (ou copies, mais honnêtes), à la géométrie savante, blancs ou pastels évanescents, rechampis de neuf, mais avec quelques craquelures, solides, confortables, fouillis décontracté, ostensiblement, d'objets hétérocycliques « qui font sens », posés avec un refus appliqué de toute convention, murs bruns sombres, souvenir des revues des années 60, juste décalé, un peu, mais intemporel bien sûr. Un ensemble si merveilleusement habitable que l'on n'ose y pénétrer et encore moins s'y poser.


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Il avait trop d’emprise pour qu’on puisse se rebeller contre lui, trop d’autorité et de capacité de nuisance pour qu’on puisse le fuir ou ne serait-ce que lui donner les apparences du conflit. Avec la peur qu’on avait de lui, on s’en tenait tout au plus à la froideur jusqu’à ce que l’usure finisse toujours par livrer une façade de normalité et d’habitude qu’on aurait pu assimiler à de l’amour filial. Et le soir à table, quand tous étaient réunis dans la même pièce, il continuait d’être là, dominateur et tranquille, au milieu de celles et ceux qu’il avait ravagés, assuré de sa puissance et persuadé d’avoir conquis la dévotion muette qui lui était dûe, certain qu’aucun de ses méfaits et de ses crimes n’auraient pu la menacer, puisque ses saloperies avaient à la fois été l’instrument pour soumettre et la preuve de son invulnérabilité, puisque son emprise ne cessait de croître après qu’il les avait commises. Il pensait s’être définitivement fait aimer par l’horreur, et considérait immuable son pouvoir puisque son ignominie n’avait jamais retourné personne contre lui.

dimanche 12 septembre 2010

304 : samedi 11 septembre 2010

Des boucles se referment depuis toi sur elles-mêmes, des retours aux mêmes lieux où tu étais et où tu ne seras pas à nouveau. Des cycles reprennent qui seront l’inverse des précédents, qui seront c’est-à-dire la même chose, puisque partout la normalité est invincible, malgré toute la singularité qu’elle est à chaque fois. Tu étais là et tu ne seras pas là, même lieu et fin de l’histoire, fin de l’histoire déjà finie. Retourner là pour la première fois depuis toi comme pour enfermer dans un passé révolu une histoire qu’on n’a pas su terminer, pour pratiquer un rituel superstitieux d’achèvement d’un processus en dépit du bon sens.

samedi 11 septembre 2010

303 : vendredi 10 septembre 2010

C’était devoir aller faire une course le midi, pour la sortie du soir, un anniversaire, devoir courir, dans l’heure et demie, les deux heures, de la pause, les magasins, manger un sandwich, rapidement, dans la galerie commerciale.

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"Ce que peut bien vouloir symboliser pour vous l'aspirateur, quelle peut être ici sa signification... eh bien faudrait voir le contexte... oui, il faut voir, depuis quand vous faites ce rêve oui ce cauchemar, vous revient-il souvent ? Seulement à certains moments ? Vous arrive-t-il d'y repenser durant la journée ?" En face les mots du thérapeute disparaissent dans un maelström d'intensité pensive et anxieuse. Le scénario est le suivant: surgissant de nulle part l'aspirateur se met à aspirer tout seul les tapis, partout dans le séjour les chambres et les couloirs, mais aussi sur le papier peint et le plafond, il passe sur les rideaux, les fenêtres,fait le tour des portes, incontrôlable, il passe sur chaque surface, dans toutes les pièces. Le patient qui vient consulter ne semble pas réellement perturbé, mais surtout très stressé _ il a beau dormir il ne parvient pas à se reposer et dit se souvenir de tous ses rêves, certains l'effrayant plus que d'autres. Plusieurs semaines après, ce patient est revenu plus inquiet encore chez son analyste. A présent ce rêve se poursuit, et lorsque l'aspirateur termine sa course infernale sur toutes les surfaces, alors, lui, prenant son courage à deux mains s'approche de l'appareil, entité mécanique rendue folle par on ne sait quoi, et tente de comprendre quelle pourrait être la cause du problème. Avec prudence et précaution il débranche l'aspirateur fantôme, ouvre la machine quand soudain une armée miniatures de fourmis rouge sort du sac d'aspirateur...


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On était à flanc de montagne et c’était l’Iran, même si dans la presqu’île de Suez sur la carte. La montagne avait dans l’espace la forme qu’a sur la carte la presqu’île de Suez ; tout de même, c’était l’Iran, je le savais. “C’est la première fois que je pose un pied en Asie”, j’ai lâché, comme libérant une joie que j’avais eu besoin de verbaliser. L’Iran à flanc de montagne himalayenne, même sur la presqu’île de Suez, c’était tout de même bien plus l’Asie que nulle part ailleurs, selon moi. Mes camarades étaient gênés que je m’exclame ainsi, que j’adopte un comportement aussi juvénile, que je me montre aussi débutant. Mais ils étaient déjà, quant à eux, allés en Asie, ils devaient bien savoir alors que le lieu où nous nous trouvions, Iran, Suez et Himalaya tout aussi bien, n’était rien, et était n’importe où, donc pas en Asie particulièrement, et plus certainement dans un recoin farfelu de mon esprit qui n’était jamais tout à fait sorti de chez lui. Je leur avais fait honte, je m’étais montré sûr que nous étions quelque part, alors qu’ils savaient que ce n’était pas le cas.


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J’ouvris l’ouvrage au hasard et entamai la lecture de la deuxième lettre de Saint Paul Apôtre aux Thessaloniciens. J’étais tenté de trouver absurdes ces mots, presque familiers puisque entendus et réentendus dans ma sage jeunesse, mais ils semblaient se cramponner à moi. Paul, Sylvain et Timothée ne me laisseraient pas tranquille. Je souhaitais tant que cette grâce et cette paix qu’ils destinaient à leurs lecteurs soient avec moi que je me sentis sur le champ l’un des leurs. J’étais Thessalonicien ! Je me convainquis sans peine que je subissais cette détresse dont il était question ; à moi donc le soulagement ! Et puis, je trouverais bien un ou deux impies, voire un persécuteur, dont tirer vengeance à coups de ruine éternelle ou quelque autre châtiment divin, le tout dans le feu flamboyant. Je n’étais pas sûr que ma foi progressât autant que Paul et ses amis voulaient bien le croire ; mais pour ce qui était de la croissance de l’amour que j’avais pour ma prochaine, je me posais là : je la jugeais exponentielle.

vendredi 10 septembre 2010

302 : jeudi 9 septembre 2010

C’était se rendre compte trop tard, au repas de midi, que les poncifs s’alignaient sans que personne ne reprenne, ne soit choqué, et se dire que le second degré devait être caché là, sans doute, dans les rires et la fatigue. Comment, autrement, supporter cela ?

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À chaque solution son problème, méthode graduée (4/4) : la quatrième situation, enfin, est la plus inconfortable : il s’agit de celle qui vous implique dans un problème dont vous êtes responsable et qui n’est pas réparable, ou dont vous ne pourrez dédommager les préjudices occasionnés. Seuls les plus habiles et les plus aguerris parviennent alors à se faire plaindre en donnant le spectacle auprès d’âmes charitables d’un sentiment de culpabilité les mettant au supplice. Notez bien que cette méthode n’est avantageuse qu’en cas de simulation - et de simulation crédible - de cette épreuve de la honte et de l’horreur d’avoir failli. Ces sentiments réellement soufferts vous rendraient gravement perdants. C’est la raison pour laquelle il importe de ne jamais tenter de vous racheter : vous n’y parviendrez pas et dépenserez une énergie toujours insuffisante à ces fins, sans jamais réussir à effacer les dommages que vous avez causés, du moins dans l’esprit de celui ou de celle qui les a subis. L’attitude la plus souvent conseillée est celle de l’indifférence : vous faites comme si de rien n’était, vous ne cherchez pas à éviter celles et ceux qui subirent les conséquences de vos inconséquences, vous ne vous interdisez pas les mouvements d’humeur, quels qu’ils soient, à leur destination. Cette méthode est souvent efficace, car il est fréquent que la consternation ou le doute progressif empêchent tout bonnement les personnes ainsi traitées de réagir autrement que s’il ne s’était effectivement rien passé. Les gens n’oublient pas, ils n’oublient jamais, ne vous trompez pas à ce sujet, mais plus le temps passe et plus il leur sera difficile, et finalement quasiment impossible, de rompre les habitudes qu’a instaurées votre tactique d’indifférence active. Il faut cependant attirer l’attention sur la faille de cette méthode, telle qu’elle fut mentionnée en creux dans notre paragraphe au sujet de la troisième situation : elle expose à des vengeances qui, adroitement exécutées, ne vous laisserait comme réponse qu’une bien périlleuse guerre ouverte. C’est la raison pour laquelle d’autres méthodes ont nos faveurs, que chacun choisira selon son goût pour l’audace et le risque bien pesé, ainsi qu’en fonction de ses affinités esthétiques. Qu’on n’oublie pas les possibilités de renverser la vapeur, en faisant en sorte que la personne à laquelle vous avez causé du tort vous en cause à son tour, de façon à soudainement inverser les rôles et à faire passer la culpabilité de l’autre côté du filet. C’est là un très beau défi, qui nécessite de votre part de bonnes capacités d’anticipation et d’organisation. Réussie, la manoeuvre est parfaitement jouissive, elle présente cependant quelques risques, que vous devrez mesurer en fonction de la personnalité de la personne cible, que vous avez l’avantage de déjà connaître au moment où vous choisirez de faire se déclencher l’incident qui vous sera préjudiciable (pour les risques et attraits qui en découlent, se reporter au paragraphe précédent, présentant la troisième situation). Une consigne importante à celles et ceux qui seraient tentés par cette méthode : une fois l’opération accomplie avec succès, l’expression “être quittes” n’appartient en aucun cas à votre vocabulaire. Enfin, dans cette quatrième situation, la méthode présentant le plus d’éclat et de panache, celle qui pour cela trouve nos faveurs, est la suivante : ne tentez pas de biaiser en maintenant le plus possible vos habitudes tout en tachant d’éviter la personne à laquelle vous avez causé du tort, c’est votre conduite qui alors prendrait sur elle toutes les difficultés qu’a engendré le problème dont vous êtes responsable. Adoptez plutôt un comportement extrêmement agressif, voire brutal, soyez odieux de la façon la plus gratuite qui soit avec la personne à laquelle des dommages ont été provoqués par votre faute. Votre attitude sera rendue plus cruelle encore par la conscience claire que cette personne entend bien tirer avantage de sa position de victime. Il faut prendre de vitesse sans pouvoir être rattrapé : votre férocité et votre grossièreté doit être explosive et doit se déployer sur une période très courte, quelques jours tout au plus, sans jamais être assimilable à un crime ou à un délit rapidement identifiable. Lorsque vous avez atteint l’outrance et l’intolérable, changez immédiatement de vie, déménagez loin, quittez votre emploi et coupez tous les ponts qui permettraient à votre cible de vous retrouver sans avoir à mettre en oeuvre de très importants efforts. Cette méthode a un certain coût, nous en convenons - mais bien assénée, une forte dose de violence verbale et morale sera immanquablement malfaisante, voire traumatisante dans le meilleur des cas, pour la personne auprès de laquelle vous aviez commis une faute impossible à racheter. Et quand l’autre est perdant, vous êtes gagnant : vous avez ainsi retourné une situation qui ne vous était pourtant guère favorable au départ. Qu’on ne désespère jamais, des solutions existent toujours.


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Lorsque je me suis vue balancer le jeu d'échecs brusquement pour le faire partir - car, et je le savais bien, mon adversaire aimait essayer de me piéger, et savait m'en faire voir, tester par son intelligence les limites de ma patience, la tension avait là atteint quelque chose d'irréel et d'insoutenable - une seule pièce se tenait encore debout sur la table : un fou blanc. Pour sa part lui s'était enfui en rigolant, sans s'excuser, jamais... Et ses ricanements continuaient à résonner dans l'escalier. Un coup de vent fit claquer violemment la fenêtre donnant sur la rue, laissant entrer les clameurs lointaines du dehors. A présent certaines pièces du jeu se trouvaient renversées sous l'échiquier, une tour et une dame, blanches, les deux tours noires, ainsi que le roi et un cavalier noirs - les autres pièces du jeu restant çà et là éparpillées. Un peu perplexe, à moitié agacée à moitié amusée, j'étais à vrai dire soulagée ; un temps j'ai fermé les yeux, émis un long soupir; puis sourire, ainsi une fois la chute de tension passée j'ai entrepris de tout ranger. J'ai veillé à ne rien laisser de côté et j'ai tout ramassé, tout examiné, tout compté et recompté: aussi ai-je dû chercher longtemps avant de retrouver le second fou blanc parti valser sous l'armoire dans le couloir !


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« J’ambitionne d’être un saint. Un saint athée » avait-t-il aussi précisé, « et si possible encore de mon vivant ». Donc un saint sans transcendance, sans miracle mais sans martyre non plus, et a fortiori sans canonisation. C’était le but qu’il s’était fixé, avait-il affirmé, sur le plan personnel comme professionnel. Il cherchait à y parvenir en faisant le bien : en agissant pour faire plaisir à ceux qui le sollicitaient ; l’intérêt ou l’ennui qu’il aurait pu éprouver à réaliser telle ou telle action n’entrait pas en ligne de compte ; sa seule satisfaction provenait de celle qu’il procurait à son entourage. Mais il s’interrogeait aussi sur d’autres moyens de s’affirmer comme un saint.