mercredi 29 septembre 2010

321 : mardi 28 septembre 2010

C’était s’apercevoir qu’il était onze heures et qu’on avait encore rien fait, deux heures perdues dont on avait du mal, l’heure suivante en faisant tourner la souris au hasard de son écran, à se souvenir.


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Elles avaient seulement deux ans d’écart et se sentaient plus proches que deux sœurs. La plus jeune habitait la campagne, dans une propriété de deux hectares bordée de champs, presque un manoir en somme avec cette bâtisse flanquée de deux tours. L’aînée habitait en ville, dans une tour de banlieue, au douzième étage d’un immeuble de quatorze. Il fallait pour rentrer chez elle qu’elle traverse “le parvis”, cette coulée de béton rose et blanche entre cinq tours striées où le vent s’engouffrait et lui procurait tant de plaisir. Liées par leurs parents, eux-mêmes frère et sœur, elles se retrouvaient depuis la naissance d’Adèle à chaque vacance. Le ramassage des châtaignes à la Toussaint, le sapin de Noël, le ski en février, les bouquets de primevères à Pâques et les bains de mer sur les plages de La Faute rythmaient leurs vies. L’une était brune et ronde, les yeux en amande, l’autre blond-cendré et maigre, le nez retroussé. Leurs différences les enchantaient. Elles les cultivaient soigneusement pour mieux se les montrer. Elles se les expliquaient si bien qu’elles étaient capables de les comprendre, de les accepter, d’en rire. Elles riaient beaucoup, tous les jours passés ensemble, plusieurs fois par jour, elles riaient bruyamment, jusqu’à avoir mal au ventre, jusqu’à faire pipi dans leur culotte, jusqu’à ce qu’on les sépare. Les coups de baguettes du grand-père ne faisaient que redoubler leurs éclats de rire. Être ensemble, c’était vivre. Les années passant, on leur permit de partir en vacances toutes les deux et de disposer du temps comme bon leur semblait. C’était rire encore, de tout, de rien, du voisin, de leur mauvaise haleine le matin, de la jupe froissée, de la tâche de ketchup sur un tricot... C’était boire, pour la première fois, et ouvrir leur complicité à d’autres personnes. C’était, quand Adèle était ivre, se lever comme appelée par une voie inaudible et plonger toute habillée dans l’Atlantique. C’était fumer les premières cigarettes autour d’un feu sur la plage. C’était embrasser derrière les rochers, toucher à l’arrière d’une voiture et se raconter après. C’était vivre. A la rentrée, Salomé était rassasiée. Adèle ne l’était pas. Salomé reprenait le chemin de l’école le cœur léger et content, Adèle l’évitait avec application. Salomé était fascinée par le fait que sa cadette puisse avoir le cran de faire l’école buissonnière pour squatter une belle maison bourgeoise inoccupée. “Ici, c’est là-bas” écrivait Adèle du bout des doigts sur les murs de cette maison close. “Comme c’est beau”, pensait Salomé. Elle mit des années à comprendre que ça ne l’était pas. Elle ne voyait pas ce qui se passait, Adèle qui partait lentement à la dérive, pour ne jamais plus lui revenir.


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De trop loin voir ta fenêtre, ou une fenêtre que je crois tienne, un trou dans des pierres – les voir malades ces pierres, comme notre peine – fenêtre sans carreau, ou si loin sont dans le trou qu'invisibles – barreaux noircis, image de saleté, décrépitude de nos vies – rangées sur la butte, face à cette fenêtre, face à ces rangées de fenêtres, nous crions – vagues de noms qui se confondent, vagues qui se brisent sur les murs, et rebondissent, repartent – des réponses que l'on guette.


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La protection de la beauté par la laideur (9) L’interdit suprême et la base sociale et morale que représentait l’interdiction du regard sur les bâtiments de la zone, et la grandissante tendance à l’autorité des institutions qui l’imposaient dessinèrent un mode électif de subversion sociale chez les occupants, du moins son fantasme : la destruction délibérée de parties entières de la zone par la vue. Ce fut là la faiblesse des couvercles de protection : en cachant les bâtiments aux regards des autorités, ils avaient aussi la possibilité de dissimuler les atteintes qui pouvaient être faites au patrimoine. La vue n’avait jamais endommagé l’intérieur des bâtiments dans le quartier, aussi ne savait-on pas d’abord si l’intérieur des couvercles de protection constituait ou non un nouvel intérieur au sein duquel les regards vers les façades externes des constructions antérieures auraient été désamorcées (ceci avait été un temps l’hypothèse, déclinée par les institutions, de certaines associations qui préconisait la pose d’un gigantesque toit opaque et artificiel au-dessus de l’ensemble de la zone). C’est pour le savoir que quelques membres de la communauté des mutins s’introduisirent entre les caches monumentaux et les immeubles afin de patiemment poser leur regard sur les pierres, lesquelles s’érodèrent visiblement en quelques dizaines de minutes. Pour mieux évaluer la puissance destructrice des regards, ils rapportèrent dans un de leurs domiciles un bloc de tuffeau extrait d’une façade, et purent constater un phénomène dont on n’avait pas encore pris connaissance : les matériaux dont la position préalable était à l’extérieur étaient détruits par les regards où qu’ils soient placés, même entre quatre murs et sous un toit. Ils calculèrent alors qu’une dizaine de regards fixant ensemble un même point de ce type de pierre pourrait traverser l’épaisseur entière d’une paroi en trois heures environ.