lundi 13 septembre 2010

305 : dimanche 12 septembre 2010

Autant le dire tout de go : le dernier Caradec est un excellent cru. On retrouve avec un plaisir certain les territoires qu’il avait su si finement explorer dans ses précédents romans, ceux d’une enfance passée loin de la métropole, dans ce temps tout à la fois d’incertitude et de lassante euphorie qu’a été l’après-guerre. Paysagiste de talent, il nous entraîne dans une vaste ronde, nous faisant passer, au gré des postes d’ambassade occupés par le père de Jacques, le personnage principal, des steppes du Kirghizstan oriental, immenses étendues où naquit dans l’âme de plus d’un voyageur le sens de l’infini, aux montagnes andines, monstre volcanique dont personne ne serait étonné qu’il se mette soudain à rugir, laissant enfin exploser toute sa violence si longtemps contenue, en passant par les forêts primaires de l’Afrique, ce berceau de l’humanité si cruel avec les enfants qu’on lui avait confiés. Largement autobiographique, Obsolescence du père analyse avec finesse, et non sans une tendre ironie, les relations complexes qui unissent Robert Plantain, haute figure de la Résistance ayant intégré la carrière diplomatique, et son fils Jacques, plus doué pour le rêve que pour la vie, cette marâtre dont on ne savait jamais trop avec quelle intention elle vous tendait les bras. Le père, que la disparition brutale de son épouse a plongé dans une douleur sans fond, s’éloigne chaque jour un peu plus de ce fils dont les traits lui rappelaient si brutalement celle qu’il avait aimée comme jamais auparavant il n’aurait cru que cela fût possible. Jacques, adolescent irascible et solitaire, se réfugie dans la fréquentation des grands de la littérature – cet admirable terreau où il fait toujours si bon retourner pour ceux dont les racines ont été brutalement arrachées – pendant que Robert s’enfonce inexorablement dans le deuil et l’alcool : voir ainsi sombrer celui qu’il appelait son père provoqua chez lui une véritable transsubstantiation du regard qu’il portait sur le monde. Louis Caradec, en quelques 532 pages, nous offre ainsi le superbe récit d’une enfance où chaque journée s’achevait sans que jamais il ne fût possible de deviner, même approximativement, ce que serait le charivari enchanteur ou le tumulte tragique d’un lendemain qui ne manquerait pas d’entonner sa mélopée aventureuse. Si le mot chef d’œuvre possède encore du sens aujourd’hui, alors sans nul doute convient-il de l’employer ici.


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Si bien - meubles anciens (ou copies, mais honnêtes), à la géométrie savante, blancs ou pastels évanescents, rechampis de neuf, mais avec quelques craquelures, solides, confortables, fouillis décontracté, ostensiblement, d'objets hétérocycliques « qui font sens », posés avec un refus appliqué de toute convention, murs bruns sombres, souvenir des revues des années 60, juste décalé, un peu, mais intemporel bien sûr. Un ensemble si merveilleusement habitable que l'on n'ose y pénétrer et encore moins s'y poser.


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Il avait trop d’emprise pour qu’on puisse se rebeller contre lui, trop d’autorité et de capacité de nuisance pour qu’on puisse le fuir ou ne serait-ce que lui donner les apparences du conflit. Avec la peur qu’on avait de lui, on s’en tenait tout au plus à la froideur jusqu’à ce que l’usure finisse toujours par livrer une façade de normalité et d’habitude qu’on aurait pu assimiler à de l’amour filial. Et le soir à table, quand tous étaient réunis dans la même pièce, il continuait d’être là, dominateur et tranquille, au milieu de celles et ceux qu’il avait ravagés, assuré de sa puissance et persuadé d’avoir conquis la dévotion muette qui lui était dûe, certain qu’aucun de ses méfaits et de ses crimes n’auraient pu la menacer, puisque ses saloperies avaient à la fois été l’instrument pour soumettre et la preuve de son invulnérabilité, puisque son emprise ne cessait de croître après qu’il les avait commises. Il pensait s’être définitivement fait aimer par l’horreur, et considérait immuable son pouvoir puisque son ignominie n’avait jamais retourné personne contre lui.