mardi 14 septembre 2010

306 : lundi 13 septembre 2010

C’était attendre sur le quai bondé que l’incident de personne ne bloque plus le trafic. Réfléchir quelques secondes à ce que pouvait cacher incident de personne, ou incident voyageur, ou voyageur malade. Penser à une chute sur la voie. Un suicide. Un assassinat maquillé en accident. Un tueur en série discret qui agirait sur les quais entre deux tunnels. Un conducteur fou équipé un appareil télépathique qui non pousserait mais tirerait, vers lui, les gens à se jeter d’eux-mêmes. Enfin, pouvoir monter dans une rame accessible et, trois stations plus loin, voir des agents RATP auprès d’une femme assise, affalée, asthmatique, ou peut-être épileptique.


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Des patients venaient le consulter depuis toute la région, et pas moins depuis qu’il avait perdu l’autorisation d’exercer. Il n’avait pas changé d’adresse, ni de cabinet, ni de méthode thérapeutique. Il soignait tout par drainage, il avait conçu et lui-même construit à cet effet tout un appareillage d’aspirateurs de précision, pouvant aller fouiller jusqu’aux moindres recoins du corps. Pour lui, tous les maux consistaient en l’écoulement de fluides, de sécrétions, de glaires ou de tout autre liquide que le corps ne parvenait à évacuer bien qu’il soit parvenu à le produire. Pour le docteur Le Drain, comme il était surnommé, un corps sain était un organisme qui évacuait autant de liquide qu’il en produisait, et la pathologie était par nature liquide et stagnante. Il faisait inlassablement la chasse à tous les fluides qui montraient une insuffisante volonté de se mouvoir et de vider les lieux. Il n’était pas sans patientèle ni sans notoriété, loin s’en faut, celles-ci acquises par un durable bouche à oreille. De nombreuses personnes étaient enchantées par ses traitements, au cours desquels le bon docteur introduisait dans leur corps - par un orifice naturel ou fraîchement incisé par ses soins minutieux - un fin tube, long, souple et doctement dirigé jusqu’à la zone que l’inertie fluidique avait transformée en marais insalubre et en réservoir de miasmes toxiques. Une fois atteinte cette région du corps, qu’une patiente analyse des symptômes et de nombreuses palpations avaient déterminée comme siège indiscutable du mal, le docteur mettait en marche le moteur de l’aspirateur auquel étaient reliées ses savantes tuyauteries, déclenchant un bruit de succion, intense et régulier, dont la musique de machine fiable vous convainquait que vous alliez instantanément mieux, et qu’il ne vous fallait rien d’autre au monde que cette intervention si rarement délivrée pourtant par le corps médical. Les habitués du docteur Le Drain estimaient ses résultats prodigieux, et ne juraient que par lui, probablement n’avaient-ils jamais souffert que de maux adaptés aux traitements du bon docteur.


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Le cœur me battait jusque dans la gorge, en remontant le flot humain, vers le quai 21 ou 22. J’ai si souvent pensé à cette courte scène, que je voudrais avoir l’œil d’un cinéaste pour l’appréhender. Mettre la caméra au niveau de mon regard, qui ne cessait de heurter des voyageurs venant au-devant de moi et me masquant l’arrière-plan. Et puis cette minute inoubliable où, entre deux personnes, j’ai cru entr'apercevoir ta silhouette – encore si peu familière. Mais de nouveaux visages, de nouveaux corps s’interposaient entre nous. Dans cette mer démontée, j’étais comme une frégate en déroute qui a cru déceler la lumière d’un phare, entre deux vagues immenses, et qui attend le prochain creux pour retrouver ce repère. Puis, les importuns se sont espacés, et soudain, il ne restait plus que quelques mètres, que quelques voyageurs. Tu étais fermement planté sur tes jambes, à l’endroit où je t’avais demandé de m’attendre ; fermement ancré, comme si tu ne devais plus jamais bouger. Tu étais ce phare entrevu dans la tempête. Il y avait sur ton visage une bouleversante expression de tendresse, d’attente, de désir, un « enfin toi ! » qui m’a faite sentir arrivée au port. Sans concertation, sans préambules, moi qui ne t’avais vu qu’une seule fois, je me suis glissée si naturellement dans tes bras, je te connaissais depuis toujours, je te reconnaissais.