samedi 31 juillet 2010

261 : vendredi 30 juillet 2010

C'était se lever de sa chaise cinq roulettes, dossier et siège réglables, et aller voir tel collègue, pour tel sujet projet et, sur le trajet, discuter, plaisanter, avec qui l’on croise, faire un détour par tel bureau. Pareil au retour, mais plus rare, à cause de l'information, maintenant en main, qui poussait, exigeante, autoritaire, au poste de travail, et qui allait guider les heures suivantes, jusqu’au soir.


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Oh nan ! Je suis bien trop émotive en ce moment. Ce ne sont pas les hormones non, ni la ménopause. Ne m'importunez plus, je vous le dis, je ne suis pas indisposée non. Mais quelle tête de mule faites-vous, je ne vais pas avoir mes règles non plus. Enfin je crois. Je ne sais plus. Je crois que c'est elle, la solitude, qui me côtoie un peu de trop ces temps-ci. Que c'est elle, la solitude, qui me rend chèvre, belle égarée. La fourbe, elle empiète sur mon humeur alors même que je la revois d'antan, me tirer vers le haut. Je ne sais plus quoi faire, d'elle, de nous, belles égarées. Comment l'envisager, l'appréhender. L'appréhender pour ne plus redouter, la prendre en main pour lui botter le train. Lui botter le train, pour mieux la caresser. Nous caresser, dans le sens du poil, pubien.


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Ils étudient minutieusement les trajets que pourraient emprunter les sangliers une fois qu’ils auront été lâchés. Ils déterminent les lieux depuis lesquels il faudrait les lâcher pour qu’ils se déploient le plus largement. Pour prévoir le déroulement du lâcher, ils ont dû apprendre à connaître le comportement d’un sanglier paniqué, plongé dans une situation inconnue et ressentie comme extrêmement hostile, et apprendre à connaître le comportement d’un groupe de sangliers paniqués. Pour ça, il leur avait fallu paniquer des sangliers et les observer patiemment, de nombreuses fois jusqu’à ce qu’ils identifient des schémas d’attitudes typiques. Ils avaient compris les situations spécifiques dans lesquelles les sangliers chargent et ne se dérobent pas. Il faudra que les bêtes chargent, et non qu’elles fuient, pour que leur projet soit une réussite, lorsque les meutes seront lâchées partout dans la ville à l’heure de pointe.


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C’était peut-être un jour où les coureurs du Tour de France avaient droit au repos, ce qui écartait ma principale activité de ces après-midis de juillet, ou bien ma mère avait su me convaincre de ne pas passer à nouveau trois heures à regarder machinalement une étape de plaine qui se terminerait de toute façon par un sprint massif du peloton, le nom du vainqueur se jouant alors entre deux ou trois spécialistes de l’exercice. Au fond du jardin, nous cueillions les cassis, baie par baie quand nous le pouvions, ou par petits nombres qu’il faudrait ensuite égrapper. L’étape la plus fastidieuse consisterait, plus tard, dans la cuisine, à ôter les restes des calices des fleurs encore accrochés à la peau des fruits, qui d’après ma mère ne pouvaient en aucun cas être intégrés dans la composition de la confiture. Le cassis poussait un peu à l’écart de l’ombre des frênes. C’est donc sous un soleil implacable – « il chauffe là-haut, Marcel », disait-elle –, que je commençai à lui poser ces questions, jamais osées, sur son enfance, sur sa sœur née avant la guerre et elle juste après, sur la vie de mes grands-parents à l’époque. Ce fût une prodigieuse cueillette. Les réponses dépassèrent amplement ce que j’avais pu imaginer ; c’était l’histoire de ma famille et elle me laissait pantois.

vendredi 30 juillet 2010

260 : jeudi 29 juillet 2010

C'était le midi, à la boulangerie, prendre une formule sandwich-boisson-dessert, et récupérer un avoir ou la monnaie du ticket restaurant et se dire qu'on gagnait, là, quelque chose, dans cette monnaie.


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Parfois la chair détachée du corps reprend vie et devient elle même un organisme autonome, trouve en elle-même sanguinolente des fonctions qui font des organes. Un organe devient un organisme, et développe des sens et des facultés divers selon les possibilités qui lui sont disponibles, nécessaires ou suffisantes pour sa propre survie. L’apparence du phénomène n’est ni plus ni moins troublante que la contemplation des limaces, corps gélatineux, visqueux et informes qui pourtant vivent et se meuvent, autant des ensembles incomplets que des parties individuelles, subdivisibles en autant d’individus et assemblables en autant de plus grands spécimens uniques. Parfois une queue de lézard frétillant encore l’instant d’après qu’elle a été sectionnée fait pousser par sa blessure le nouveau corps complet d’un lézard, pendant que le lézard fraîchement mutilé se fait pousser une nouvelle queue. Parfois une planète de gaz flottant et révolutionnant au milieu d’autres gaz transforme et amalgame ce qui l’environne et s’amplifie, et une autre ailleurs, ou la même une autre fois, voit retranchées d’elle de larges parts, dissoutes et perdues dans son environnement plus incertain encore, moins intègre encore qu’elle-même.


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Quand il neige, on observe par la fenêtre les flocons tomber ; quand on lève la tête pour regarder le ciel gris d’où pleuvent ces flocons, bien fixement, en se concentrant sur ces derniers, alors l’impression vient que c’est l’immeuble tout entier qui fonce vers le ciel, à la manière d’une fusée, lancée dans le cosmos.

jeudi 29 juillet 2010

259 : mercredi 28 juillet 2010

C'était descendre fumer une cigarette, appeler les compagnons d'infortune qui, l'hiver, iraient souffler avec nous dans le froid, ou les profiteurs qui, l'été, resteraient un peu plus longtemps sur le trottoir, au soleil, tirant deux clopes au lieu d'une.

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Il y a un grand aérateur au sommet de la colline. Il est en forme de chapiteau et de tours arrondies, il se gonfle et se dégonfle comme un soufflet, il dilate et rétracte inlassablement ses formes et a pour fonction de maintenir gonflée la colline sur laquelle il repose, pour qu’elle demeure le point culminant de la ville, à la fois le meilleur de tous les points de vue dont on dispose sur la cité et un élément incontournable de son paysage, couronné de son chapiteau et de ses tours qui alternativement enflent et rapetissent. L’air ambiant est aspiré dans le grand poumon et expulsé dans la colline sous lui. La variation de volume du monticule est infime et imperceptible car l’air qui y est introduit est très lentement et régulièrement évacué en contrebas du relief par des canalisations, à la sortie desquels le souffle actionne des turbines au moyen desquelles se déplace le train qui dessert les sommet et base du site.

mercredi 28 juillet 2010

258 : mardi 27 juillet 2010

C'était se donner rendez-vous, par téléphone, messagerie, par un signe, à la machine à café, et discuter du chef, du commercial, du patron, de politique, de foot, et faire durer, un peu, la conversation, un peu plus la pause, jusqu’au moment où un des collègues, parfois nous-mêmes, ne tenait plus, était rattrapé, dans ses pensées, par le travail à faire, par le travail à rendre, par l’heure, « bon, je dois y aller », et le groupe, sur ce, de se séparer, certains soulagés, certains contrariés.


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Une rue sans éclairage public c'est quand même autre chose, non ? On voit les étoiles, la voie lactée. Par les fenêtre et les portes on voit les lueurs ou la lumière dans les maisons, on voit ce qui est dedans, et dehors, c'est comme si on distinguait mieux les bruits aussi... On voit l'espace, on voit mieux les ombres, la profondeur... Et dire qu'on nous rebat les oreilles avec des slogans sur l'écologie, des effets d'annonces surtout. Et pourtant - il faut imaginer la quantité d'énergie quotidiennement gaspillée en néons publicitaires, éclairage nocturne de bureaux encore à vendre, de terrains vagues, de grillages, d'entrepôts et d'entrées de résidences. Qu'est-ce qui fera cesser ce gâchis insupportable ? Dans l'idéal seuls les routes et les endroits dangereux devraient être éclairés ; la nuit les voies de communication ressembleraient alors à ces fleuves lors des célébrations que l'on faisait autrefois pour marquer les rythmes de l'année, comme ces processions de petites barques avec des bougies bougeant au vent sur les ondes.


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Nous disposions de l’idée qu’il existait une posture romantique, nous la désirions mais ne savions pas la mettre en oeuvre. Aussi, celle-ci ne se manifestait dans notre attitude qu’au détour de quelques déclarations velléitaires quant à notre mélancolie, à la noirceur du monde et de l’existence, et à propos du désir d’une vie ardente et autodestructrice, puisque nous ne concevions pas de survivre à notre jeunesse, tout en étant effrayé par le moindre des petits risques réels que nous pouvions rencontrer. Pour le reste, et en fait ceci inclus, nous étions les plus ordinaires des adolescents de quinze ans. Lors d’une séance de cours de sport, consacrée au lancer de javelot, plusieurs se déclarèrent poètes, et chacun à son tour indiqua qu’il écrivait des poèmes sur la mort. Le premier à l’avoir affirmé était celui qui avait pris l’initiative de se signaler poète, celui qui avait eu l’idée et l’envie de dire devant ses camarades, que, tout seul chez lui autant qu’il était seul au monde, dans sa mélancolie tragique, il écrivait des poèmes sur la mort. Ceux à qui il le dit durent trouver qu’il s’agissait là d’une excellente déclaration, et qu’aucune meilleure n’était possible à ce moment, ils la reproduisirent donc pour eux-mêmes. Je le crois car ma pensée fut alors exactement celle-ci, sauf que je m’efforçai de trouver quelque autre chose qui ne soit pas moins bonne, pas moins totalement engagée dans le tragique et la douleur, ni moins ambitieux à mes yeux. Je dis donc, que, bien sûr, j’écrivais moi-aussi des poèmes, mais qu’il s’agissait dans mon cas de poèmes sur l’apocalypse. Dans le temps de cette conversation, nous lançâmes quelques javelots sur le terrain gravillonné situé derrière les vestiaires. Je plantai au sol autant de javelots que j’écrivis dans ma vie de poèmes sur l’apocalypse. Aucun.


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En entrant dans la grande cuisine de Jeanne, ce jour de nos retrouvailles, pendant que je faisais un peu semblant de l'aider, que nous risquions des petites phrases, renouant en douceur le contact, tranquillement, appelant même à l'aide nos bagarres adolescentes, j'ai vu, en haut d'un bahut, une série de trois moulins à café en bois, embryon de collection, visiblement achetés au gré de brocantes (trop jeunes nous étions pour les avoir utilisés) et j'ai souri. Elle a suivi mon regard, m'a rendu mon sourire. J'ai dit « Papa », et il était là, assis avec le moulin calé entre ses genoux, l'une des tâches, avec le cirage des chaussures, qu'il s'attribuait, sa façon de s'inscrire dans notre quotidienneté lors de chacun de ses retours. Et sa prétention de faire le meilleur café que nous ayons jamais bu. J'ai dit « il était merveilleusement infâme son café » et bien entendu elle m'a engueulée.

mardi 27 juillet 2010

257 : lundi 26 juillet 2010

C’était une de ces belles et froides journées de décembre, celles qui nous poussent à sortir de la monotonie de la chambre. Deux pulls, un bonnet, une écharpe et une paire de gants enfilés et me voilà enfin paré mais non préparé à affronter les rues et ses défilés. Période des courses de noël, la foule opulente se presse et m’oppresse, agoraphobie qui me donne envie de vomir. J’ai perdu depuis bien trop longtemps l’habitude de sortir et n’ai même plus un poisson rouge à qui tenir compagnie. Le dernier a arrêté de me supporter le jour où je me suis mis à picoler. Pourtant ne croyez pas que ma vie est triste - pathétique probablement. Car je fais partie de cette race d’humains qui s’autosuffisent pleinement. Beaucoup de gens me ressemblent vous savez, mais on ne s’assemble pas. C'est la règle instaurée : personne n’est invité à entrer dans mon antre mais tout le monde se fout particulièrement aussi de mettre un pied chez moi. Quand je dis « chez moi », il faut l’entendre aux sens tant matériel que spirituel. C'est que j’ai fermé la porte depuis longtemps déjà, pourquoi donc s’emmerder ? Je me perds souvent dans mes propres pensées, d’ailleurs je ne sais plus où j’en étais… Pourquoi ai-je donc débuté comme ceci : « C’était une de ces belles et froides journées…» ? Alors que j’aurai très bien pu commencer comme cela : « le soliloque a toujours été pour moi la chose la plus rébarbative au monde » - tant qu’il ne vient pas de moi.

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C'était regarder par la fenêtre, celle des nuages et des feuilles d'arbres, ou celle de l'écran : un lien, un paragraphe lu rapidement, une photo. C'était aller ailleurs, y croire.

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Toutes les télévisions diffusaient la fin du monde, mais je ne le constatai qu’après, même si m’en doutais, déjà, pendant. Toutes les télévisions diffusaient la fin du monde, ou du moins ce que beaucoup, stupéfaits devant leurs téléviseurs, ont à un moment ou à un autre pensé être le début de l’irrésistible fin du monde. Une version de la fin du monde faite pour être mondialement télévisée. Je vécus ce jour, et toute la semaine où il fut, sans image, sans télévision. Le poste de radio d’une voiture qui me menait dans un village provençal reculé annonça qu’une catastrophe suffisamment considérable pour que les programmes ordinaires soient interrompus venait d’advenir. Le petit village était comme endormi, c’était un début d’après-midi, hors saison, et aussitôt arrivé je le quittai pour me diriger vers la montagne solitaire et chauve qui le domine. Au retour à la voiture, quelques heures plus tard, le poste de radio fut de nouveau allumé. Entre temps la catastrophe était devenue un possible début de la fin du monde. Plus rien n’était sûr désormais, la panique frappait les journalistes entendus à la radio. J’allai visiter le bourg du village, je marchai lentement le long des rues étroites en escalier, au bord des maisons de pierre, je montai jusqu’à un belvédère qui était aussi la place de l’église à façade claire, depuis lequel les collines de terre et de pierres claires recouvertes de vignes et de végétation rase s’ouvraient à la vue, tremblantes sous la lumière lourde. Je ne croisai personne au village, tout ici était indifférent au gigantesque tumulte, ou bien tout avait déjà déserté le monde qui menaçait de s’écrouler.

lundi 26 juillet 2010

256 : dimanche 25 juillet 2010

Chacun doit se saisir d’un fil au carrefour et ne pas le lâcher tant que sa marche ou le déroulement des centaines de mètres ne sont pas finis. Quand l’une ou l’autre est arrivé à son terme, on attache le fil aux anneaux prévus à cet effet. Lorsque tous les fils distribués à un carrefour ont été déroulés, un autre distributeur de fils, pourvu de milliers d’entre eux, est disposé à un autre carrefour. On poursuit l’opération jusqu’à ce que tous les carrefours de la ville aient été traités.

dimanche 25 juillet 2010

255 : samedi 24 juillet 2010

Dans cette ville on avait gardé, pour nous garder, de nombreuses vierges, aux coins des rues, sur des façades, parfois au centre, mais à vrai dire, là, elles étaient généralement remplacées par des têtes ou bustes de faunes, de dignes hommes, de dieux, ou de gentes dames souriantes et gracieusement décolletées. Certains s'attachaient même à rechercher les manquantes ou à peupler les niches de leurs soeurs récupérées dans le commerce, ou, parfois même, récentes. On s'habituait à elles, on les voyait, elles étaient là, familières, et forts de leur présence, nous pouvions allègrement nous désintéresser de toute notion religieuse.


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Le dessin d’une veine est apparu sur ma tempe, sinueux comme la Seine aux alentours de Paris. Avec des méandres plus nerveux. C’est un bas-relief palpitant sous les doigts, qui a subitement surgi, la veine a gonflé comme on la voit faire d’un instant à l’autre sur les muscles saillants des personnages belliqueux de dessins animés japonais. Chez ces personnages, les veines se dégonflent après la bataille, lorsqu’il sont redevenus calmes et au repos. Je suis calme et la mienne est là pourtant, peut-être faut-il que je m’énerve et que je puise dans mes muscles toute la force dont ils sont capables pour qu’elle disparaisse.

samedi 24 juillet 2010

254 : vendredi 23 juillet 2010

C'était, au début, répondre au téléphone de son voisin parti en pause, en réunion ou aux toilettes, se lever pour aller le trouver, finalement prendre un message et puis, avec le temps, laisser sonner, laisser sonner et s'énerver car si ça ne répond pas pourquoi laisser sonner dix fois ? Finalement, épuisé de ça, décrocher, battu.


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Mon double parle, je n’aurais jamais cru l’entendre, plus depuis que je sais qu’il ne me sera pas présenté. Je n’aurais par contre, jamais su qu’il était mon double sans qu’à un moment il ait été possible de me le voir présenter. Je suis allé voir quelques photographies de mon double, et j’ai bien vu en quoi nous étions appariés, j’ai bien vu en quoi nous portons de la même manière l’inquiétude de soi-même, et vu sur nos visages et nos maintiens le manque d’ampleur de nos personnes, sapées par nous-mêmes. J’ai vu en lui ce que je crains de voir en moi, et qui donc y est, puisqu’il est en lui et qu’il est mon double. Je me sens totalement solidaire de mon double, qui parle maintenant. Qui parle maintenant, une fois de plus dans sa vie, de son ancêtre glorieux, puisqu’il en dispose d’un et non des moindres, et c’est là une ascendance écrasante, dont il doit bien porter le poids. Et c’est sous cette charge qu’il a amenuisé sa carrure par les acides du sentiment de faiblesse. La mienne s’émacia aux mêmes acides sous d’autres forces, sans que je connaisse lesquels, mais d’évidence ils pesèrent et sans nul drame aucun. Il n’y qu’à me voir pour s’en convaincre.

vendredi 23 juillet 2010

253 : jeudi 22 juillet 2010

C'était mettre le casque pour visionner une vidéo tout juste reçue par mail, et ne pas rire trop fort. La faire suivre, éventuellement, choisir à qui.


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Personne ne dit qu’il ne faut pas emprunter cette rue à sens unique, aucune indication ne met en garde contre elle. Très tôt, il n’est plus possible de quitter cette voie, il n’y a plus d’intersection et on n’a plus qu’à suivre la seule direction autorisée, droit devant soi. Les cars de tourisme et les automobilistes connaissant mal la ville s’y engouffrent fréquemment, et souvent les habitants du quartier ont pour eux des regards moqueurs. Dans cette rue, à l’emplacement où une subite déclivité semble s’amorcer, tous les éléments se déplaçant sur la voie tombent dans un blanc de la carte et sont instantanément et de façon aléatoire déplacés quelque part ailleurs dans la ville. Vu depuis les habitacles, à ce moment précis, le décor change très brusquement, ce qui présente tout de même l’avantage de porter à l’oreille des conducteurs la puce qu’une anomalie vient d’avoir lieu, et les incite à chercher à nouveau leur chemin. Lorsqu’ils découvrent l’endroit où ils se trouvent désormais, la surprise est grande. En ces multiples lieux où les véhicules sont transportés, rien n’est perceptible, car dans le même temps, la voiture, le camion, le vélo ou l’autocar qui s’apprêtent à arriver sont déjà là, roulant à l’emplacement qui les accueillera l’instant d’après, sans conscience à l’intérieur pour l’habiter mais afin que les téléportés puissent être reçus sans provoquer d’accident.


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Été lente harmonie des ombres, longue procession des jours, la nuit reprends un peu plus d'espace, chaque jour aiguise son angle un peu plus. Je réfléchis, l'espace d'un instant je me déplie et je me délie, les litanies à nouveau redeviennent les miennes, je relie, rythmique, mnémotechnique sauvage, sur les ruines des ordres éclot la beauté dans le bizarre œil de demain; brutale, l'idée brûle, circule, l'horizon bascule et avec lui tous les états de la matière, toutes les fréquences du silence. Tu as l'impression d'avoir longtemps été ivre, ou endormie. Il y a des esquives, immensités furtives. Il y a du jeu.


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Elle pratiquait la gamme entière des mensonges. Comme tous les enfants, elle avait débuté par le gros mensonge destiné à éviter l’engueulade du sucre renversé, des clés perdues ou du vase brisé. Mais à l’âge où bon nombre d’adolescents commençaient à assumer leurs actes et n’avaient plus besoin de se cacher derrière toutes sortes de faussetés, elle avait persévéré en diversifiant ses expériences. Elle utilisait en toute bonne conscience le mensonge du sacrifice : celui que l’on dit pour mettre l’autre à l’aise, pour faire plaisir, quitte à s’imposer des tâches désagréables, comme lorsqu’elle prétendait suivre avec intérêt des matchs de tennis avec son père qui cherchait quelqu’un dans son entourage pour partager son enthousiasme sportif. Puis le mensonge de la défausse : plutôt qu’expliquer combien elle répugnait à séjourner dans la maison de ses amis en Normandie, elle préférait s’inventer une cousine en visite chez elle ou un stage de yoga. Puis peu à peu, elle se lança avec bonheur dans le mensonge gratuit : sans autre intérêt que celui d’inventer une rencontre, un souvenir ou toute autre baliverne. Elle y déployait une intarissable imagination ; mais s’étonnait de la facilité avec laquelle ses interlocuteurs gobaient ses paroles sans jamais mettre en cause sa bonne foi ; elle ressentait une certaine honte face à tant de confiance si mal placée.

jeudi 22 juillet 2010

252 : mercredi 21 juillet 2010

C'était lancer une blague, potache, à travers l'openspace, et dépressuriser d'un coup tout le bureau, pendant cinq minutes, avant que l'entrechoc plastique et liquide des claviers ne reprenne.

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Sur le bleu du ciel, le vent, était-ce lui, avait dessiné à grands traits souples, qui se déployaient depuis un centre improbable un peu au dessus du toit et s'évanouissaient peu à peu comme jetés par une main fatiguée, un grand éventail, symbole plus que souvenir de plumes d'autruches légèrement dégarnies qu'une élégante laisserait reposer au bout de son bras.


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C’est aujourd’hui la première journée mondiale de la lenteur, et avec elle l’aveu par les mécanismes de notre société qu’ils ne savent plus du tout comment se déprendre de l’affairement, n’étant plus capables en l’espèce que d’une incitation événementielle, folklorique et patrimoniale. Chaque personne est tenue de se déplacer selon une vitesse deux fois moindre que celle dont elle a l’habitude. Les marcheurs doivent mentalement compter le rythme de leur pas et n’en marcher qu’un sur deux, les automobilistes roulent les yeux sur l’aiguille de leur compteur, qui marque un angle inhabituellement aigu. Le trafic urbain n’est après tout pas moins fluide que d’habitude. Les brasseurs d’air se trouvent ne pas avoir moins d’activité que d’ordinaire, bien que l’atmosphère qui les entoure se trouve être moins remué. La journée les épuise, et sans vouloir me plaindre, je peux étant de ceux-ci vous l’affirmer en pleine et entière connaissance de cause. Toute chute est déconseillée car, l’attraction terrestre n’ayant pu être convaincue par l’importance des enjeux de cette journée, elle ne serait pas moins rapide hélas que les jours quelconques, pendant lesquels il est physiquement possible de tomber à vitesse réglementaire. Ce matin une personne très âgée en fit l’amère expérience, victime d’une insolation tandis qu’elle traversait une large avenue où l’ombre manquait. Elle échappa aux sanctions car peu de temps après, le Président de notre République, lui aussi victime du soleil, fut frappé par un malaise vagal lors de son jogging quotidien, accompli à la remarquablement modérée vitesse de la moitié de sa cadence habituelle. Aujourd’hui, plus que jamais, pour les éjaculateurs précoces, ça passe ou ça casse, et la plupart se font défenseurs occasionnels de l’abstinence. Aujourd’hui les avions sont incapables de décoller car ils n’ont pas le droit d’atteindre la vitesse qui leur permettrait de quitter le sol, ils passent des heures et des heures à tourner en rond sur l’asphalte des pistes. Il est à prévoir que tout à l’heure à Berne, plus aucun amateur de phrases richement dotées en propositions relatives n’en commence la moindre de peur de ne pouvoir en trouver la fin avant l’heure du coucher. Aujourd’hui les cyclotouristes croisent leurs doigts sur les guidons dans l’espoir d’un retour à la maison avant la nuit. Aujourd’hui les cibles parviennent à éviter les balles et dansent dans la grâce, tandis que personne ne compte sérieusement achever la lecture de Guerre et paix avant le lendemain. Aujourd’hui plus que jamais, ces journées mondiales à la con nous emmerdent : qu’on nous rende la lenteur tout au long de l’année, même au prix de l’ennui. Voici, implacable et dans toute son évidence, le bilan de cette absurde épisode.

mercredi 21 juillet 2010

251 : mardi 20 juillet 2010

C'était terrible, bien sûr c'était douloureux, bien sûr c'était plein de tristesse. Mais comme il aimait sa douleur, et comme il se laissait complètement aller à trouver belle cette tristesse, jusqu'à penser que c'étaient elles qui le rendaient vivant, vivant comme jamais. Il en était ainsi de sa souffrance et de sa peine, mais ne pouvait en être de celle des autres. Il lui était impossible de ne pas voir la souffrance des autres, et il était absolument exclu de pouvoir l'aimer. Et quand s'arrêterait la douleur des autres, car il fallait absolument qu'elle cessât, que resterait-il de la sienne? Aimerait-il autant sa joie qu'il aimait sa tristesse? Il lui faudrait réapprendre à aimer la joie pleine et la sérénité, à ne pas regretter le trouble et l'affliction. On l'y aiderait.

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C'était d'arriver le matin pour trier les mails, passer du temps, classer en listes. Jusqu'à la première sonnerie du téléphone, ou jusqu'au premier mail urgent.


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Les nouvelles villes, implantations et regroupements des arrivants qui ne préférèrent pas la solitude ou l’érémitisme furent dotées, par crainte d’un délitement rapide par manque de passé, de légendes constituées de toute pièces par les pionniers, en concertation particulière avec ceux qui parmi eux, architectes et ingénieurs, seraient les premiers bâtisseurs des lieux, ceux qui dessineraient au sol les premières figures formant les villes dans l’espace, figures auxquelles on demandait en somme d’également valoir comme symboles et cryptogrammes. Ceux qui s’étaient regroupés avait choisi le sédentarisme et la constitution de villes, ils jouissaient de l’opportunité unique d’initier une âme collective de pierre, d’arrière-cours et de voies que viendrait peupler et nourrir pendant des siècles de nombreuses générations successives, et désiraient que cette possibilité ne soit pas gâchée par un défaut d’inconscient, d’antiquité et d’épaisseur d’ancienneté, qui pourrait, redoutaient-ils, rendre indifférent aux générations suivantes le fait d’y rester ou d’en partir, si jamais celles-ci n’étaient plus habitées par l’esprit de pionniers de leur prédécesseurs et aïeux. Un jour, la durée de vie des nouvelles villes serait assez importante pour les pourvoir d’une ancienneté suffisante à la pérennité urbaine, mais il faudrait aux villes tenir jusque là et n’être pas entre temps devenues une agglomération de ruines récentes et désertes. Bien des villes et des regroupements comprenaient par exemple des esplanades marquant l’ancien emplacement de cimetières anciens et disparus qui n’avaient jamais existé ici, des palais d’aristocrates n’ayant jamais vécu ou, dans leurs bibliothèques, les œuvres complètes d’écrivains imaginaires qui vécurent ici et rédigèrent, dans leurs maisons préservées avec soin jusqu’à ce jour, d’héroïques pages sur la ville qui était le seul lieu au monde où il leur avait été décemment bien que douloureusement possible de vivre. La première génération des habitants de la ville, les pionniers initiaux, qui l’ayant elle-même fabriquée ne pouvait ignorer l’artificialité de cette antiquité, avaient pour devoir civique supérieur d’assurer à sa descendance et aux nouveaux arrivants qu’il s’agissait là de l’authenticité par excellence, et de l’histoire incontestable elle-même, fondement de tout concept de vérité et de toute notion de réalité.

mardi 20 juillet 2010

250 : lundi 19 juillet 2010

C'était subir chaque matin la stridence du radio-réveil, l'appel au levé, au garde-à-vous et avoir, à ce moment, depuis son lit, la vision du bureau, là-bas, et du temps à y passer, assis, tête baissée vers l'écran.


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L’espoir, la vie et la damnation viennent de traverser la rue dans une robe d’été, le sourire aux lèvres et le regard absorbé dans des pensées qui n’étaient pourtant pas visibles. Je les vis par accident, je n’en étais pas le destinataire. Elles n’ont pas de destinataire, quand bien même et pour leur agrément parfois une destination. Je ne fis que les voir passer, elles étaient dans l’ignorance de mon regard, aussi coulèrent-elles sur moi sans que ma peau ni ma mémoire n’en conserve de trace, d’auréole ou de brûlure. Peut-être allaient elles elles-mêmes rencontrer leurs espoir, vie et damnation, effectives à leur endroit, qui chacune comme elles-mêmes touchent dans la méconnaissance de leurs conséquences.

lundi 19 juillet 2010

249 : dimanche 18 juillet 2010

Je prends la rivière parce que je crois qu’elle me mènera plus loin que la terre. Je la remonte pour aller à l’encontre du cours des réalités qui nous ordonnent, nous livrent l’ordre et nous donnent les ordres. Ce voyage, comme tous les autres, ne me semble pas autorisé. La rivière me mènera plus loin que la terre même s’il n’y a plus de rivière possible sans la terre. C’est s’engouffrer dans la faille, dans les emplacements où la terre n’est pas, où elle n’a pas suturé, où elle a cédé sous le travail de l’eau. La rivière a besoin de la terre, elle est dans l’espace de l’absence de terre. Je remonte la rivière et le passé révolu de la terre, plus loin que la terre.

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J'écoutais leurs mots, non je ne les écoutais pas ; ils étaient là qui circulaient dans l'air à coté de moi. J'avais un peu écouté au début, mais j'avais refermé ma bouche qui voulait dire que... mais c'était sans espoir – alors comme je devais rester là, et que je les aimais, j'avais laissé leurs voix devenir sons, échanges de timbres, et je regardais la terre à côté de moi. Un peu plus loin que ma main posée sur une petite tache d'herbe, en appui, il y avait une petite rigole sèche et quelques feuilles petites, sèches, un peu enroulées sur elles-même, et deux ou trois petites baies racornies et noircies. Une mouche les survolait, se posait, repartait, revenait et je la suivais des yeux, me demandant vaguement s'il y avait une raison à ce circuit.

dimanche 18 juillet 2010

248 : samedi 17 juillet 2010

Quelques arrêts doivent être marqués, afin que nous nous remémorions que nous sommes une somme d’empêchements, que notre existence repose et s’incorpore dans l’ombre de tout ce que nous empêchons, et que tout ce qui n’est pas possible avec nous, que tout ce qui n’est pas possible du fait de notre existence constitue notre ontologie négative et notre empreinte. Nous sommes un creux plein, nous sommes inconnaissables et nous sommes un nœud qui ne se pourrait délier qu’à défaire en de nouveaux possibles ceux qui ne l’étaient pas de notre fait, à notre vie défendante. Et alors nous ne serions plus.

samedi 17 juillet 2010

247 : vendredi 16 juillet 2010

Tout ce que lui a raconté Charbit-Bled, ça a fait comme des poussées de fièvre et des remontées d’acide tout du long du Stup’, il s’est retrouvé plongé dans la spirale face au démon, à poil à devoir affronter les dragons qu’il croyait avoir déjà vaincus, foulés au pied et ratatinés pour de bon, mais les voilà qui reviennent en plein milieu de la vue imprenable, et le Stup’ se sent en haut de la piste pour la descente aux enfers. Charbit-Bled lui débitait les nouvelles activités de son retour triomphal au plus haut des cieux du royaume du cul, il y prenait goût à les débagouler ses chantiers, ça y allait la gourmandise, il lui a peint tout le tableau, mais pas façon minimaliste, non, Charbit-Bled il lui a fait le tableau genre primitif flamand, tous les détails y sont passés, et c’est là que le Stup’ a eu la tête qui est partie à tourner, là qu’il a senti des fourmis lui bouffer toute la peau de partout et lui passer au travers des boyaux et le long de la gorge. Il voit trente-six fois trente-six chandelles, il a l’impression que sa moustache, c’est devenu des lézards qui ne s’arrêteront plus jamais de gigoter l’épilepsie. Le Stup’ est en panique, ses voyants clignotent rouge, tout ce qu’il trouve à dire à Charbit-Bled, c’est qu’il a arrêté le cul, il a arrêté le cul, je te dis, c’est ça qu’il lui balbutie. Charbit-Bled n’arrive pas à le croire, il arrive pas plus à le croire que si on lui disait qu’à partir de maintenant, il allait se mettre qu’à ne plus rien faire d’autre que de la peinture sur soie. Le Stup’ arrêter le cul ? C’est la meilleure de l’année, c’est la meilleure de la décennie, il lui semble pas avoir jamais vu de cochon voler pourtant, ni de poulet avoir des chicots qui lui poussaient au bec, voilà ce qu’il est en train de se dire, Charbit-Bled, et le Stup’ s’en rend bien compte. Alors, le Stup’, il se défausse, il se lève de sa chaise et taille sa route en titubant, il vaut mieux qu’il laisse Charbit-Bled en plan, sans payer son café ni faire de politesses, il voudrait être ailleurs, il voudrait être n’importe où ailleurs qu’en lui-même au rendez-vous de l’Armageddon de sa conscience vs le cul, alors il faut qu’il se retrouve tout seul, là, le Stup’, parce qu’il sait qu’il n’est pas beau à voir en ce moment, que là il a juste la gueule d’un mec qui à beau en avoir vu des paquets de vertes et des brouettées de pas mûres, qu’il lui faudrait pas moins les jupons de sa mère pour aller s’y planquer. Le Stup’ a sa pudeur, il veut pas qu’on le voie dans cet état là, et surtout pas Charbit-Bled. Charbit-Bled, il en reste comme deux ronds de flanc, il se met à se marrer tout seul à sa table du Reinitas une fois que le Stup’ a mis les bouts. La vache, qu’il se dit, Charbit-Bled, le Stup’ qui pique un fard, pince-moi je rêve. Et Charbit-Bled de commencer à croire que le Stup’ a vraiment arrêté le cul, et de se dire que son vieux lascar de pote ne devait pas filer que la moitié du quart d’un mauvais coton.

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Un trottoir si étroit que les petits parpaings gris clair qui le constituent ont dû être recoupés, et la petite bande gris sombre qui le borde est trop fine pour que l'on puisse jouer à marcher en évitant les joints. Un trottoir qui n'est pas fait pour marcher, juste pour s'y réfugier quand une voiture s'annonce, lentement, avec la délicatesse d'un invité peu sûr de lui, et quand par hasard, de temps en temps, on a affaire à un fou, un butor, un imbécile, un étranger qui dépasse les vingt kilomètres à l'heure, on se colle au mur, terrorisés. Je joue à rester dessus, avec l'impression d'être une merveilleuse acrobate sur un fil.

vendredi 16 juillet 2010

246 : jeudi 15 juillet 2010

Plus tard, la découverte s’avèrerait un cas d’école pour la science historique, qui inciterait à penser à nouveau la notion de proto-histoire. On avait été en présence d’une société qui se montrait tout à fait contemporaine par ses formes sociales, techniques et culturelles, tout en étant radicalement étrangère, familière et quasiment impénétrable à la fois. Pourvue d’une écriture et même d’une abondante et vivante littérature, mais incorporée dans des langages que l’on ne comprenait pas du tout. Les hiéroglyphes égyptiens et l’écriture cunéiforme mésopotamienne furent déchiffrés et compris à nouveau au XIXe siècle, mais ils concernaient des civilisations alors disparues depuis plusieurs millénaires, que l’on ne comprenaient plus par immense défaut de contemporanéité, précisément. Ici, c’était une civilisation contemporaine largement alphabétisée et hautement lettrée que l’on ne comprenait pas, plus étrangère que Sumériens, Phéniciens et Étrusques réunis. Les quelques explorateurs et savants qui s’en allèrent l’arpenter constituaient bien une proto-histoire à son sujet, qui deviendrait un jour une histoire lorsque la compréhension des langues de là-bas deviendrait acquise, car ils témoignaient par leur langages de ce qu’ils y rencontraient, mais c’était là une bien étrange proto-histoire qui ne relevait pas de la science historique, tant elle manquait d’intelligence chronologique et de compréhension générale, hormis sur tout ce qui là-bas leur était familier, et vis à vis duquel ils étaient comme dépourvus de distance ou de mots, alternativement entre l’impraticable regard sondeur sur soi-même et l’infranchissable stupéfaction. C’était tout autant l’impossible proto-histoire de leur propre civilisation qu’ils écrivaient obscurément, depuis les zones impensables de leur esprit.

jeudi 15 juillet 2010

245 : mercredi 14 juillet 2010

Dans l'ombre du platane, j'écoutais, debout contre le tronc, un échange de propos sur le théâtre qui aurait dû me passionner, que ma lassitude gommait. Pour que mon attention soit tendue vers eux, comme on égrène un chapelet, je fixais à mes pieds les puissantes racines qui perçaient le sol, sinuaient, s'étendaient comme un nœud de serpents fatigués, leurs blessures apparentes comme des traces de mue. Mais elles étaient plus fortes que ce qui se disait, et je ne voyais plus qu'elles, le son s'éloignait, étranger. J'ai étendu mon bras au dessus d'elles, le côté tendre, intérieur, face à moi et au ciel. J'ai serré le poing et mes tendons leur faisaient échos, leur rendaient hommage. Je me suis amusée un moment de leur parenté. Mais elles, plus bosselées encore que mon bras, plus anciennes cent et cent et cent fois, portaient plus de vie, plus d'avenir que les quelques veines qui dessinaient un petit réseau bleu sous ma peau.

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Si j’avais pu courir, je serais plus loin, et il faudrait me retourner pour espérer me voir, planté sur le trottoir à déplorer d’être toujours là, toujours dans la déploration. C’est pour ne plus vivre dans la peur que j’aurais dû courir, et c’est par peur que je ne l’ai pas fait, cette fois non plus. Si j’allais maintenant là où je serais si j’avais couru, je ne serais pas plus avancé, car j’y serais. Et si je devrais courir, si j’aurais dû courir c’eût été pour ne plus être où je suis, pour ne plus être avec moi-même, et bien plutôt être plusieurs rues plus loin, définitivement hors de moi qui serais resté planté au même endroit avec sa trouille, pris par surprise et qui n’aurait pas pu suivre, peut-être pour le retrouver plus tard, sait-on jamais, mais à condition qu’il ait changé entre temps. Et alors, avec mes trois rues d’avance, j’aurais pu continuer jusqu’à chez toi sans que je me rattrape, et arriver chez toi jusqu’à toi où je n’aurais plus été moi, une personne neuve ailleurs avec toi, pendant que moi serait retourné penaud chez lui, à continuer ses petites affaires sans que je n’ai plus à m’en mêler, à continuer ses petites affaires un peu estomaqué de s’être vu partir si soudainement hors de lui-même pour de bon. Estomaqué certainement mais alors ce ne serait plus mon problème.

mercredi 14 juillet 2010

244 : mardi 13 juillet 2010

Et ce débit d’eau. Impressionnant déversement continuel, malingre filet au printemps ou en été, grosse effusion en automne et sous fine couche de glace l’hiver, son cours pourtant jamais ne s’arrête. Permanence de la nature, circuit immuable de l’eau qui s’évapore puis redescend, pleut puis ravine, sans aucune errance, l’eau trace sa route. Elle sait d’où partir, des cimes, elle creuse la haute montagne et où passer, sinusoïde trouée entre les vallées, elle file sans retenue. Et au bout du chemin, elle n’hésite plus, se jette à cours perdu dans la grande marre, qu’elle soit mer ou océan. Elle était fluide, vierge et pure, juste maculée par quelques limons inoffensifs, et la voilà, corrompue, attaquée par un sel rongeur, elle se dissout, perd de sa fluidité, s’oublie dans les profondeurs que d’autres eaux forment avec elle. Elle meurt. Et si ce cycle de l’eau n’était qu’allégorie de nos vies, de nos chemins fuyants, de nos routes empiriques tracées par nos aïeux ? On use des mêmes canaux, fleuves ou rivières. Le cours d’eau comme cours de l’existence. Certains coulent plus vite que d’autres. D’aucuns ont même leur propre fleuve, aux berges rectilignes en béton fortifié comme garde-fou à tout débordement. Une eau limpide qui dévale avec un débit puissant que rien n’arrête. Ils sont forts, grands et beaux. Ils filent à grande vitesse avalant avec eux quelques affluents chétifs, avortons qui n’ont d’autre solution que de se jeter dans leur lit. Mais chacun, maigre ruisselets ou grande destinée fluviale, finit dans le grand estuaire et termine le parcours dans la même mer âcre, anonymes parcours noyés dans un grand tout, noir et silencieux. On meurt.

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La rééducation à l’ordinarité est automatisée dans la mesure du possible. Par exemple, les convalescents titulaires d’une ligne téléphonique reçoivent chaque jour un appel. Leur appareil sonne et un jour, plus ou moins tardivement, ils décrochent lorsque le signal retentit. Un message enregistré se déclenche et informe la personne qu’il s’agit là d’un appel téléphonique, en répétant quatre fois distinctement et toutes syllabes soigneusement articulées “ceci est un appel téléphonique”, puis trois fois “vous pouvez raccrocher”. Si la personne ne raccroche pas, l’appel prend automatiquement fin. Ces appels quotidiens sont prescrits par séries de trente, renouvelables à loisir selon l’avis des services de rééducation.

mardi 13 juillet 2010

243 : lundi 12 juillet 2010

Dans le bleu brûlant, dans le gris mort et vaguement humide, dans les bourrasques qui lui parvenaient au ras de la cime des remparts, la terrasse était souvent vide, sans doute, mais elle était si profonde et dominait de si haut nos pas que l'on ne pouvait en être certain. On ne la remarquait pas d'ailleurs, l'œil glissant sur la sévérité de la façade, animée uniquement par quelques bandeaux qui soulignaient le beau rythme des quelques ouvertures, pour se précipiter directement dans le ciel. Il y avait pourtant, accrochés à un coin du petit grillage, assez laid, mais dont la banalité m'était sympathique dans son refus d'ajouter ou de lutter avec la noblesse des pierres, quatre pots de géraniums et une fougère, à côté d'une souche de cheminée, comme perdus à la limite d'un grand espace désertique, et j'imaginais une petite cabane humble et confortable, hors de vue, au fond de cet espace, qui abriterait un ermite, vieil homme retiré, méditatif et vaguement lettré, que des esprits assisteraient en assurant, invisibles et discrets, l'entretien de ce semblant de verdure

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Qu’est-ce qui sort des grandes bouches ouvertes en bas de leurs visages grimaçants, puisque tous ils sont silencieux et figés comme des statues, l’expression et la posture arrêtées comme s’il avait fallu qu’ils immortalisent encore vivants une scène chaotique dont on devait conserver l’image et connaître à jamais les détails ? Pour quel futur doivent-ils demeurer un passé persistant ? Et de quel passé doivent-ils témoigner d’un avenir possible, effroyable ou désirable ? Leur bouche béante et déchirée comme gueules ouvertes ne sont pas un creux, pas un vide sombre, mais autant de denses tas opaques saillant hors de leur face qu’il y a de cris muets arrachés à leur corps. Ces paquets obscurs jaillis de leur gorge entre leurs dents et lèvres sont le hurlement si dur, terrible et fou qu’il est devenu pierre, aussi compréhensible et assimilable qu’une pierre jetée, ou bien ils sont le bouchon pour que cette plainte ne soit jamais, pour qu’elle n’atteigne nulle oreille, ni de déchire aucun air et ne traverse aucune distance.

lundi 12 juillet 2010

242 : dimanche 11 juillet 2010

J’avais marché sur le plateau selon une direction choisie complètement au hasard. Je ne savais pas où j’étais, ni ce que je pourrais trouver nulle part. Une direction au hasard et s’y tenir, c’était la seule chose à faire, et l’espoir de rencontrer quelques habitations, un village ou une ville, et comprendre alors le nom et l’emplacement des lieux où j’avais atterri, ce qui s’y déroulait, s’il m’était possible d’y rester ou d’en repartir, et pour quelle destination. Je marchai longuement en ligne droite, plusieurs journées, dormant dans des sous-bois et me nourrissant de fruits jaunes qui pendaient aux branches d’arbres que j’eus la chance de rencontrer souvent. J’hésitai longuement avant d’ingérer les premiers, je les ouvris d’abord et les sentis, leur odeur était plutôt accueillante et je me laissai aller à ce que réclamait mon estomac. Je n’en subis pas de conséquence regrettable. Je finis par rencontrer une voie ferrée, et décidai de la suivre. Aucun indice ne me permettait de décider d’une direction plus que d’une autre, une chance sur deux pour que celle que j’allais choisir me mène à la gare la plus proche. Je pris vers le sud. Quelques heures plus tard, un train s’approcha. Sur le plateau, il était visible de très loin, et comme il n’était pas rapide je me plantai entre les rails et agitai largement les bras, pensant que j’aurais le temps de m’écarter s’il ne se décidait pas à stopper sa marche. J’agitais les bras et il approchait, j’agitais les bras encore et encore et il approchait, il ralentissait mais je ne savais pas encore s’il s’arrêterait, je ne le savais pas encore et j’agitais les bras sur la voie pendant qu’il approchait et ralentissait.

dimanche 11 juillet 2010

241 : samedi 10 juillet 2010

Retour au réel Dans l'antiquité, lorsque quelqu'un était malade, pour le purifier on lui faisait boire beaucoup et prendre le grand air, faire de l'exercice, éliminer les toxines. Si ça ne marchait pas, on lui faisait aussi des saignées, des cataplasmes, des jeûnes, des bains de vapeur ou des bains de mer, ou dans des sources, des rivières, etc.... Faire cela à son âme, en rêve, comme on peut tout faire en pensée, pour échapper à son mal, se guérir de son âme si le besoin s'en fait ressentir comme parfois avec les aléas de l'existence. Méditer: faire le vide en soi, tabula rasa. Fuir la fascination sans mots des images. Dévier l'aliénation; utiliser les mêmes pulsions destructrices comme une force, ce pouvoir de perversion _ pouvoir du voyeur, et pouvoir de projection, dans l'ampleur cruelle et désœuvrée de ses prospectives _ en faire réellement un renversement des forces négatives. Changer de perspectives.


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Il avait laissé son vélo là-haut, au bord du chemin ombragé. Il avait franchi la haie à cet endroit un peu moins dense, ce passage entre les deux chênes par lequel il avait aisément pu faufiler son corps fluet. Il avait contemplé quelques instants, les mains posées sur les hanches, cette minuscule vallée qui lui paraissait grandiose, et les constructions sur l'autre versant. Il voyait les bâtiments de la ferme, avec leurs toits de tôle ondulée mangée de rouille, et l'imposante maison du notaire, avec ses grands volets bordeaux. Il imaginait de l'autre côté, devant la façade, la Jaguar garée sur les graviers, prête à prendre l'allée bordée d'arbres qui menait jusqu'à la grille. Il distinguait un peu plus loin l'une des dernières maisons du bourg, juste un peu isolée du lotissement : celle où habitait Sophie. Cela lui plaisait de croire qu'il était venu ici uniquement pour cela, voir, épier, de cet observatoire, la maison de Sophie, parce qu'il aimait beaucoup, déjà, être amoureux. Il aimait penser qu'il savait ce qu'était l'amour, et que c'était plus important que tout le reste. Il dévala la pente jusqu'au ruisseau en se laissant porter par son élan avec un long cri euphorique, qu'il retint légèrement, parce qu'il n'était plus un gamin.


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Les anomalies du comportement de l’air se faisaient plus fréquentes et n’étaient pas plus compréhensibles que la première fois qu’on les avaient constatées, où on avait été incapable d’en rien expliquer. Les conséquences étaient parfois spectaculaires et graves, même si toujours localisées. Dans ce contexte, le programme de fusion et de compression des espaces avait été accueilli avec une méfiance encore plus grande qu’elle ne l’aurait été en temps normal. Éditorialistes et clients du café du commerce, dans cet ordre-ci, ou peut-être dans l’ordre inverse, déploraient une maladresse politique, ou une mauvaise séquence qu’il aurait été préférable d’éviter. Un processus d’une telle ampleur, et reposant sur des technologies si complexes et opaques, effrayait. Alors qu’il semblait que même ce qui dans le monde était le plus fiable et le plus naturel pouvait s’égarer, on avait de grands doutes sur le bon fonctionnement de grandes machineries requérant un précision millimétrique pour délivrer le résultat attendu. S’il y avait des erreurs ou des accidents, des imprévus, ou des répercussions insoupçonnables, elles pourraient faire disparaître des territoires entiers et tout ce qu’ils portent, s’effrayait-on, ou mettre en relation directe des lieux qui ne pourraient peut-être pas le supporter. On ignorait si des lieux pouvaient ne pas survivre à des rapprochements fréquemment considérés comme contre-nature, mais on déplorait que cette vaste action soit entreprise dans une telle ignorance. Tout est sous contrôle, répétaient les autorités, elles ajoutaient qu’il était toujours possible d’imaginer de nouvelles conséquences fantaisistes pour s’empêcher d’accomplir le plus infime des actes, et qu’il fallait raison et confiance garder.

samedi 10 juillet 2010

240 : vendredi 9 juillet 2010

Une fois chez lui ce soir, le jour où il avait été suivi pendant tout le trajet depuis son lieu de travail, il avait relu à plusieurs reprises les trois histoires que contenaient le pli du 2ISD. Il y cherchait un message ou une explication, il tâchait d’exploiter le peu qu’il avait sous la main pour comprendre qu’un pli d’un organisme totalement inconnu ait pu être envoyé sur son lieu de travail, un lieu que quasiment personne ne savait qu’il fréquentait. Il espérait aussi deviner à partir de ces trois paragraphes que la filature qu’il avait subie y était liée. Il espérait le deviner ou le craignait plutôt, il eut rapidement peur d’être la cible innocente d’une machination gratuite et hasardeuse dont il ne pouvait imaginer les formes et les ressorts. Il n’y avait aucune raison à ça, mais il n’y avait non plus aucune raison pour qu’il soit suivi dans les rues, ni aucune raison qu’un organisme inconnu lui fasse parvenir, là où il était largement anonyme, trois histoires qui ne le concernaient pas du tout. Sa peur était augmentée par le sentiment d’insécurité qu’il éprouvait dans cette ville tentaculaire et indifférente où il était seul. Il se sentait sans secours. Il reprit les textes. L’histoire d’un homme qui assiste à l’enterrement de sa mère, et qui n’y connaît personne. Outre que la solitude de cette personne devait être comparable à la sienne, il ne voyait le moindre rapport avec aucune situation qu’il avait pu rencontrer. L’histoire d’un groupe de personnes qui gravissent perpétuellement un escalier sans fin lui rappelait bien la répétitivité et l’absurdité de sa tâche d’enregistreur de courrier, mais ils devaient être des centaines de milliers dans cette ville à bûcher de la sorte à tels emplois machinaux et abrutissants, tout ce monde avait-il reçu sa livraison sous pli de trois histoires étranges ? Il en doutait, il lui faudrait vérifier, quitte à aborder des inconnus, faire une enquête à son échelle. La troisième histoire évoquait une planète, peuplée d’humains, saturée à l’extrême de constructions humaines, où il n’y avait presque plus aucun espace libre en dehors d’une unique mégalopole étouffante. Il avait le sentiment que la ville où il vivait était comme cette planète. L’histoire d’une autre monde lui rappela une rumeur qui circulait il y a peu et dont il avait entendu parler par hasard : il existerait un continent dont toutes les autorités mondiales dénieraient la réalité, et vers lequel il serait possible de clandestinement s’évader. Ce mystérieux continent serait l’exact opposé de la planète décrite dans le texte, et de la ville qu’il connaissait : un territoire pacifique et tranquille où chacun vit dans d’amicaux paysages où il peut résider à sa guise, sans être écrasé de travaux sinistres. Il relut de nouveau les trois textes, et échoua encore à trouver une explication aux étranges incidents qu’il avait récemment connus, ni le moindre indice qui aurait pu l’éclairer à ce sujet.

vendredi 9 juillet 2010

239 : jeudi 8 juillet 2010

Sois bénit d'être là, et si merveilleusement intelligent. Sois maudit pour ta sollicitude et ton désir de remettre en ordre mes pensées. Sois bénit pour ce que tu m'a apporté, parce que j'avais envie de te croire. Soit maudit pour le fracassement de ce que je croyais aimer, être. Sois bénit pour ce vide que tu as fait. Sois maudit pour les graines un peu trop personnelles, un peu trop défraîchies que tu as tenté de m'imposer. Sois bénit pour la liberté que, de toute la force nouvelle que tu as provoquée, je vais prendre en t'oubliant.

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Parfois il est sidéré devant la persistance de la matière et la continuité de la conscience sans laquelle il ne pourrait constater cette permanence. Tout de même, la réalité est faite de durées et de causalités. S’en étonner soudain lui donne autant de prises mentales et de perspectives que d’imaginer qu’il puisse n’y avoir rien plutôt que, par exemple, lui assis sur le banc dans le parc où il a ses habitudes, en train de s’étonner qu’il n’y ait pas rien plutôt, ou à considérer le type de normalité qu’engagent matière et conscience tenaces. Ce sont autant de prises mentales et de possibilités de spéculations efficaces à chaque fois, c’est-à-dire aucune. Il est ce qu’on appelle un rêveur. Il est souvent, comme on dit, dans la Lune. Parfois, il se demande ce que l’on ressentirait physiquement si on pouvait accéder à la sensation du corps de quelqu’un d’autre comme si c’était le sien, si on aurait soudain mal au dos, aux genoux ou aux dents, ou si on découvrirait subitement que l’on subissait depuis longtemps une douleur de fond à laquelle on s’était tant habitué qu’on avait oublié son existence.


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Au début ce fut des cris et de la fureur. De sa part à elle. Un monologue exaspéré et vociférant, énumérant à son compagnon tous ses manquements dans leur vie de famille. Face à elle, il gardait le silence, médusé, ou consterné, mais aucun changement visible ne survint, seule une patiente attente de sa part que le calme revienne et que la vie reprenne son cours habituel. Alors elle changea de tactique pour adopter la sienne : plus un mot. Cela faisait maintenant des mois qu’ils ne se parlaient plus. Au début, elle avait pensé cela impossible : il fallait bien communiquer ne serait ce que pour l’organisation du quotidien, les enfants, les courses, les rendez-vous. Puis elle s’aperçut que cela n’était pas nécessaire : il suffisait d’agir comme si elle vivait seule, en mère célibataire et d’assumer vaillamment, pour faire réagir son compagnon à la menace sous-jacente de son inutilité. Mais là encore, il ne manifesta aucune velléité de se remettre en cause, pas plus qu’il ne questionna sa posture ; il s’en accommoda très bien. Elle en était restée toute ébahie : il était manifestement satisfait, débarrassé de toute contrainte familiale, rendu à ses seules envies, comblé, sifflotant, son sandwich au jambon dans une main, la zapette dans l’autre. C’est à partir de ce moment que lui vinrent des idées de meurtre.

jeudi 8 juillet 2010

238 : mercredi 7 juillet 2010

Un cri fait la nuit, la diffuse et la module, jusqu’à l’épuisement et qu’à cours de souffle il se retire et soit recouvert de jour, de lumière et de transparence. Un cri fait la nuit, de douleur ou de rage, d’extase ou d’effroi, de stupeur que la vie passe à travers soi, et qu’on soit là pour que l’existence par ici traverse. Un cri fait la nuit, il est inaudible pour ceux rien que ceux dont c’est la nuit pourtant, la nuit déchirée par le cri qui la fait sans qu’elle le déborde ni l’excède, car elle est elle-même la déchirure. Un cri fait la nuit et on ne sait qui le crie, de quelle gorge il est sorti ni d’où elle est arrachée.

mercredi 7 juillet 2010

237 : mardi 6 juillet 2010

Nous n'étions pas possibles. Ensemble, nous étions insupportables à notre entourage. Riant, parlant sans pause, de choses que nous étions seules à partager, nous lui étions odieuses et notre complicité n'en était que plus délicieuse. Je me souviens des fous rires interminables, après un seul regard, un vague signe de tête ou de la main, trois mots n'étaient pas même nécessaires. Je me souviens aussi des nuits blanches à bavarder. Nous étions deux enfants et nous nous aimions profondément. Jusqu'à cette nuit de décembre 1999, lorsque la tempête a couché le tulipier vieux de quelques décennies dans le parc de La Crauze. La sorcière a prétendu que la perte de l'arbre lui aurait causé moins de peine si nous avions chacune pu dormir dans notre propre lit cette nuit-là. Car c'est ainsi que raisonnent et jugent les sorcières. Mais cette nuit-là, l'une d'entre nous n'était plus libre de ses mouvements, entravée dans un hôpital de Poitiers. Nous ne nous sommes jamais retrouvées depuis. Nous continuons certainement de nous aimer. Mais de tous les mots, "aimer" nous semble le plus vain. Aujourd'hui nous ne pouvons plus nous voir. Les propositions enthousiastes de retrouvailles ne se concrétisent pas, s'annulent au dernier moment pour des motifs aussi futiles que graves. Nous n'existons plus : moi, toi et tous les autres ont pris le dessus. Le sort ne se rompt pas si facilement. De tous les pronoms, "nous" reste le plus difficile.

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Nous approchions de la destination, une petite maison au bord d’une route qui menait à la mer, ce que dirait déjà le sol de sable et les pins qui dessineraient la ligne dentelée, douce et nerveuse à la fois, de l’horizon occidental, comme ils le font tout le long de ce littoral. Le trajet en voiture nous avait peu auparavant fait passer près d’un cimetière, et ma passagère m’indiqua alors qu’il était beau. Je perçus alors qu’elle était dotée d’une curiosité intellectuelle et d’une sensibilité esthétique que je n’avais pas eu l’occasion de constater chez elle jusqu’alors. Elle pouvait aller voir de plus près des lieux qui n’y invitaient guère, qui semblaient la banalité même mais offraient quelque beauté aux observateurs qui savaient prendre le temps de les regarder. L’idée de lui proposer que nous nous arrêtions pour aller le voir ensemble me traversa trop tardivement l’esprit, nous étions presque arrivés à la maison. J’aurais aimé faire cette visite avec elle et voir de mes yeux et en sa présence ce qui était beauté aux siens. Elle aurait sûrement aimé constater mon intérêt et ma curiosité pour ses affinités, peut-être alors aurions nous pu simplement différer un peu cette excursion au cimetière, mais ceci n’eut jamais lieu. Arrivés à la maison, j’eus encore plus envie d’elle, plus envie encore de caresser la peau de ses épaules, celle de sa nuque et de ses cuisses, de doucement glisser mes mains sous sa robe et de parcourir son ventre, toute la chair tendre et souple que ne couvrait pas ses sous-vêtements, et sentir le plaisir et le désir patient monter en elle, sa tête s’abandonner et ses mains se promener contre moi, et bientôt sa robe aurait été à nos pieds, et mes mains doucement puis plus fort auraient pris ses beaux seins ronds sous son soutien-gorge et bientôt hors du soutien-gorge parti au sol rejoindre la robe, avant que ma bouche se saisisse de ses mamelons durcis et tendus tandis que mes doigts se seraient aventurés lentement et avec ardeur entre ses cuisses, là où ils auraient précédés ma langue une fois que nous nous serions allongés au sol. Arrivés à la maison, alors que j’avais silencieusement très envie d’elle, elle me remercia de l’avoir conduite ici, et me demanda si je souhaitais quelque chose, d’une façon très amicale qui n’incluait en rien faire l’amour parmi mes envies éventuelles dont elle s’enquérait et qu’elle se proposait de satisfaire. Je consentis à demander une boisson fraîche, la bus assez vite pendant que nous échangions quelques banalités soudaines, et je repris seul et en sens inverse la route qui m’avait mené là en sa compagnie, quelques minutes plus tôt.

mardi 6 juillet 2010

236 : lundi 5 juillet 2010

Il me fallait trouver Quelqu’un, c’est le conseil amical qu’on m’avait donné. On m’avait dit, alors qu’on me trouvait un air morose, que la solution à mes problèmes était aisée à déterminer, il fallait que je trouve quelqu’un. La préconisation n’aurait pu être plus clairement formulée, l’ami au téléphone avait dit : “il faut que tu trouves Quelqu’un”. Il n’y avait pas là d’hermétisme ou de cryptographie, ni de quoi chercher midi à quatorze heures. Trouver Quelqu’un. D’accord. Pourquoi ne pas essayer ? Ça me semblait simple, mais comme je n’avais jamais essayé par le passé, je ne savais pas tout à fait comment m’y prendre. Je n’en avais à vrai dire qu’une idée très vague. Dans la rue, me dis-je, essayons dans la rue, Quelqu’un doit bien se trouver parmi les gens, probablement. Je hasardai quelques adresses amicales à plusieurs personnes croisées sur le trottoir : “Bonjour, êtes vous Quelqu’un ?” Les trois ou quatre premières personnes que j’interrogeai de la sorte me répondirent, désolées, qu’il ne leur semblait pas, non, qu’elles étaient Quelqu’un, hélas ! Comme ma méthode était fort aisée d’exécution, et mes premiers interlocuteurs tout à fait courtois, je prolongeai sans peine ma démarche. Grand bien m’en prit, puisqu’une jeune femme me répondit bientôt que oui, il lui semblait bien qu’elle était Quelqu’un, qu’autant qu’elle était capable de certitude, elle était à peu près certaine d’être Quelqu’un. Je rentrai aussitôt chez moi, le pas léger et l’humeur guillerette, non sans l’avoir chaleureusement remerciée. Résoudre mes problèmes s’était avéré fort simple, finalement, et ne m’avait demandé qu’un quart d’heure.

lundi 5 juillet 2010

235 : dimanche 4 juillet 2010

Il est là, en face, vieillot, ensoleillé, fier, image de traditions anciennes, de transmission, noble mais plein d'une saveur terrienne dans sa presque maladresse, je le vois, l'imagine, comme ça, et qu'importe si je me trompe, je ne le regarde que furtivement, pas par crainte, ni par pudeur, rien d'aussi appliqué, simplement parce que c'est ainsi, qu'il est à lui, que nous sommes étrangers. Mais comme je m'approche je sens son oeil sur moi, et me crois scrutée. J'ai un peu froid sous ce regard, je me recroqueville dans un recoin de ma conscience, attentive mais aveuglée par la crainte. Et puis un toussotement, un bonjour, et je vois, il est lumineux, clair, accueillant. J'étais sotte – lentement, tranquillement, nous parlons.

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Il nous faudra reprendre possession des territoires souterrains, et de ceux de haute altitude. Il nous faudra les repositionner au cœur de ce que nous sommes, et leur garantir l’inviolabilité qui nous est nécessaire, après que nous les aurons méthodiquement mesurés, cartographiés et placés au centre de notre visibilité.

dimanche 4 juillet 2010

234 : samedi 3 juillet 2010

Il y a des bordures et des cadres qui bornent l’illimité, le chemin jusqu’à ses lisières est interminable. Leur dépassement aisé, il est rapide, il est indolore et imperceptible. L’illimité n’est pas ailleurs, il commence ici, plus près de nous qu’ici, il est circonscrit et minuscule, il est inépuisable.

samedi 3 juillet 2010

233 : vendredi 2 juillet 2010

Ils devinaient les structures, comprenaient leur sens mais ne s'expliquaient pourtant pas leur existence. Ils savaient différents niveaux, plusieurs plans s'enchevêtrant en un invisible labyrinthe de barbelés, transmissions aléatoires du courant dépendant de la distance de position et de la présence ou non d'éléments conducteurs. La cristallisation des fréquences ne faisait aucun sens mais leurs transmutations ponctuaient les rythmes diurnes et nocturnes. Au petit matin alors que deux oiseaux chantaient une alarme de voiture s'était déclenchée au même moment que la sonnerie du réveil. Nature sauvage de l'environnement urbain et mystère de ses routes et artefacts, de circulation réseaux de canalisations souterraines; ces derniers, tuyaux et bouches d'égout, conduits d'eau ou de gaz , ayant ces derniers temps pris une toute autre importance, vue la hausse du cours de certains métaux avec l'industrialisation des pays émergeant.

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On se faufile précipitamment dans les herbes hautes, on a entendu un bruit, et un petit bond à suffit pour voir qu’il était raisonnable de ne rien attendre de bon de ce qui l’avait provoqué. Avant de fuir, on s’était donné quelques secondes d’attention tendue, un mouvement se rapprochait dans la prairie, des vibrations qui ne tarderaient pas à se faire vaguelettes dans le pâturage se propageait. Alors l'échappée, il fallait partir au loin, hors d’atteinte et dès à présent hors de vue, c’est-à-dire qu’on ne bondirait pas dans sa course, pour se maintenir masqué par l’épaisseur végétale de la prairie. On sent qu’on sera plus lent, mais on sent que c’est préférable. Et même ainsi, on court plus vite qu’un homme, même si on ne le sait pas. L’homme, lui, le sait, et c’est pour ça qu’il dispose d’outils pour pallier les lacunes de son corps. Quand on s’arrête un instant pour éprouver la situation, on entend toujours les mouvements de la menace, même si plus lointains et plus atténués. La fuite se poursuit, il faut franchir le talus, quelques fractions de secondes à découvert et on sera à l’abri, on ne sait pas ce qu’est une seconde mais on sent ce que c’est que très bref et très soudain. On ne verra pas cette fois l’autre côté du talus, on n’entendra pas la détonation sortie de l’outil de l’homme, on n’éprouvera ni ne ressentira plus rien avant de voir l’un et d’entendre l’autre. Le monde aura disparu. Le monde disparaît entre ce qui déclenche la détonation et la détonation.