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Personne ne dit qu’il ne faut pas emprunter cette rue à sens unique, aucune indication ne met en garde contre elle. Très tôt, il n’est plus possible de quitter cette voie, il n’y a plus d’intersection et on n’a plus qu’à suivre la seule direction autorisée, droit devant soi. Les cars de tourisme et les automobilistes connaissant mal la ville s’y engouffrent fréquemment, et souvent les habitants du quartier ont pour eux des regards moqueurs. Dans cette rue, à l’emplacement où une subite déclivité semble s’amorcer, tous les éléments se déplaçant sur la voie tombent dans un blanc de la carte et sont instantanément et de façon aléatoire déplacés quelque part ailleurs dans la ville. Vu depuis les habitacles, à ce moment précis, le décor change très brusquement, ce qui présente tout de même l’avantage de porter à l’oreille des conducteurs la puce qu’une anomalie vient d’avoir lieu, et les incite à chercher à nouveau leur chemin. Lorsqu’ils découvrent l’endroit où ils se trouvent désormais, la surprise est grande. En ces multiples lieux où les véhicules sont transportés, rien n’est perceptible, car dans le même temps, la voiture, le camion, le vélo ou l’autocar qui s’apprêtent à arriver sont déjà là, roulant à l’emplacement qui les accueillera l’instant d’après, sans conscience à l’intérieur pour l’habiter mais afin que les téléportés puissent être reçus sans provoquer d’accident.
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Été lente harmonie des ombres, longue procession des jours, la nuit reprends un peu plus d'espace, chaque jour aiguise son angle un peu plus. Je réfléchis, l'espace d'un instant je me déplie et je me délie, les litanies à nouveau redeviennent les miennes, je relie, rythmique, mnémotechnique sauvage, sur les ruines des ordres éclot la beauté dans le bizarre œil de demain; brutale, l'idée brûle, circule, l'horizon bascule et avec lui tous les états de la matière, toutes les fréquences du silence. Tu as l'impression d'avoir longtemps été ivre, ou endormie. Il y a des esquives, immensités furtives. Il y a du jeu.
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Elle pratiquait la gamme entière des mensonges. Comme tous les enfants, elle avait débuté par le gros mensonge destiné à éviter l’engueulade du sucre renversé, des clés perdues ou du vase brisé. Mais à l’âge où bon nombre d’adolescents commençaient à assumer leurs actes et n’avaient plus besoin de se cacher derrière toutes sortes de faussetés, elle avait persévéré en diversifiant ses expériences. Elle utilisait en toute bonne conscience le mensonge du sacrifice : celui que l’on dit pour mettre l’autre à l’aise, pour faire plaisir, quitte à s’imposer des tâches désagréables, comme lorsqu’elle prétendait suivre avec intérêt des matchs de tennis avec son père qui cherchait quelqu’un dans son entourage pour partager son enthousiasme sportif. Puis le mensonge de la défausse : plutôt qu’expliquer combien elle répugnait à séjourner dans la maison de ses amis en Normandie, elle préférait s’inventer une cousine en visite chez elle ou un stage de yoga. Puis peu à peu, elle se lança avec bonheur dans le mensonge gratuit : sans autre intérêt que celui d’inventer une rencontre, un souvenir ou toute autre baliverne. Elle y déployait une intarissable imagination ; mais s’étonnait de la facilité avec laquelle ses interlocuteurs gobaient ses paroles sans jamais mettre en cause sa bonne foi ; elle ressentait une certaine honte face à tant de confiance si mal placée.