jeudi 1 juillet 2010

231 : mercredi 30 juin 2010

On marchait dans les rues de cette ville, on avait dépassé les presque larges avenues, ou qui se voulaient telles, les façades opulentes, réjouissantes exagérations des immeubles d'apparat qui ponctuaient, dans la grande ville du nord, les alignements haussmanniens, avec l'ampleur de leurs formes, et parfois dans les masques qui surmontaient les portes, un reste de qualité, une ossature ferme et gracieuse qui tranchaient dans ce saindoux, on avait évité les ilots moyenâgeux et les immeubles bâtards du début du 20ème siècle, tentatives timorées et malmenées par les ans d'harmonisation avec une unité fantasmée, et maintenant on marchait sous les façades mesurées, civilisées, riches et pleines de retenue de la fin du 18ème, déclinaison chaque fois différente de rangées de fenêtres hautes surmontées d'un étage effacé mais qui était là pour l'équilibre de la façade comme pour l'ampleur de la distribution intérieure. Et par les moulures, par la présence ou non de macarons, par les formes des portes cochères, chacune souriait différemment. Derrière la dentelle grassement souple des balcons, le ciel d'un bleu violent emplissait les vitres.

-------------------

La première fois, on avait cru à un océan entièrement constitué de ville. On était sorti d'un tunnel qui avait débouché sur un surplomb offrant un vaste panorama, et alors, tout d'un coup le territoire entier avait été recouvert et tissé de bâtiments et de constructions serrées les unes contre les autres, avec largement ce qu'il fallait d'anarchie apparente et d'irrégularités visibles pour que nous fussions saisis par l'énergie ici à l'œuvre, et sans concertation tous gagnés par la certitude que les découvertes seraient inépuisables dans cette ville, qu'elle était elle-même découvertes innombrables, et tout à la fois mondes multiples et monde total.

-------------------

C’était Michel, le plus grand, qui les accueillait tous au prieuré. Dans le grand jardin, derrière l’imposante bâtisse ocre, aux grandes fenêtres entourées de briques, ils étaient réunis près des hêtres et de ce vieux pommier dégénéré, dont les fruits ressemblaient à des coings. Des quinze, il ne manquait que les deux disparus il y a quelques années. Tous étaient venus, même boitant, même fatigués, et malgré la chaleur, les quatre Marie : Rose, Ange, France et Antoinette, et les quatre autres sœurs, et les frères. Autour de Michel, celui dont la chevelure toujours revêche était devenue presque entièrement blanche, il y avait Pierre, l’aîné, le plus bonhomme, Théophane, un peu secret, Clément, le plus avenant, et Paul, dont l’humour discret disparaissait parfois derrière ses sourcils en accents circonflexes, mais jamais aucun signe de contrariété plus marqué. Certains avaient pu être un peu épais, vers la cinquantaine, avec ce ventre qui venait parfois dépasser dessus la ceinture, en vieux cuir marron. Mais la vieillesse les retrouvait, ou les retrouverait plutôt minces. Les traits de leurs visages s’étaient comme dégagés et révélaient pleinement cette incroyable ressemblance. Ces cinq-là ne faisaient plus qu’un, avec toute leur réserve, leur bonté et cette lueur un peu triste dans les yeux. Les rigolos, les amuseurs ou les grandes gueules, ceux qui serraient la main très fort, c’étaient les beaux-frères, les Jacques, les Joseph, mais pas Pierre, pas Théophane, pas Michel ni Clément. Pas Paul.