vendredi 8 janvier 2010

57 : jeudi 7 janvier 2010

Décoller Tous nous rêvons, et tous nous nous souvenons de certains rêves, parfois vaguement, parfois précisément. Certains restent : ils peuvent revenir à l’esprit s’ils sont convoqués, évoqués par exemple par des amis à qui on en avait parlé peu de temps après. Pour ma part, un rêve, un seul me revient parfois en tête, sans être pour autant convoqué d’une quelconque manière. Je m’en souviens très bien. Du rêve seulement : il me serait impossible de dire avec certitude à quelle période c’était, où j’étais, ni même si je m’étais éveillé à l’issue. Seul le déroulement de ce rêve me revient en mémoire. La première image : j’entre dans la rue où se trouve la maison de mes parents, par le chemin pédestre situé à soixante mètres environ. Il fait noir, nous sommes en plein milieu de la nuit, à une heure où tout le monde dort, où l’on ne peut croiser personne. C’est cette sensation de solitude, mais de solitude heureuse, qui prédomine. Je parcours la distance pour arriver au portail blanc, dans cette atmosphère teintée de la lumière orangée des lampadaires, définissant les contours de ce cul-de-sac. Je suis ensuite dans le garage (je n’ai pas ouvert, ni le portail ni la porte du garage), c’est désormais un sentiment d’immense solitude, de vide, infiniment triste, qui m’envahit. Je sais que mes parents sont là, à dormir en bas. Mais il est très clair que quelque chose me coupe d’eux, il me serait impossible de leur parler. D’ailleurs, je le sais très bien et n’essaie même pas : je suis hors de ce monde. Peut-être est-ce d’ailleurs cette totale impossibilité de communiquer avec eux, tout en les sachant à quelques mètres de moi, dormant au chaud, qui me rend si profondément triste. Je sais que j’enfile des chaussures (en avais-je en arrivant ? Cela n’a aucune importance). Je suis à nouveau dehors, au cœur de la nuit, sur la place. Je commence à marcher, quelques pas, et puis je m’envole. Je ne suis pas surpris. Quelques dizaines de centimètres seulement au début, puis de plus en plus haut, au point d’arriver à hauteur du toit des maisons. Je me souviens précisément arriver à cette hauteur en passant à la maison de mes voisins, où je constate qu’il y a de la lumière à travers les volets d’une fenêtre de l’étage. Je file, toujours à cette hauteur, vers le bas de la place, où j’évite des fils électriques, qui n’y sont d’ailleurs en réalité absolument pas. J’ai omis de dire que je suis heureux. Pourtant, c’est à ce moment qu’une petite pointe de tristesse m’envahit : en réalité, je décide d’aller beaucoup plus haut (ou plutôt est-ce inéluctable), et cette tristesse équivaut je crois à un adieu à cet endroit. Je prends de l’altitude, et me sens excessivement bien, j’ai le sentiment incroyablement fort de quitter ce monde, de passer dans une autre dimension. Comme si, à quelques dizaines de mètres seulement au-dessus du toit des maisons, le monde n’était plus le même. La dernière image dont je me souviens, qui m’envahit, est le noir du ciel et les points lumineux que sont les étoiles, grossir progressivement. A aucun moment je ne me suis retourné.

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Trois heures qu'il fait le pied de grue au coin de la rue, le Stup', et derrière les fenêtres de l'appartement toutes lumières allumées du deuxième étage, il voit encore et encore passer la silhouette de la petite frappe. Depuis trois heures à attendre que le gus redescende dans la rue et la nuit pour pouvoir lui mettre le grappin dessus, heureusement que le Stup' avait prévu un bon stock de marrons glacés dans son sac à dos. Les marrons glacés, pendant tous les mois frais de l'année, il ne mange quasiment que ça. Il est connu dans tout le commissariat pour ça, dès que les températures tombent, on le chambre de suite avec les marrons glacés, et si un petit nouveau arrive dans les équipes et qu'il demande à un collègue qui est donc le Stup' dont il n'arrête pas d'entendre parler, il n'y a qu'à lui répondre que c'est le moustachu aux marrons glacés et tout de suite le bleu peut mettre un visage, une moustache et une boîte de marrons glacés sur le nom du Stup'. Si tout le monde l'appelle le Stup', c'est pas parce qu'il est aux Stupéfiants, vu qu'il est à la Criminelle, le Stup', c'est tout simplement un diminutif de son nom de famille polonais qu'à peu près personne ne connaît, sauf le Commissaire qu'il l'appelle des fois par son patronyme complet quand il l'engueule, mais seulement quand ils sont en tête à tête - parce que le Commissaire a total respect pour le Stup', même si c'est une tête brûlée pur porc qui vous fait régulièrement vieillir de dix ans juste sur le temps d'une enquête. Les lumières s'éteignent au deuxième étage, le zigoto va descendre. Le Stup' fourre sa boîte de marrons glacés dans son sac à dos, il traverse la rue pour se poster à côté de la porte d'entrée et le cueillir. L'idée est toute simple : lui faire cracher tout ce qu'il sait sur la bande de Serbes avec laquelle on l'a vu fricoter un peu trop souvent, et du côté de laquelle le Stup' sait très bien qu'il va trouver de quoi faire avancer le boulot qu'il a sur le gaz.

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Tout frais, tout gai, une silhouette dégingandée suit une route, dans l'air qui frise, le long d'un ruisseau, et en approchant celui qui est de ce coin entend le garçon siffloter, et ils se saluent, et le garçon en tapotant sur son havresac interroge sur les fermes qu'il y a par là, et les patronnes ou les servantes. Encore, encore, année après année celui qui regarde voit grandir la silhouette le long de la route, noyée dans l'ombre, écrasée par le soleil du milieu du jour, se noyant dans l'ombre de l'arbre suivant, avec son sac qui cambre son dos, et son chapeau poussiéreux rabattu sur ses yeux, ses pas sont fermes, il roule un peu, comme un matelot qui va tout casser, comme un roulier, et ils se sourient et se saluent, évoquent le temps qui est passé sur les fermes. Tout doux, tout lent, l'homme qui est revenu chez lui se redresse dans son champ en entendant des abois et des pas, et c'est toujours, encore, le même qui vient là, un peu courbé, bien forci, mais pas trop, pas comme un bourgeois de la ville, et il avance plus lentement, en-rêvé ; l'homme du champ le hèle, il s'arrête, plisse des yeux, dit « c'est toi ? » et cette fois il l'interroge sur la vie qu'il a mené à la ville, pas sur les fermes ni les femmes. Maintenant, maintenant, deux ou trois jours après, l'homme dans le champ entend une carriole qui prend la courbe, et dedans l'autre est là, avec ses rides, ses grandes mains pleines de nœuds qui tiennent les rênes, et à coté il y a, bien droite, et souriante, et qui incline la tête, la jeune veuve de Maître Parmier, le propriétaire de la Buissière.

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Le Voyage de Jean-Guy (4/7) Un jour pourtant, deux semaines après qu'on eut catapulté Jean-Guy tête d'affiche de la compagnie, une curieuse dispute éclata dont personne ne comprit l'exact motif à l'époque. Notre gironde et bien aimée costumière, Sylviane, faisait avec nous l'inventaire des accessoires nécessaires aux futures représentations. Pour le rôle de Perrichon, un oreiller bien dodu s'avérait indispensable pour donner du “coffre” au personnage. Comme tous les cinquantenaires de la troupe, Jean-Guy était certes un peu ventru, il avait sa part de bon et de mauvais cholestérol dans les veines, mais cela ne suffisait évidemment pas. Perrichon devait être aussi gras qu'il était bête, tout le monde tombait d'accord là-dessus. Tout le monde sauf Jean-Guy qui déclara subitement, et comme en pleurant de colère, que Jacques Weber n'était qu'un pitre et que les grands comédiens n'avaient pas besoin de prothèse et de postiche pour habiter leur personnage. Voilà du moins ce qu'on put entendre de ses propos avant qu'il ne quitte la salle de répétition en claquant la porte à grand fracas.