mercredi 24 novembre 2010

376 : mardi 23 novembre 2010

Silence long des navires sans pavois, des cartes où seul demeure ton lent voyage à contre-mort... Je sais que cela t'attristait de te sentir en marge, de regarder tous ces gens du dehors, en patient, obscur entomologue. Mais qu'y faire, c'est toujours la même chose, tu as même fini par apprivoiser cette aptitude de ne jamais te compromettre en quoi que ce soit. Du moins jusqu'à hier... Comment puis-je te faire offense en affirmant ou en niant, alors que j'ignore quand et comment tu l'as décidé : pourquoi pas dès l'enfance ? Au nom des liens que les années ne parvinrent pas plus à rompre qu'à éclairer, des parcours déclos en ce printemps qui s'éloigne, je consens à la gaucherie des rumeurs et à l'effondrement des preuves, sachant que tu as troqué , pour la toute première fois, les ruissellements pour un seuil, les dons pour des mots qui ne soient pas de passe, les refuges pour une demeure...

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C’était apporter des croissants et des pains aux chocolats, comme ça, pour rien, pour partager avec les collègues autour de gobelets de café et de chocolat bien chauds.


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Avec un dernier virage, la route a attaqué la plaine ; devant nos yeux elle s'est élancée, presque droite, entre des vignes, quelques friches, des boqueteaux. Nous avancions, nous étions las, plus las encore de mesurer cette étendue. Après un bosquet, nous avons longé des serres, et puis, au loin, il y a eu, perpendiculaire à la route, une rangée d'arbres qui halaient nos pas, qui montaient lentement, émergeaient, se dessinaient, s'individualisaient avec notre avancée. C'était une longue allée, entre deux ébauches de pauvres prairies. Nous nous sommes arrêtés. Nous nous sommes regardés. Pierre s'est engagé entre les arbres, nous avons suivi. La terre était poussiéreuse, ravinée, et je suivais la base des hauts troncs lisses sur un petit ourlet herbu. Au fond, il y avait une tache jaune pale, une façade qui s'est précisée peu à peu, une bastide de belle ordonnance, aux ouvertures régulières, leur taille déclinant, d'étages en étages, en une musique classique et terrienne. Nous avancions et elle grandissait, toutes fenêtres et porte ouvertes, comme pour nous accueillir, et parfaitement lisse et morte, si ce n'est la danse des ombres projetées par les feuillages légers des derniers arbres. Nous sommes arrivés sur le terre plein qui la séparait de l'allée, comme pour une ébauche malingre de cérémonie. Nous avons toussé, appelé. La maison est restée muette. Pierre, encore lui, est entré, un peu voûté en signe de respectueuse demande. Il s'est redressé. Nous l'avons suivi. Nous avons attendu, et puis, peu à peu, nous nous sommes répandus, de pièce en pièce, d'étage en étage. Les murs étaient clairs, avec quelques gypseries au rez-de-chaussée, les carrelages sans poussière. Des volumes vides se succédant, sans trace de meuble, sans le moindre objet. Derrière il y avait deux petits bâtiments bas, un tracteur, quelques machines, mais pas d'outil. Dans la cuisine, le robinet de l'évier nous a donné de l'eau. Nous nous sommes assis sur les tomettes de la pièce principale. Nous avons attendu la nuit, la maison nous acceptait avec une indifférence polie, légèrement bienveillante. J'ai voulu le croire en m'endormant.


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Je m’aperçois, mais il en est bien temps, que je ne tirerai jamais mon épingle du jeu et que, de toutes façons, le jeu n’en vaut pas la chandelle. Chandelle qui - pour tout arranger - est morte de sa belle mort et enterrée de première classe. Autrement dit, mes carottes sont cuites et archicuites, comme (mais c’est une autre histoire) quatre étages sous ma chambre de bonne, à l’étage noble avec balcon tout du long et lions sculptés en façade, les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches et archisèches.


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Sans-doute ne l’avaient-ils pas cru, tout occupés à leurs histoires de vie, leurs rêves de papier, leurs certitudes de verre, leurs appétits urbains. Il les avait pourtant prévenus, ils lui avaient ri au nez. Ils s’étaient mis à le malmener, tout y était passé : son métier, sa réussite, ses amours, sa famille, l’amitié qui les réunissait chaque vendredi, la place qu’il occupait dans leur groupe, les projets ensemble… Face à l’extravagance de leur réaction, il s’était tu. Il les aimait bien, après tout ! Il ne voulait pas les perturber davantage. Il les regardait un à un, souriant de leur incapacité à comprendre. Gustave, toujours tellement arrogant, diablement intelligent ! Myriam, si douce, un éternel sourire aux lèvres, la plus secrète de tous, enfouie sous ses boucles brunes. François, brillant, sûr de lui, le verbe haut, ses grandes mains toujours en action. Emmanuel, totalement perdu dans ses recherches, ses petites lunettes au bout du nez, derrière lesquelles il protégeait son regard plein de malice. Hector, avec sa manie d’arracher au plus muet un son, un mot, une plainte, Hector qui ne supporte pas le silence. Caroline et Sandra, les deux jumelles, joyeuses, prêtes à tout pourvu qu’elles restent ensemble. Patrick, le poète, l’être le plus honnête qui soit, son éternel crayon à la main, son vieux carnet dans la poche. Enfin, Céline, sa préférée, fine, presque translucide, un visage de reine, un corps souple, des yeux bleu marine immenses dans lesquels il plongeait sans honte. Céline et ses mots choisis, articulés, ses phrases mélodieuses, cette impression d’ouvrir un livre à chaque fois qu’ils se retrouvaient. Déjà, il la remerciait de son silence et de son regard appuyé, franchement interrogateur, presque inquiet. Elle, elle seule, il ne savait pas comment la quitter. Elle ne pourrait pas lui manquer mais à cet instant, il se sentait démuni, un peu honteux, il aurait souhaité qu’elle l’accompagne, il ne voulait pas lui faire de mal. C’était trop tard, sa décision était prise. Il était calme, tout de même un peu chagrin, Céline ne le quittait pas des yeux… Il se leva, laissa son sac et son manteau, il n’en aurait plus besoin, les regarda tous encore une fois, les salua de la main et partit, laissant la porte ouverte, comme ça, pour emporter un peu d’ambiance avec lui. Il disparut ainsi sans plus d’explication. Dans sa poche, on trouva une photo, il y avait découpé son visage mais tous les autres étaient là.


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Lorsqu'il se sent perdu, dans des temps sombres, des moments d'angoisses ou lorsqu'en pensée il se voit se perdre en des eaux troubles, il n'y a plus rien à faire. Il possède une statuette qu'il se prend à caresser parfois, ça arrive, et là lorsqu'il est en colère, à bout de nerfs, il se retient de ne pas l'éclater à terre, sur le carrelage froid. Non. Il ne le fera pas. Jamais il ne l'a fait, non, il n'en est jamais arrivé là. Non, lorsqu'il se sent surmené, tendu, dans la cruelle attente vide qui est l'impatience de l'ennui, ou quand les langueurs de mélancolie se muent en rage inexorable d'être soi ; lorsque toutes ses activités ou distractions habituelles l'agacent, bref, lorsqu'il se sent bloqué, coincé, ou comme dans une impasse alors il sort son jeu de dominos. Son habileté et sa volonté auraient pu le rendre à même de s'adonner par exemple à l' élaboration de châteaux de cartes, mais ces somptueux édifices, avec leurs artifices de minutie et de patience, et destinés à rien d'autres que tuer le temps lui sont insupportables. Non, lorsqu'il veut tuer le temps, dévouer à l'éphémère un instant de sa vie, il sort ses dominos du plumier en bois, puis il étale le jeu à terre qu'il classe et ordonne ensuite en série numérique. Ensuite il dispose chacune des pièces, verticalement, sur la tranche qui correspond à la largeur de chaque parallélépipède. Là il s'efforce de construire des lignes de figures plus ou moins élaborées, dans la mesure du possible, de ce qui est faisable et réalisable. Alors seulement, une fois la construction achevée, son rituel exige qu'il se serve un cognac dans un petit verre à alcool fort, gardant le silence, observant parfois un moment de recueillement, et dès qu'il se sent prêt il le boit, cul sec, et il peut donc pousser la première touche de la machine à tuer le temps, et aussi à éviter de tout casser par dépit ou par excès de fougue - on ne sait jamais. Alors, le manège ayant eu lieu, il va mieux; s'il ne fait pas trop froid il va sur le balcon, et respire l'air de la nuit - car c'est souvent la nuit lorsqu'il passe par ces états-là - enfin il s'approche de la cheminée vaguement surmontée d'un miroir, et doucement, en regardant ailleurs, se met à caresser longuement la statuette blanchâtre, du bout des doigts, en l'effleurant ou en appuyant sur les nervures. Alors il le sait, il est calmé ; et son visage s'anime d'un sourire triste et vide.