mardi 23 novembre 2010

375 : lundi 22 novembre 2010

Anthony regarde sa montre. Il attend le bus 808 depuis douze minutes. Il peste contre ce retard. Il n'arrivera pas à l'heure au bureau, c'est certain. Râler contre « ce connard de chauffeur qui n'est pas capable de respecter les temps de trajet » lui permet d'oublier sa honte. Pourtant, il a vu Une époque formidable : quel navet ! Pourtant, il a lu Mr Phillips : quelle merde ! Mais il ne vaut pas mieux. Alors il attend son bus. Alors il montera dedans. Alors il ira jusqu'à l'immeuble de son ancienne entreprise. Alors il attendra huit heures. Alors il rentrera chez lui.

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Il avait finalement beaucoup dit de la jeunesse désolée, solitaire et intraitable qu’elle avait vécue, emmurée dans la nostalgie de tous les futurs qui lui seraient trop lointains toujours, et baignée dans l’intense, vaste et délicate vie intérieure qu’elle n’avait jamais su partager, dont il lui avait été impossible de jamais faire commerce, ni connivence ou affinité, il avait beaucoup dit et c’est ainsi qu’elle le reçut, c’est-à-dire à la façon d’un brusque coup à l’estomac qui ne se serait pas contenté de couper net le souffle mais aurait en plus fait tomber en un instant tous ses vêtements pour l’exposer nue, humiliée, sans défense possible, lorsqu’il lui asséna d’une seule et laconique phrase la séance de pelotage nocturne qu’elle n’avait pas manqué de subir sur la banquette arrière de l’automobile d’un jeune homme enivré, et où elle avait été comme étrangère mais se prêtant avec peine et malaise à un jeu par lequel elle devait bien passer, croyait-elle et peut-être bien d’ailleurs à juste raison, puisque et s’il lui fallait bien d’une façon ou d’une autre être du monde et non seulement du sien, et c’est-à-dire agir comme et avec celles et ceux qui en sont aussi, s’était-elle péniblement efforcée de se convaincre, s’était-elle en tout cas sentie obligée d’avoir à s’y forcer, s’efforçant à nouveau tandis qu’elle se laissait accompagner jusqu’à la voiture, puis qu’elle y montait à l’avant le temps qu’ils prennent un peu la route jusqu’à des lieux moins exposés, à moins qu’ils ne se soient d’emblée installés l’un et l’autre sur la banquette arrière, sans même qu’il prenne la peine de déplacer sa voiture, et elle renouvelant et redoublant à chaque instant l’effort qui l’avait quelques heures auparavant exceptionnellement menée jusqu’aux lieux de ces festivités juvéniles, enivrées et tout à fait à l’affût de concrétisations libidineuses débutantes, luttant de plus en plus pour ne pas fuir, pour que ceci ait lieu en dépit de son dégoût puisque pensait-elle c’était le prix ; et tandis qu’effarouchée, stupéfaite, elle était prise entre les lèvres, l’haleine, alcoolisées et avides de l’autre, et ses mains aventureuses, empressées et maladroites sous ses vêtements, s’attardant bientôt au pétrissage de ses seins et à l’engouffrement entre ses cuisses contractées, elle dut pour ne pas défaillir, pour ne pas fuir et choir dans la fureur, chercher sans y parvenir d’autres pensées dans le tableau à l’abandon qu’offrait à travers la vitre, avant qu’elle ne se couvre à grosses gouttes de condensation, le parking sous ses lampadaires ou bien les haies, taillis et bas-côtés que peut-être on voyait au bord de la route sous la Lune, jusqu’à ce que le pauvre type gentil mais médiocre, décevant bien qu’elle n’ait rien attendu de spécial de sa part, arrête et finisse ses tripotages et ses papouilles, sans qu’elle sache jamais s’il avait aimé ce truc, ce moment, ce machin, ou bien si au moins il en tirait quelque chose qui puisse s’apparenter à un souvenir ou à un enseignement, puisqu’elle n’avait pu alors que se dérober sans parole pour rentrer à la maison parentale d’un pas vif et furieux, vite remplacé par la course à toutes jambes dès qu’elle s’était sentie hors de vue, laissant sur place, espérait-elle, de la seule manière dont elle avait été capable, le premier et toujours seul épisode, en raison de ce qu’il avait été justement, du cheminement qui avait été le sien jusqu’à lui, et du rapport qu’avaient entre eux cheminement et épisode, de sa sexualité non solitaire.

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C’était expliquer à son supérieur, directeur technique ou responsable des Systèmes d’Information, le choix technologique le mieux adapté et le nombre de jours de développement qui en découlait, tout en étant conscient des manquements de notre propre étude, des objections possibles et légitimes, de la faiblesse de l’édifice que l’on s’apprêtait à construire, loin d’en connaître toutes les briques et même loin d’avoir une vision claire de l’ensemble, mais tout prêt à défendre bec et ongles ce choix-ci qui ne valait ni plus ni moins, en l’état actuel des choses, que tout autre choix, tant le niveau d’abstraction de l’étude était plus proche d’une rhétorique spéculative que d’un savoir-faire ; et voir, dans le regard de ce supérieur, dans son accord franc et appuyé, l’assentiment désabusé de celui qui avait autant d’options floues que nous en avions, sentiment partagé du “ça ou autre chose”, sentiment d’être dépassé, lui comme nous, par ce qui nous était demandé, “qu’on en finisse”, et qui, en dernier lieu, “faisons ça”, devait rapporter aux fonds d’investissement.


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Silhouettes au loin comme deux ombres. Ils se tiennent là debout sur une grande étendue blanche, un parc recouvert de neige et où il y a de très vieux arbres, une grande étendue blanche surplombant la ville fortifiée, vieille cité à l'architecture apparemment assez ancienne. Il est tôt, ils ont vu l'aube se lever le jour s'avancer, sont sortis se promener, ressentir la fraîcheur de l'air et la lumière d'hiver. Personne, tout a l'air comme figé, il est tôt, tout a l'air désert. Il y a ce qu'on entend, il y a toutes les nuances du vent. Il fait un froid sec assez violent, un soleil étincelant, ils sont là ils se pourchassent, ils courent haletant dans la neige - sans cris, sans rires - ce ne sont plus des enfants. Sont-ils des proches, amis, peut-être frères et sœurs? Sont-ils autre chose encore? Des traces de pas dans la neige ont laissé bruyamment leurs empreintes. Non loin des rebords de falaise ils jouent à se faire peur, sans savoir pourquoi, l'adrénaline, peut-être, ou l'ennui, malgré tout. Leur mouvement insolent, comme une danse étrange, tantôt effrénée, insensée, tantôt lascive et lente, a marqué sur la terre gelée et enneigée les parcours de leur course, en courbes, lignes droites, arabesques. Et puis, un temps, ils cessent, ils s'arrêtent, se rapprochent. Ils regardent au loin. Et puis ils reprennent le vieux chemin pavé d'où ils regagneront en bas la rive du fleuve qu'alors ils longeront, et où, cheminant doucement en remontant le cours d'eau, regardant les longues avancées des étendues glacées là ils passeront la journée, ensemble, tranquillement, à rester ensemble, à s'écouter, comme ça, presque sans parler.


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Expérience Elle prend la route, en cette journée de fin d’automne. Dans le ciel, quelques gros nuages sombres, d’autres plus fins, un peu mauves, jouent à se poursuivre. Il fait beau. Froid, de plus en plus froid au fur et à mesure qu’elle monte. Sur les sommets, de la poudre blanche s’est déposée doucement cette nuit. Au pied des arbres, des monticules de feuilles s’entassent, parsemant le trajet de belles couleurs chaudes. La route serpente, s’élargit, la vue sur la mer est splendide ! Elle arrive. Elle descend de voiture, fait quelques pas et se heurte au mur, immense ! Elle recule, cherche une porte. À gauche, un panneau : « accueil visiteurs » Elle s’approche et reste là, face à cette toute petite porte, cette toute petite fenêtre. Pas de sonnette, pas de parlophone. Comment faire pour entrer ? Un petit bruit sourd dans la porte, elle la pousse – comme elle est lourde ! – Immédiatement elle se sent prise dans un étau – ta respiration ! travaille ta respiration ! – Les uniformes, les voix, la couleur des murs, les vitres épaisses, tout ici attise son malaise. Elle se présente, on lui demande sa carte d’identité, on la lui prend. Puis elle doit se séparer de son sac, de ses bracelets, de ses boucles d’oreille, de ses bagues – elle a des images qui l’aveuglent, des souvenirs si tendres qui jaillissent, elle les regarde disparaître dans l’affreux bac en plastique blanc – oh ! ressaisis-toi ! raisonne-toi, bon sang, ce n’est pas le moment ! – Elle attend qu’on vienne la chercher, muette, les yeux en éveil. Puis les couloirs, la traversée d’une cour ressemblant à un terrain vague, des cailloux partout, jetés là, des escaliers, un long couloir vert, des vitres d’où elle aperçoit ce qu’elle appréhendait : les miradors, les barbelés, du grillage partout, des murs affreusement hauts, des éclairages aveuglants. Elle a un choc, un gros choc mais elle se pince la main et redresse la tête. – Surtout ne rien montrer de cette espèce de panique, d’envie terrible de rebrousser chemin, de prendre ses jambes à son cou ! – Elle s’applique à compter ses pas tout en écoutant celle qui la guide dans un dédale de couloirs, de portes, de grilles devant lesquelles on s’arrête, que l’on franchit pour en retrouver d’autres. Espace morcelé, compartimenté, courants d’air, sonneries, voix, claquements de portes, bruit de clefs. Encore un arrêt, brutal. Là, on doit montrer patte blanche. Elle comprend… Une lourde grille s’ouvre, ce n’est pas pour elle, des personnes passent sans un mot. L’atmosphère est pesante, l’espace fragmenté, le temps s’allonge, s’étire, elle se sent écartelée, Encore une petite porte jaune encadrée de rouge – décidément, elle n’aimera jamais le jaune ! À nouveau un escalier, un nouveau couloir puis des bureaux. Elle est arrivée. Un grand sourire l’accueille enfin ! Puis l’apparition fugitive d’un visage connu, une bise rapide, une amie qui travaille ici. Délicate attention. Elle s’étonne tout à coup que les choses redeviennent normales. Une présentation, une discussion, des paroles chaleureuses. Il parle, explique, décrit, met en garde, raconte avec beaucoup d’humour ce monde qu’il connaît bien, tout ça d’un ton léger. Elle essaie de tout enregistrer mais elle n’y parvient pas. Elle prend un crayon et note rapidement le plus important. Puis on se déplace, on visite rapidement, on ouvre les armoires – chic ! des dictionnaires ! – On repart, escaliers, couloirs, portes, c’est un véritable parcours du combattant ! Elle admire la facilité avec laquelle il se dirige dans cet univers hostile – sera-t-elle capable d’en faire autant ? Elle va se perdre, c’est sûr ! On s’habitue très vite, a-t-il dit. Il a ajouté que c’est aussi un problème de « s’habituer » ! – Elle réfléchit, pense qu’elle ne pourra, qu’elle ne voudra jamais s’habituer. Rebelle, affreusement rebelle tout à coup. – Dans sa tête, une petite voix lui crie qu’elle est sotte, que ce n’est pas le moment, qu’elle doit se conformer, se discipliner, éviter de laisser courir ses pensées – Elle savait que ce ne serait pas simple. Elle prend conscience immédiatement du danger de son impulsivité. Elle mesure la difficulté d’être soi-même tout en s’en gardant bien. C’est à ce moment-là qu’il s’arrête, face à une femme responsable, en uniforme, qui leur récite une litanie de mises en garde. – Elle voudrait se boucher les oreilles, lui dire qu’elle a compris, que ce n’est pas la peine d’aboyer si fort ! Elle est jolie pourtant, malgré son uniforme – Elle la remercie, poliment, de tous ses conseils. Enfin, un autre déplacement : ici, la bibliothèque ! Elle colle son nez contre la vitre. Quelque chose en elle la chatouille. Elle aurait bien aimé entrer. Plus tard, sans-doute ? Ils prennent encore un escalier, un couloir, stoppent devant un bureau… vide ! Tant pis, dit-il, on la verra la prochaine fois. Le pas ralentit, c’est le moment de se quitter, il a du travail, des choses à régler. Une poignée de main chaleureuse, forte, pleine de sens. Il remonte d’un pas allègre. Elle le suit des yeux, heureuse de cette rencontre. Elle court presque maintenant. Il faut attendre encore : une porte s’ouvre, on lui tend sa carte d’identité. Elle rend son badge. Elle voudrait récupérer ses affaires. Il faut sortir ! …et attendre dehors, derrière la petite porte à la toute petite fenêtre pour pouvoir entrer à nouveau et les récupérer. D’accord ! Elle s’exécute, remercie, attend une dernière fois devant la porte qui s’ouvre vers un grand morceau de ciel bleu pâle. Elle est libre !