mercredi 15 juin 2011

578 : mardi 14 juin 2011

C’était l’insomnie d’été, à la lumière bleue matin, aux rideaux pas tirés sur la brume nuageuse diluée dans le ciel comme du lait dans le café trop matinal.


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J'ai rêvé que je marchais dans un tableau, au bord d'une mer d'ardoise, sur des marches de marbre, ou de pierres, je ne sais, comme dans une légende, comme chez un Claude Le Lorrain, ou un Joseph Vernet, qui auraient peint en somnolence cauchemardesque. Les colonnes se faisaient troncs et lianes d'un noir bleuté et dessinaient une dentelle sur un ciel d'opale sourde, tout en s'y fondant. C'était un souvenir de territoire antique, brouillé par des larmes de fatigue, comme lors d'un réveil brusqué. Je marchais en cherchant l'odeur de la mer, accompagnée par une sonnerie de trompettes bouchées, et je voyais un point de lumière blanche naître, s'étendre, au centre du tableau.


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L'eau froide la réveille. Elle s'était endormie sur les marches à l'extérieur de la gare, dans l'attente. Le poids du voyage et l'atmosphère lourde appelant l'orage avaient fermé ses yeux de fatigue, un sommeil sans rêve l'avait délivré de l'anxiété précédant son retour au village. Sac à main serré contre elle et valise aux pieds, elle avait vogué dans l'insensibilité figeant le temps et ses sens. La pluie l'a sortie de sa torpeur, son chauffeur arrive enfin. Elle déplie son corps, ramasse ses affaires et avance.


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Nathan sait ce qu’il veut. Surtout, ne rien dire à personne ! Faire bonne figure, jouer avec les autres, travailler correctement, rester très poli, sourire quand la maîtresse le regarde, oui, c’est ça, faire un grand sourire ! Dans une demi-heure, elle va venir. Il ne faut pas qu’il s’affole : il a tout prévu ! C’est dommage, elle est gentille, mais elle n’a rien compris ! Rien du tout ! Elle s’adresse à lui comme s’il était un bébé, elle le fait dessiner, parfois, elle le fait attendre sans rien dire, comme si elle était perdue dans ses pensées. Il s’ennuie un peu avec elle, alors il fredonne des chansons. Elle s’est exclamée l’autre jour : « Oh ! Tu as une jolie voix ! » Il a souri. Il sourit toujours. Surtout quand elle trempe un sucre pour lui dans son café. Comme son papa. A-t-elle deviné ? Non ! Elle pense qu’il est traumatisé, elle veut lui faire plaisir. Mais lui, il sait bien que les adultes se trompent souvent. Et là, carrément, ils n’ont rien compris ! Qu’est-ce qu’ils croient ? Qu’il va rester ainsi, chez ses grands-parents ? D’accord, il n’a plus de maman, elle s’est « endormie définitivement », lui a-t-on dit. Quelle idiotie ! Il sait très bien que sa maman est morte, depuis plusieurs mois. On ne lui a pas permis de la voir « endormie » ! Et maintenant, on lui prend son papa ! Les adultes sont bêtes et égoïstes. Ils sont incapables de se mettre à sa place. Ils disent que papa ne sait pas s’occuper de lui. C’est faux ! Il sait tout faire, même les beignets aux pommes, même les caramels ! Mais lui, Nathan, il est malin ! Il a son plan, il faut que ça marche ! Comme ça, ce soir, il dormira auprès de son papa. Ah ! La voilà ! Elle lui fait signe de sortir de la classe. Allez, on y va, on sourit, on dit bonjour ! Voilà, on y est. Elle sort un jeu plein de couleurs et lui demande de raconter ce qu’il voit. Bien. C’est facile de raconter n’importe quoi. Elle prend des notes, puis se lève et lui dit : « Ne bouge pas, je reviens tout de suite ! » C’est l’heure du café, il le sait. Il attrape son sac, prend la clef de la salle, la met dans sa poche et se rassoit. Sagement, il étudie les couleurs. Elle revient ! Il demande à aller aux toilettes. Elle ne se méfie pas. Il sort, claque la porte et donne un tour de clef. Puis à pas feutrés, il traverse le grand couloir, puis la cour et saute le portail. Ca y est ! Il a réussi ! Il court maintenant, il sait qu’elle va crier, alerter tous les autres. Le parking, la rue qui descend, le petit pont, les escaliers, vite ! Son cœur bondit dans sa poitrine, il a un point de côté, aïe, il se tord la cheville mais il galope, saute la petite barrière de bois, grimpe les marches à toute allure et tambourine à la porte. « Papa ! Papa ! C’est moi ! » La porte s’ouvre, il sent l’odeur de tabac, la vieille veste qui pique contre sa peau, les grands bras qui le serrent à l’étouffer puis cette main qui lui ébouriffe les cheveux. Il a réussi ! Tous deux sont secoués de sanglots mêlés de rire. « Nathan! » Ce n’est pas un cri, c’est si doux, ça résonne dans sa tête. Il ferme les yeux et se laisse aller. Beaucoup plus tard, quand il fait presque nuit, son Papa lui confie un secret : il va pouvoir rester là, avec lui, à condition de retourner à l’école dès demain. Personne n’est fâché mais ils ont tous eu peur. Il faut aussi qu’il rende la clef. Papa a fait un grand dessin pour l’école, c’est lui qui l’apportera. La directrice est d’accord, elle admire beaucoup les dessins de son papa. Il ira encore avec la dame au café, elle a des choses à lui dire, paraît-il. Lui, il s’en fiche, il est si bien , il lui dira, à la dame, qu’il l’aime bien mais la prochaine fois, c’est lui qui posera des questions ! Ses yeux se ferment, il sent tout près de lui la chaleur de son papa, il va pouvoir dormir, enfin ! Il se sent fier, il a gagné !