samedi 16 juillet 2011

608 : vendredi 15 juillet 2011

C’était prendre plaisir à ne pas avoir pris le pont et se sentir doublement privilégié de longues vacances toutes proches et de ce jour déserté, seul à bord à pouvoir s’occuper librement voire inutilement – à peine quelques mails à envoyer, à faire suivre surtout, quelques tâches à documenter, quelque nettoyage dans le code – prendre des pauses avec des collègues rares, eux-aussi sans pont – compta, RH, repro – et partir tôt, ce qu’on appelait « tôt », à 16h15.


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Farigoule se rameute, après éparpillement. Les questions pressent autour de lui comme des bougies Il, s'en passerait. Le chemin serait praticable (en particulier sur le Devers) ? La mule serait constante dans son dodelinement ? Quelles seraient les haltes ? Trouverait-on de l'eau en chemin ? Et les gués seraient accessibles ? Et croiserait-on Qui ? La pluie ? Le soleil accablant ? La chaleur ou le vent ? Il fallait laisser venir, cela, et laisser déborder, le reste, pour retrouver son semblant de surface, son devenir tranquille. Il ressasse une nième fois le contenu de la petite cantine, le frottement des nœuds, le tracé des épissures, les eaux. Puis comme se détachent les ombres dans le couchant, se détachent des cordes de son esprit toutes les nodosités, une à une... il vient s'asseoir sur la pierre d'angle, et connaissant de tête la mosaïque du parement, s'inspire de ses trames pour allumer son tabac. La scutigère s'enfuit, qui effrayée. C'est son coin, il respecte ce choix. C'est un bon coin. Elle lui rappelle, elle l'oblige, comme les petits tas de moût qu'il aperçoit dans le repli d'un meuble, qu'il n'est pas seul avec lui-même, et que ses inquiétudes sont également favorables. Ses pieds portent lourds, lorsqu'ils s'étendent, c'est une décharge dans leur plante, et le gourd s'installe. Les poches ébrouées, la gorge raclée, les mains crissent, il se pose en lui-même. Les bougies s'éteignent. Il se prend au velours du tabac, déjà sec, il fait si chaud dehors. Il y a ça aussi, que sans humidité, et constamment accablé de touffeur, le corps est projection, mais constante si perfectible. Le hibou s'égrène. Farigoule se ramène, il se rassemble, et tous ses plis s'embourbent les uns dans les autres, son dos : un levier. Il fait liquide. Epais. Poisseux. Il aime comme ça s'effondrer. Tout compte fait, ce n'est pas un voyage plus pénible que la tâche du jour. C'est comme le bras mort d'une rivière qui se perdrait dans les cailloux, une pause dans une chasse, un rêve. Reste à savoir ce qu'on en retirera, pas même un souvenir, à coup sûr Jamais je ne tiens mes rêves, il pense, mais je sais qu'ils ont été, pas même un souvenir, quelques brins éméchés, quelques images émoussées, quelques rencontres trop blanches, de ces choses qu'on ne saisit pas : un soupir, un rond dans l'eau, l'épaisseur de la nuit. Un hibou plus lointain, plus aigu, semble répondre au familier. Farigoule fume, et quand il fume il n'est à rien. Ses pensées s'étiolent, son corps à nouveau se disperse, mais à présent d'apaisement. Il est en vrai, Farigoule, il est gaz, tout entier dans la pièce et la nuit, on dirait qu'il la contient tant il la seconde. Il patine sur les volutes, il s'en inspire et s'y enchaîne. Il est ce que devient l'herbe brûlée, consumée en spirales bleuissantes. Il est tant fidèle, on dirait, que la nuit.


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Dernière sortie, début. C'est une surface qui craquelle, c'est de l'intérieur qu'ils grattent, c'est de la terre dont ils s'extirpent hébétés. Leurs pas la martèlent sans la faire trembler. Certains ont encore des Adidas aux liens dénoués, leurs enjambées sont maladroites, certains chutent et s'écrasent platement sur leurs faces, puis ils se relèvent. Une vingtaine de plus et on aurait pu parler de foule. Bien que lents, ils ne tiennent pas en place. Comment les empêcher de laisser une trace définitive dans l'histoire, sont-ils illusion plus puissante qu'une multitude de réalités ? L'illusion, ce serait être rassuré par leur progression d'escargot, espérer que courir suffit, imaginer que ronde est la terre. La notion de temps effacée de leurs mémoires cramées, ils vous rattraperont toujours. Seul, un chasseur les trace pour couper tout lien qui les rattacherait aux humains. En professionnel, il a une foule de choses à préparer, pour les éliminer avec panache sans pas perdre la face. En face d'un passage parisien que les créatures saccagent grossièrement, il y a l'entrée du musée Grévin: pelletés d'illusions colorés, vertigineux miroirs, une foule de célébrités figées. A terre, un tapis rouge leur tapent dans la cornée, une bien appétissante couleur, quelque-uns y entrent en bavant. (Par respect pour la nature, le chasseur utilise une lessive sans phosphates, ce qui n'a aucun lien avec cette histoire, mais il est toujours utile de rappeler qu'à 30 degrés Bonux élimine toute trace de tache, même de ketchup.)


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Isabelle a les yeux qui piquent. Elle a passé sa journée à faire le tour des bureaux, à laisser des post-it ça et là avec un petit bonbon à la menthe. Elle sait que son geste fera plaisir cinq minutes, le temps d'un anecdote à la machine à café. Puis une autre prendra sa place et elle se fondra dans les fantômes ayant occupé ce bureau, dont les noms se confondent dans le brouillard des oubliés.


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Rencontre XIX Mathieu ne décolérait pas ! C’était intolérable ! Il était passé voir l’avocat qui s’occupait d’eux. Celui-ci l’avait fait attendre une heure pour lui dire tout simplement que ça n’avançait pas, que ce serait une enquête longue et difficile et… qu’il avait d’autres dossiers bien plus urgents à traiter. Il avait claqué la porte et s’était dirigé vers le commissariat. Là aussi, il avait patienté. Le commissaire l’accueillit toutefois très poliment, le fit asseoir et lui expliqua que dans cette affaire, tout était compliqué ! Ils avaient retrouvé le propriétaire de la voiture mais, hélas, pas le conducteur ! François était à Rome le jour de l’accident, pour une rencontre littéraire. Les preuves apportées avaient été vérifiées, il n’y avait aucun doute. Il ne savait pas, bien entendu, qui lui avait volé sa voiture ! Mathieu n’en croyait pas ses oreilles ! « Ne trouvez-vous pas étrange, vous, que cette voiture appartienne à l’ancien compagnon de ma femme, qui, de surcroît, se trouvait aussi au vernissage et s’est permis de la gifler devant une centaine de personnes ! Et vous pensez qu’il n’y est pour rien !!! » hurla-t-il ! Le commissaire attendit qu’il se calme et lui répondit que des choses étranges, dans leur métier, ils en voyaient tous les jours. Il comprenait sa colère et l’assurait que l’enquête poursuivait son cours. Le jeune homme était surveillé mais ils recherchaient avant tout le conducteur. Mathieu le remercia, lui dit qu’il l’appellerait tous les jours. Ce qu’il redoutait se confirmait : cette ordure de François allait s’en sortir ! Qui était derrière tout ça ? Il ne croyait pas au hasard, Aude avait trop souffert ! Encore maintenant, elle endurait de terribles maux de tête, ses crises de panique la laissaient exténuée, son regard se noyait subitement, elle tremblait, elle se fermait à tout réconfort. Dans ces moments-là, il n’avait pas de place, elle s’enfermait pendant des heures, le laissant totalement désemparé… Il décida de rentrer sur le champ. Il n’avait plus rien à faire ici. Il devait trouver une solution, sans aide de ces gens-là, pour que tout ça s’arrête ! Heureusement, Aude ne suivait pas le développement de l’enquête. Elle n’en parlait jamais. Peut-être vaudrait-il mieux qu’ils s’éloignent pour un temps ? Elle pourrait rejoindre Pierre et Lucie. Il les retrouverait plus tard. La maison était silencieuse lorsqu’il arriva. Pantoufle trônait sur la table et Aude lisait. Elle le regarda entrer et son visage s’illumina. Il la serra dans ses bras et lui raconta combien il était heureux de sa rencontre avec Grégoire. Ils s’étaient très bien entendus ! Il lui proposait de jouer sa musique au cours du festival de la Roque d’Anthéron ! Il était aussi pianiste et se produisait régulièrement l’été. Aude était ravie. Elle avait préparé une tourte aux légumes et sorti une bonne bouteille de Gigondas. Il fallait fêter ça. Et puis, elle aussi avait des choses à lui dire. Mathieu l’écoutait attentivement. Ses yeux brillaient lorsqu’elle lui annonça que Lucie attendait des jumeaux. Il sauta sur l’occasion et lui dit qu’elle devait partir, que cela lui ferait du bien ! Il ne comprit pas pourquoi Aude se leva d’un coup, renversant son verre de vin. Elle était face à lui, blême, le visage tendu, le regard furieux. Elle prit son imperméable et s’enfuit dans le jardin. Il entendit ses pas précipités et sa respiration haletante. Ses sautes d’humeur commençaient vraiment à l’inquiéter. Qu’avait-il dit de si terrible ? Il enfila sa grosse veste en velours et partit à sa recherche. Au bout d’une heure, il ne l’avait toujours pas trouvée. Il fit demi-tour, rentra dans la maison. Le feu s’était éteint, mais il l’aperçut, debout contre le mur du bureau, Pantoufle dans les bras. Elle avait l’air pitoyable, totalement perdue. Une enfant, une toute petite enfant…