samedi 9 juillet 2011

601 : vendredi 8 juillet 2011

Lecteur, l'on entre en un temps forclos un lieu ouvert - celui de la rencontre ; l'attention se recentre pour se projeter en soi et hors de soi. Lecteur le je devient jeu. Intimement l'altérité se recrée, toujours autre, toujours unique. Représentations en acte. Moments parfois comme des injonctions d'identification. Catharsis. L'émotion remonte, reprend forme, s'incarne en presque autre chose. Lieux du lien. Les non dits prennent une place qui ne leur est parfois pas due. Différences spécifiques : d'autres couleurs, d'autres temps s'impriment. Translations. Sensations qui se fixent. Des éclats de vrai.


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C’était ce ras-de-bol, celui qui épuisait, faisait piquer du nez, faisait vouloir partir, et faisait même le dire aux autres, ceux qui le disaient eux-mêmes quelquefois et ceux qui jamais, les fidèles, et la volonté inverse mais ratatinée qui faisait, malgré tout, avancer, en sachant les dernières longueurs proches, l’été, et donc l’inutilité de réactiver maintenant son CV sur Monster ; savoir les soirs de jour encore à portée.


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La petite Peugeot pâle roule à fond, double poids lourds et caravanes, un sourire s’épanouit sur le visage d’Antoine. L'entrée de l’autoroute, déjà, il sifflote, se déporte vers la gauche nonchalamment en prenant le ticket. Il embraye avec souplesse et soulagement, fixant le large ruban gris jusque là-bas, le point palpitant de l’horizon qui va être dépassé sous peu. Quand les voies vont toutes dans le même sens, rouler devient reposant. Cette virée improvisée ne souffre aucun contre-temps, la vie devrait toujours être comme ça. Il double une berline rouge qui étincelle sous les nouveaux rayons du soleil. Dans sa carcasse épaisse, la vitesse avive un sentiment dilaté / bouffer du kilomètre à fond la caisse / rien d’autre que des dépassements / c’est Shell que j’aime. Il rabat le pare-soleil, de ses lèvres s'échappe – Bateau sur l’eau, la rivière, la rivière… Son pied droit s’alourdit encore sur la pédale d'accélérateur : – La rivière, la rivière… Dans le rétro un point rouge vif se détache sur le grisé, grossit à vue d'oeil. La berline lui colle déjà au train. Appel de phares. Il attend quelques secondes en jurant, jette un regard tendu vers le miroir extérieur et se rabat en étouffant un juron. Voie dégagée, la berline glisse comme une plume fusant sur un lac gelé. Antoine cligne ses yeux, ses sourcils se froncent, il n'y a plus aucun autre véhicule sur ce morne bout d'autoroute. Doublé, puis seul. Un énorme coquillage jaune se détache sur le ciel, il enclenche le clignotant à droite et direct à la station-service. Juste avant le freinage, la Peugeot émet un hoquet.


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Vient aussi alors le chapelet des séparations. Toujours comme ça jamais sûr qu'il ne se passe rien en route ou après, long voyage et quand même trois cols à plus de mille, et par au moins trois nuits dehors et les gibiers divers, les crevasses de la Ripe, les traversées, gués, failles, vires et dévers. La pluie aussi, on peut compter sur elle. Les faunes de la ville. Il fallait passer un par un les proches, les siens, les coutumiers, jusqu'au bribes de famille éparses dans les collines séparés de caveaux. Par l'occasion plus singulière encore qu'on projette en mourant, le père de Farigoule le désormais alité, plus abattu encore par dépérissement dedans, son froissement de feuille, que par l'issue imparable qui chaque jour se fait plus proche, plus nette, plus détaillée, comme la langue de nuage lèche avant l'orage la Lance. Se sentant mal, se sentant nul, il affichait un sourire crispé, redoublait d'enthousiasme et blaguait avec Celle comme si de rien. Cela ne réjouissait pas tant son fils, qui auscultait un reste racorni de morgue, une croûte qui jamais ne pétrifiait l'élastique mouvement. Et le rituel du départ était mis en scène par la circonstance, sur les planches d'un lit immonde, le père jouait, le fils plus sombre : il attendait qu'on puisse. Et ses gestes et sa voix perforée d'elle, se tapissait de grave lorsqu'il déroule le tapis de sa langue. Son père reconstituait l'emprunté comme un nez rouge collé à sa face, remontait le mécanisme roué de la parole butée, du mot aveugle au jour. Il refusait tout geste trop appuyé à son égard, un mot, un ton qui signifiât un peu trop criard, et dénudât de trop dans une chambre et le grabat déjà misérables. Il enculait la pitié. Le fils gêné en retour, souriait raide et se tenait droit ; l'endimanché de l'un répondait à l'ampoulé de l'autre, et ils ne croisaient aucun fers ni eux-mêmes. Puis rompant le théâtre, le père dit Il y a fort qu'on ne se crie plus tu sais. Oui (l'autre, sachant qu'on en vient là à coup sûr). Aucun des deux ne tique, et chacun se coule dans une cire moins solennelle Oui. Cela ne dispensait pas du silence, mais cela épargnait le bla. Et du tampon d'air qui sépare les deux hommes depuis que l'on est en mesure de parler et formuler son cadastre de revendications et de forfanterie, comme si sa place en dépendait, comme si les deux occupaient la même niche écologique, on est en manque de se taire. A dire le vrai chacun campe sur des histoires qui leur traversent l'instant, aussi ils ne perdent pas de temps dans l'augure ou la politesse. Quand Farigoule Bastard est sorti, aussi vrai qu'il a lacé son destin, il sait que c'est la derrière fois qu'il entreprend l'ascension de cet homme, plein de sentes et de fourrés qu'il n'a pas ni ne veut plus dénombrer ; paysages oubliés. Ce sera en Enfer, et la brume soudain évapore la lumière de son œil, et il commence à ne plus trop apprécier la carte de ce voyage, qui ne commence juste. Le négatif d'une ombre, l'empreinte de la mainmise.


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Élise se tord sur la scène. Les cheveux agacés, elle crie ses mots comme on s'expurge d'une souffrance, et oublie de raconter une histoire à son public. Le son de sa voix se cogne aux tentures, remplissant la salle, avalant l'espace qui se vide lentement. Dans le noir, hors de la lumière, des jambes se déplient, des os craquent en ramassant sacs et manteaux, et le metteur en scène fronce des sourcils. Élise hausse encore le ton, s'agite et vocifère. Si elle récite un peu plus fort, peut-être n'entendra-t-elle plus le bruit des semelles raclant le sol vers la sortie.