lundi 1 février 2010

81 : dimanche 31 janvier 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (1) Je ne sais trop par quoi commencer. Parce que j’aimerais tant que vous puissiez imaginer ce qui m’entoure. Au dessus de mes forces peut-être que de dire ce qui là. J’essaierai néanmoins. Avant tout début, ceci : soyez indulgent envers mes maladresses. Il y a si peu de temps que je parle votre langue. Vous avez beau me dire dans votre lettre qu’elle chaque jour s’éloigne de vous un peu plus, il me semble cependant que mes mots engourdis. Vous voyez, ça commence ! Et pourtant, j’ai beau réfléchir, attendre les deux mains au dessus du clavier que remonte un terme plus approprié, c’est en vain. Je ne trouve pas mieux. La raison est peut-être que notre langue tellement plus apte aux images. Ou du moins l‘était. L’a été. Ici, les images désormais nous sont extérieures. Tant autour de nous. Alors, en plus en nous produire d’autres images... Autres pourtant, et qu’elles me manquent j’en suis presque sûre. Désolée ! J’ai bien l’impression d’avoir enfondu vos mots de notre syntaxe. Mais, corriger, je crois, vous éloignerait de moi. Bien à vous, …

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Le dysfonctionnement de l'ascenseur était suspect. Il aurait pu être l'occasion de multiples gags dans une comédie. Après que nous avions constaté que la dernière visite du technicien chargé de la maintenance datait du premier avril, nous avons cru à une blague de sa part. Si elle avait été courte, nous en aurions ri. Il nous soutint qu'il n'y avait aucune blague, qu'il ne se serait jamais permis, et nous demanda même si ce n'était pas nous qui lui faisions une blague, même si nous n'étions pas le premier avril, en lui faisait croire que nous rencontrions le problème que nous lui décrivions. L'ascenseur ne menait pas à l'étage demandé, à celui correspondant aux nombres inscrits sur les boutons. Avant de croire à une blague, nous fîmes des essais, en songeant que, par exemple, le bouton du premier étage menait toujours au troisième et que, par exemple, celui du septième étage menait toujours au rez-de-chaussée - ainsi nous aurions pu nous reposer temporairement sur une solution de fortune, collant sur chaque bouton des étiquettes indiquant l'étage effectivement desservi. Quelques tentatives suffirent à évacuer cet espoir, chaque pression sur un seul et même bouton conduisait l'ascenseur à des étages différents. Le doctorant en physique du troisième étage, celui qu'avec son propre accord mais sans aucune originalité nous surnommons le geek, pensait comprendre les séquences de destinations auxquelles obéissait l'ascenseur. Il disait que la série fonctionnait de manière logique, par modules de quatre, si après avoir choisi un bouton au hasard, on n'appuyait plus que sur le même. Il exposait ainsi la séquence de base : si on multiplie les nombres des deux premiers étages auxquels mène l'ascenseur, et qu'on divise ce produit par le nombre du troisième étage desservi, on trouve la destination du quatrième voyage (l'ascenseur arrondissant à l'entier le plus proche, ou prenant au hasard un des deux entiers les plus proches si le résultat est de type x,5). Même ceux qui comprirent ou accordèrent de l'intérêt à la démonstration du geek saisirent tout de suite que ça ne les mènerait pas plus vite à leur étage, et ne pouvait servir qu'à prévoir celui auquel ils arriveraient la quatrième fois s'ils avaient la patience d'attendre le quatrième voyage, ou la malchance de devoir tenter quatre fois. Intérêt pratique nul. Je précise pour sa défense que, premièrement, le geek est dans la recherche fondamentale et pas dans la recherche appliquée (ce qui fait plus de lui un nerd qu'un geek d'ailleurs, mais ça le vexe quand on lui dit), et que deuxièmement son observation semble être parfaitement exacte : par exemple, la dernière fois que j'ai essayé, j'ai appuyé quatre fois sur le bouton du deuxième, et l'ascenseur ma mené successivement au sixième étage, au cinquième, au huitième et enfin au quatrième, soit : 6x5 = 30 et 30/8 = 3,75 ≈ 4. Tout ce cirque a duré trois semaines qui virent le syndic au bord de la crise de nerfs, et un peu plus près encore du bord de la crise de nerfs les résidents, surtout ceux qui vivent au-delà du quatrième étage. Un jour M. Chapelier revenait de ses courses avec packs d'eau, paquets de lessive et de litière pour son chat, et il était hors de question de porter tout ce chargement dans l'escalier jusqu'à son appartement du neuvième étage : au bout d'un moment, il s'est mis à hurler et à jurer tout ce qu'il savait à chaque tour d'ascenseur parce qu'il n'arrivait jamais au neuvième (il a fallu quarante-trois essais pour que l'ascenseur trouve le neuvième étage). Le geek a essayé d'expliquer à M. Chapelier qu'il avait dû appuyer sur des boutons différents, parce qu'il y avait de multiples combinaisons pour arriver au neuvième et dernier étage en quatre fois si on appuie toujours sur le même bouton. Si on se sert d'un bouton différent à chaque fois, par contre, c'est à chaque pression 1 chance sur 10 d'arriver au neuvième, sans plus de chance les fois suivantes qu'à la première. Le geek a même précisé à M. Chapelier qu'il y avait de toute façon toujours la possibilité suivante pour arriver au neuvième étage en quatre voyages et en appuyant toujours sur le même bouton : arriver quatre fois de suite au neuvième, parce que 9x9 = 81 et 81/9 = 9. M. Chapelier, rouge de colère, a répliqué que s'il arrivait quatre fois de suite au neuvième étage, il descendrait dès la première fois et n'essaierait pas les trois fois suivantes. Le geek a répondu à M. Chapelier qu'il fallait garder son calme, qu'il n'était pas dans la recherche appliquée mais dans la recherche fondamentale et que d'ailleurs, ce que venait de dire M. Chapelier n'avait aucun sens. M. Chapelier, qui est un homme très doux, est venu lui présenter ses excuses le lendemain.