jeudi 11 février 2010

91 : mercredi 10 février 2010

Au bout de la rue, il y avait le désir de découvrir ce qui se dissimulait derrière cette palissade un peu étrange, soignée, avec l'évidence de sa perfection sans atteinte ni traces d'âge, étrange oui, un peu, par sa construction insolite, ce tissage, cette muraille de planches horizontales, rousses, leurs faces travaillées, avec des nervures en rives, se superposant entre des poteaux, comme des remplissages de briques minces entre des piles de ciment, très hautes, avec, aussi, le réseau fin de branchages morts, plantes que l'hiver avait essentialisées, ramenées à leurs squelettes, qui semblait coudre les lattes, dessinant à leur surface une dentelle grise. Et les feuillages persistants, le vert des panaches résineux qui s'élançaient au dessus, avec juste le contrepoint d'un bouquet de rameaux d'un blanc grisâtre, étaient si serrés, triomphants qu'il semblait improbable qu'il y ait, dans cet enclos, place pour quoi que ce soit d'autre, bâtisse, clairière, chemins à part un serpentement étroit entre les troncs. Au cours de mes premiers mois dans cette ville, à chacun de mes passages, je restai un moment immobile sur le trottoir, essayant de deviner, au delà de l'impasse qui la bordait sur la droite, quelle était l'étendue du terrain, son ouverture, imaginant une longue façade qui borderait une autre rue, plus loin, peut être beaucoup plus loin, et derrière la maison, se succédant, pour la promenade ou pour y faire errer des regards ennuyés depuis une porte-fenêtre, une terrasse dallée, avec peut-être l'ombre d'une treille, un espace de terre battue, avec un bassin, une ou deux mauvaises statues se désagrégeant, et des parterres de plantes grasses et fleurs aussi mal tenus que cette clôture, dressée après le petit bois de conifères au fond du jardin, en marchant vers moi, était autoritairement récente. Avec le temps j'ai renoncé à savoir, ne l'aurais plus voulu, et d'ailleurs ne voyait plus l'enclos que comme un repère sur mon chemin.

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Quand à la fin de l'après-midi le jour se fait comme un peu plus clair, avant qu'il plonge dans la nuit, quand il va chercher la fraîcheur au fond de l'air, et que soleil caché lumière rasante irradient blanc le ciel en leur direction. Alors l'espace s'agrandit. C'est à cette heure, dans cette lumière qu'on partirait en voyage imprévu, qu'on déciderait d'aventures. Lorsque le ciel s'ouvre pour donner à nos murs des faces majestueuses, lorsque le froid mord les pieds comme s'ils marchaient en montagne et descendaient vers le refuge un peu avant la nuit, avant le lendemain où la vue s'ouvrira sur toute la chaîne des sommets avant qu'on franchisse la frontière.

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Ces années à l’université m’avaient vu terminer très tard chaque soirée de la semaine, soit seul devant une abêtissante émission de télévision, soit seul devant un abêtissant verre d’alcool qui faisait suite à trop d’autres. Ma solitude dans ce dernier cas était toutefois relative puisqu’entourée de celle de mes semblables aussi seuls que moi avec leur verre, au mieux presque aussi seuls que moi avec le garçon ou la fille dont ils tâchaient, sans succès bien sûr, d’attraper le meilleur de la jeunesse en l’aspirant par la bouche. Comprenant enfin qu’il était vain d’essayer de prolonger plus longtemps le temps béni de l’adolescence, je décidai abruptement de donner la place qu’elle méritait dans mon existence – je m’en rendais compte maintenant – à mon idylle avec la brune enseignante qui jusqu’alors ne l'habitait qu’à temps très partiel. J'avais soudain un goût de trop peu, me demandant pourquoi je continuais à compter sur ces courtes entrevues du samedi ou du dimanche pour magnifier des semaines entières. Je résolus d'insuffler toute la fulgurance possible à l'allure bonhomme de notre amour. Absolument convaincu moi-même de la nécessité de cet extrême changement de braquet, il me fallait maintenant obtenir son adhésion, à elle, dont tout l'esprit aventureux s'exprimait le plus souvent par le choix d'un mot singulier dans une lettre, ou par un mouvement de la jambe droite peu académique pendant un cha cha cha. Il me fallait la prendre par surprise.

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Solange ne sait pas dire non. Pourtant elle s’exerce à la fermeté. Elle la répète cent fois dans sa tête avant la confrontation. Et puis c’est plus fort qu’elle, face à l’importun, elle lui servira exactement ce qu’il a envie d’entendre, avec mille gracieusetés encore ! Hier, elle a été sollicitée sur le boulevard pour participer à un test : l’enquêtrice cherchait des amateurs de camemberts non journalistes, ainsi sont conçus les sondages ; Solange est journaliste depuis vingt ans et ne mange jamais de fromage. Elle s’est logiquement retrouvée dans une arrière salle mal éclairée à goûter puis comparer deux camemberts, après avoir spontanément menti en se déclarant employée de banque et camemberophage. Puis elle est rentrée chez elle, dégoûtée de sa lâcheté, encore une occasion perdue - aussi futile soit-elle - d’affirmer un petit bout de personnalité.