jeudi 18 février 2010

98 : mercredi 17 février 2010

Manque un (5) M. Maître indiqua à Pierre et Paul l'adresse d'un bouquiniste où il avait à dix minutes de marche ses habitudes, qui serait certainement le plus qualifié pour donner à ses amis la réponse à ce qu'il pensait être la question de Jacques, celle du mot qui lui manque pour écrire. Le binôme se rendit aussitôt à la boutique qui fournit à M. Maître nombre des volumes qui garnissent ses bibliothèques, un capharnaüm de tables et d'étagères situé dans une impasse proche du boulevard Victor Schœlcher, où chaque livre est soigneusement recouvert d'un film de plastique transparent. Quant ils dirent au barbu grisonnant à béret que c'était sur l'indication de M. Maître qu'ils venaient ici, l'homme, qui fumait la pipe dans l'échoppe sombre, referma lentement l'ouvrage à couverture de cuir qu'il tenait pour s'approcher. Après avoir sans une parole dévisagé les deux jeunes hommes, il demanda lequel des deux visiteurs cherchait le mot qui lui manquait, puisque certainement, comme toujours, c'est de ceci qu'il s'agissait. Pierre ou Paul répondit qu'aucun d'eux ne manquait d'un mot, que c'était Jacques, leur ami disparu, qui manquait d'un mot, du moins selon les déductions de M. Maître qui les envoyait ici. Le fumeur de pipe demanda aux deux si la disparition du troisième ne les inquiétait pas, et les deux répondirent que, ne sachant pas s'ils étaient inquiets, ils préféraient à choisir ne pas l'être. Toujours est-il, regretta le bouquiniste, qu'en l'absence de celui qui cherche un mot, il était dans la pure incapacité de fournir la moindre réponse.

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Il sort du métro et débouche sur l'une des plus grandes places de la capitale. Pavée, ceinturée de cafés. Les voitures tournent autour d'une statue comme les éléments d'un manège, les piétons se pressent sur les trottoirs au rythme d'une fête foraine. On dirait qu'ils ne savent pas où donner de la tête, ils titubent d'une enseigne à l'autre, ivres de néons dans une nuit d'hiver. C'est dans ce décor qu'elle apparaît, vêtue d'un manteau en plastique sans manches. "Vous n'auriez pas un ou deux euros pour manger ?" Il porte encore son gros Stephen King dans la main, ça ne va pas être pratique pour manœuvrer dans la foule. Il la regarde droit dans les yeux, elle ne lui rappelle personne mais il éprouve un sentiment d'amitié soudain. Ce n'est ni une attirance physique, ni une compassion tirant vers la pitié, quelque chose de plus calme. Sans doute parce qu'ils ont presque le même âge, elle pourrait être sa grande sœur d'un pays lointain. Il prend le temps de regarder dans son portefeuille et profite du moment où il gratte ses pièces, tête penchée, pour réfléchir à ce qui pourrait ajouter de la force à cette rencontre. Entraîné par le mouvement des passants, il n'a pourtant pas envie de s'attarder. Rien d'autre que l'argent ne lui vient à l'esprit. "Tenez, 10 euros, je n'ai pas de monnaie." Son regard s'éclaire, elle fixe tour à tour le visage de l'homme et le billet, comme si c'était une mauvaise blague et qu'il allait partir avec."Merci, c'est gentil", dans un sourire. Il continue son chemin en regrettant de ne pas savoir s'arrêter davantage quand l'étonnement le saisit.

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Sans vraiment comprendre les paroles de... Gimme some good times de Lou Reed D'abord on ne s'attend pas vraiment à ça. Souvent, une chanson débute en vous cajolant, au moins un peu, avant d'envoyer le premier couplet. Mais cette fois-ci il y a ce type qui m'interpelle en causant du nez, qui me brasse aux oreilles des pelletées de phrases absurdes : « Qu'est-ce que t'as fait de mon monocycle ? », « Le prends pas mal mais j'ai bouffé tes plantes vertes. », « Merde, Tonton Sam vient de passer par la fenêtre ! » Je n'y entends rien. Je suis pourtant chez moi, dans mon salon enfin, mais avec l'impression poisseuse de déambuler au travers d'une fête à laquelle je ne suis pas invité. Au fond du corridor – d'habitude il s'y trouve un bac de litière et quelques cartons encore fermés d'adhésif par le dernier déménagement – j'aperçois un attroupement. Je donne un peu du coude et de la tête pour me frayer un chemin, mais ce que je découvre me fait regretter ces efforts. J'aurais préféré sans doute ne pas voir ça, ne pas me laisser engluer parmi les spectateurs de ce numéro sordide. Au fond du corridor quatre hommes, deux paires de jumeaux aux cheveux frisés, d'une maigreur affligeante, qui portent queue-de-pie, haut-de-forme et collants de nylon colorés. Des Frères Jacques héroïnomanes qui chantent et dansent en prenant des poses de grenouilles ridicules. Ils s'accroupissent puis se remettent debout, lèvent leurs jambes sur le côté, aussi haut que possible, en fléchissant les genoux. Les gens ont l'air de trouver ça très chouette, très sympa. L'un des frères se permet même quelques œillades obscènes, semblant encourager les spectateurs à regarder ses collants colorés au bon endroit. Tous les quatre ils chantent (et leurs voix vibrent comme celle d'un vieillard ou d'un chevreau vagissant) un refrain lent, pâteux, que tout le monde reprend en chœur autour de moi. Cela dure quelques longues minutes jusqu'à ce que la queue-de-pie de gauche entrevoie mes lèvres restées closes, seules, au milieu des dizaines de bouches braillant désormais à pleines dents des paroles qui me sont clairement adressées : « Finalement, t'en sais rien, hein ? T'en sais rien en fait... T'en sais rien du tout ! C'est pas vrai, que t'en sais rien ? C'est bien vrai que t'en sais rien... » Leur litanie se répète, assourdissante, cacophonique. J'aperçois une dernière fois les jumeaux, qui agitent leurs mains en ma direction dans un final qu'ils espèrent grandiose, et dans le brouillon des voix qui m'entourent, des gestes qui m'enserrent, je finis par tomber inconscient. Au matin, ma tête repose contre le carrelage et le bas de mon pantalon gît dans les besoins du chat.

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Il avait été heureux, un peu surpris d'ailleurs, que cette réunion l'amène à revenir, pour un soir, dans cette ville. Elle avait changé, mais un peu, si peu, dans le centre, où il avait vécu, où il devait rester. Il ne reconnaissait personne, et ceux qu'il devait rencontrer n'y habitaient pas du temps de son enfance et son adolescence, mais il reconnaissait certaines maisons, sous le fart nouveau des devantures restaurées, des nouvelles enseignes, et ses pas surtout avaient naturellement retrouvé les cheminements qu'il croyait oubliés. Comme le lendemain était un samedi, il a décidé de rester, pour flâner un peu, pour retrouver – il s'est interrogé sur ce désir : début de vieillesse ? page tournée ? – l'adolescent taiseux, révolté et aimant, qui rêvait, s'armait pour le départ, l'éloignement, l'évasion. Il s'est assis, pour un petit déjeuner paresseux, à une table du grand café - et c'était si simple, cela qui lui était alors inaccessible - il est descendu vers la rivière, il l'a regardée un moment, fixant un rameau qui dérivait, il est remonté vers la cathédrale, la place, la douce façade de la Préfecture, il a baillé, il avait faim, et il s'est décidé. Il a marché plus vite, comme quelqu'un qui a un but, et en tournant le coin, il l'a vue. Il s'est arrêté, saisi. Elle semblait plus grande, si blanche, un peu impérieuse, fière de son âge, elle qui était alors, en leur temps, humiliée par sa décrépitude, mais c'était bien elle, étrangère maintenant. Il savait, bien entendu, puisque ses frères avaient eu besoin de son accord, qu'elle avait été vendue, et à Monsieur X. - et Jacques s'était cru obligé de plaider la nécessité où ils étaient, et la belle offre, comme pour s'excuser de ce qui, semblait-il, était à leurs yeux une trahison – à ce Monsieur X dont leur mère parlait en reniflant, parce qu'il était trop riche, et depuis trop peu de temps, puisque son père ne l'était pas, et qui le montrait trop. Et en s'approchant, lentement, en regardant, il se disait qu'elle devait être bien heureuse, la maison, d'être à Monsieur X qui la soignait si bien (et avec goût, le diable d'homme, a-t-il pensé en notant les interventions discrètes, supprimant les ajouts disgracieux commis par la famille au fil des générations, sans reconstituer, faire du faux) et non plus à eux qui s'y accrochaient sans être capables de la voir vraiment, comme on ne se voit pas réellement. Il s'est arrêté devant la porte. Il a levé la main, a fermé les yeux, et caressé le feuillage supportant le tore cintré du portail. La pierre était douce, il l'a cru familière, bienveillante. Il l'a saluée avec humilité. Il est parti.