lundi 8 février 2010

88 : dimanche 7 février 2010

"Je vous écris d'un pays lointain" (2) Le pavillon où j’habite s’oriente sud-est. Ce qui est parfait pour luminosité et transparence (est-ce ainsi que vous dites ?). L’aube se lève sur la fenêtre de la cuisine. Chaque matin c’est plaisir. Mais ce n’est pas pour ça que je dis sud est. Je parle sud est à cause de la nuit. Pas de toutes les nuits. Mais de quelques-unes par an. Je les appelle nuits palissades. Comme si des palissades sonores et glissantes au dessus du toit. Mais je ne trouve pas d’équivalent vrai dans le dictionnaire. Parce que si difficile de dire l’effet produit quand dans le sommeil et le rêve et que les avions longtemps. Cette continuité qui distend et finit par réveil. Pas le bruit rond des moteurs. Mais l’air qu’on brasse et déplace et le nombre. Car nombreux sont les avions dans le ciel quand ces nuits. Se réveiller, et soulever paupières pour pleurer : c’est grande tristesse ! Grande tristesse parce que ressentir comme une grande enfonçure. Oui, enfonçure nocturne, ces avions baleines, quand penser ce qui de leur ventre crachera sans rechigner. Cracheront là-bas, au sud est, car là-bas qu’ils vont. Je ne voudrais pas, mais si est-ce qu’une lourde nappe qui s’étole sur mon crâne. Bien à vous, …

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La plus grande bibliothèque de Paris (2) Je suis un homme sérieux. A heure de forte affluence, sur la ligne de métro la plus fréquentée de la capitale, je m'arrange toujours pour m'asseoir à l'extrémité de la rame, dans ce coin où les places à six ménagent un peu d'espace — ne dit-on pas que c'est un luxe. Il n'est pas toujours aisé de parvenir à cet éden. Il y a toutes ces femmes, vieilles, enceintes, claudicantes, un enfant dans les bras, parfois tout ça à la fois. Je les laisse passer, diligemment. Ma charpente en impose, mais à grand pouvoir, grande responsabilité. Mes larges épaules servent surtout dans le corps à corps entre représentants du sexe fort, au moment d'entrer dans le wagon. Un point capital : faire part physiquement d'une intention de pénétrer dans le goulot étroit des places à six — se rétracter au dernier moment si une de ces pétasses arrive, mais rester à proximité. Les jambes dans leur torchon à scandale. Les mains baladeuses. Ouf, une place se libère. Enfin à six. J'ai des dossiers. J'ai des chemises en papier, cartonnées, écornées. J'ai surtout mes revues professionnelles. Sérieuses. De l'information fiable, pour tous les acteurs et professionnels de l'immobilier d'entreprise. Je ne rate rien de l'actualité de mon marché, et le savoir me détend. Un peu plus de cran dans ma couenne et j'enlèverais mes chaussures. Que c'est bon de voir la plèbe s'agiter dans l'espace bondé de la contre-allée. Saucissonnés comme des porcs. Je commence toujours par la quatrième de couverture, j'aime parcourir ma revue à l'envers. Décontracté. Pas comme mon voisin, crispé sur son Sudoku. Âne bâté. Taisez-vous tous, je veux lire en paix.

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J'avais décidé d'aller à pied jusqu'en Sibérie, parce que c'est loin et qu'il y fait froid. Et puis grand. Le grand est valorisé parmi nous autres, on aime que ce soit grand chez soi plutôt que petit. Les personnes grandes plutôt que petites. La grandeur plutôt que la petitesse. Personne ne doit dire qu'il ou elle a toujours rêvé de petits espaces, alors que de grands espaces. En terme de grands espaces, j'ai pensé que la Sibérie était idéale, d'autant plus qu'on peut y aller à pied, pas comme le Canada ou la Champagne-Ardenne. Mon idée était d'aller à pied jusqu'aux grands espaces, il n'y avait plus d'hésitation à avoir, direction la Sibérie. En plus, c'est loin et froid, tout pour me plaire. Dans mon sac à dos, des vêtements chauds, et direction plein est. Je marche et je marche, toujours plus avant vers l'est, l'allure et l'expression fières de ceux qui, couvrant de leurs pas la distance des mappemondes, accomplissent des actes qu'on reporte sur les chronologies. Bientôt, toujours plus avant vers l'est, confronté au rude climat continental, je commence à avoir froid et me couvre des vêtements que j'avais prévus. J'ai froid et je commence à être arrivé loin, la Sibérie doit être proche. La surprise de constater que la Sibérie ressemble à s'y méprendre à la France, que les indigènes y parlent français, et que journaux et enseignes de magasins sont tous en français. Que de découvertes ! La nuit va tomber, je me dirige vers une gare que mon trajet rencontre très opportunément, pour revenir à mon point de départ. En Sibérie, on règle son billet de train en euros. La petite ville, à n'en pas douter typiquement sibérienne, où je prends le train du retour est nommée Lagny-sur-Marne. Toute la familiarité de ce décor est décidément très étonnante pour des contrées aussi retirées. Je préfère par prudence ne pas passer la nuit en Sibérie, trop dangereuse, quand on sait comme moi que nombre des prisonniers des goulags sont des criminels de droit commun, assassins, voleurs et violeurs. Quand on sait aussi que la plupart des habitants disposent d'armes nucléaires.

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Il était là devant moi, planté sur sa jambe gauche, la droite légèrement décalée, en avant, le pied tourné vers l'extérieur, un peu comme dans l'attente d'un pas de danse, dans une pose qui donnait une certaine élégance à son corps trapu, malgré l'habit un peu chiffonné, les pans un peu trop longs, la chemise tendue sur l'estomac, et qui sortait un peu du pantalon, à droite. Son visage vaguement poupin se plissait un peu sur le bois luisant du violon, et la bouche, que je voyais de biais, se tordait légèrement, entrouverte en un sourire rêveur. J'étais si près que le pianiste disparaissait derrière son piano, et que l'archet que le poignet plié, cassé, tirait vers nous, pendant que la note montait, s'éternisait, et que le corps se portait un peu en avant, paraissait immense. J'ai fermé un moment les yeux, écoutant la musique qui vibrait dans le silence, dans mon imagination, et puis je les ai ouverts pour regarder encore ce fabuleux dessin que j'aurais voulu emporter.