jeudi 1 avril 2010

140 : mercredi 31 mars 2010

[open space] Mireille, Jocelyne, Aimée et les autres s’évertuent à lâcher par soubresaut un crachin soutenu de senteurs astringentes sous lesquelles, je subodore, sont prisonnières des phéromones puissantes. Mais je ne les perçois pas. Elles ne m’atteignent pas. Loin s'en faut. Loin sent faux. Leur odeur persistante installe la désagréable sensation d’être entouré de volatiles d’une autre espèce. Des poules parfumées, musc androgyne, miettes d'ambre, patchoulis extravagant, extraits de menthe surannée, je ne sais. Peu importe, c’est établi, je ne peux pas, ne veux pas les sentir. Moi, seul représentant de la gente masculine, coq dans sa basse-cour, devrais pourtant m’émoustiller devant leur parade printanière ; au pire provoquer roucoulades hormonales ou babillages salivaires à l’orée de la saison où tout bourgeonne. Que nenni ! Ne subsistent au-delà des frondaisons olfactives que bavardages insipides murant ma tête, ceinturant mon occipital pour me laisser dans un état létal. Rien d’attractif, libido zéro. Voies aiguës sur air parfumé mais monotone, répétitions d'appels et de mots convenus, interactions socialement correctes développent en moi une répulsion profonde, malgré l’effort de certains volatiles, affublés de leurs plus beaux apparats, à paraître à leur avantage. Avantage que je repousse, ne veut pas voir, tant le lieu, les circonstances, les odeurs et l'accablant labeur accaparent mon esprit congestionné, chargent mon corps endormi. Mireille, Jocelyne, Aimée et les autres ne sont malheureusement que des conséquences, des stigmates humaines de cet état latent.

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Une chute au sol ramène subitement à la place réelle qu'on occupe dans le monde, celle qu'on oublie quasiment toujours, parce qu'on se la dissimule derrière le flux des pensées et de l'habitude. Retrouver la conscience vive de la présence du monde et de sa présence à l'intérieur de lui est souvent une expérience de la sidération incitant volontiers à une brusque cosmicité. La chute accidentelle au sol, et ce qu'elle mobilise de tactiques pour se protéger de la blessure physique et surtout plus ou moins judicieusement et en vain du ridicule, détourne sur le coup du passage de l'esprit à la pensée cosmique, mais met très exactement celle ou celui qui chute face à son rapport réel au monde et au lieu depuis lequel ce rapport se déploie. La dureté et la résistance du sol n'ont pas la plasticité des pensées. Son propre corps non plus, on se croit transparent comme l'esprit lorsque l'on pense, à supposer que l'esprit puisse être doté de quelque transparence, et chuter nous ouvre les yeux. Ou plutôt nous les ferme, en substituant au secours trompeur de la vision la vulnérabilité que l'on subit au toucher.

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Il était là quand je suis revenue sur l'île, comme toujours, comme autrefois, comme le jour où je me suis embarqué pour aller à terre, et puis dans la ville, là bas, loin de la mer, tournant le dos à ce qu'il m'avait appris, à la pèche petite, à la vie de peu, et à nos lectures aussi, aux longues conversations économes, renonçant même à chercher un embarquement sur un chalutier de mon parrain, et je m'étais fait, durement, à l'usine, au bruit, au métal, aux chefs et aux camarades et à ceux qui l'étaient moins, aux promenades le long d'un canal boudeur, aux dimanches après midi au café, et puis, quand il n'y avait plus eu de travail, ça avait été le camion, le circuit éternellement refait, et les bouilles des commerçants, quelques amis parmi eux, et d'avant, de l'usine, une fille. Il m'avait écrit une fois, au début, et moi deux ou trois. Pas grand chose. Mais dans le train, et sur le port en attendant la vedette, je pensais à lui, m'interrogeais sur son accueil, me préparais à rester neutre, en attente. Il était bien là, sur le banc, contre le mur de l'église, face au ponton, seul pour une fois, mais un peu tassé, et plus petit peut-être. Et quand je me suis approché, j'ai vu qu'il dormait, jambes un peu écartées, vareuse glissant sur une épaule tombante, menton sur la chemise, mais chapeau bien enfoncé, une main violacée et osseuse posée au creux d'une cuisse, l'autre, au bout du bras abandonné, pendant juste au dessus d'un litron vide, renversé sur le sol. Lui, le Jules, le sage.

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L'heure de la peur (13) La goutte au front il avançait dans la maison. Il était délibérément à la recherche de Leroy et ne prêtait que peu d’attention aux pièces de la maison. Grunswald n’entendait que le vent qui rentrait par les interstices des fenêtres et des portes. Le pétard à la main, il monta au premier étage mais entendit au second des pas sur le plancher. Il se fit le plus discret possible et les muscles de la mâchoire bandés, montait une à une les marches. Ses cheveux courts laissaient couler des gouttes de plus en plus salées et abondantes. Arrivé dans la chambre de Nadine il vit un loir et l’assomma d’un coup de pied. Ou le tua. Il aperçut à terre la poignée à spirale et s’amusa de son aspect. Le réceptacle était voyant et il glissa celle-ci dans sa poche. Il se rendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers la scène du crime. Pendant ce temps, Francart avait fini la lecture des carnets de Nadine et se rendait chez elle. Il faisait nuit noire et s’inquiéta de voir un cabriolet aux pneus dégonflés devant la grille du jardin. Ça puait et il sortit son Manurhin-F1. Il courut sur l’herbe et une fois monté sur la terrasse vit un homme accroupi sur le carrelage de la scène. Il se cacha derrière la même table ronde où il était assis le premier jour de l’enquête. Il détestait cette affaire et ne pensait qu’à mettre les bouts. Il ne pouvait prévenir son équipe, il était seul dans le froid, il avait les boules et ne comprenait plus rien. Qu’est-ce que cet abruti foutait là ? C’était la mère le principal suspect, elle avait même écrit dans un carnet qu’elle ferait un « miracle ». Il se décida à faire le tour du propriétaire et tomba sur la porte cassée. Il agissait dans son bon droit et s’interrogea sur sa condition de flic. - Tout ça pour ça ! Putain, chercher à se faire flinguer pour rien ! - Il entra dans le bureau de Nadine et était conscient de son avantage sur l’autre artiste qui peuplait la scène du crime. Quant à Grunswald, il cherchait Martin Leroy dans la cuisine et le salon mais ne se doutait pas qu’une personne chassât également sur le même territoire. Pourtant, l’un et l’autre ne se doutaient pas qu’un simple mur les séparait. Grunswald marcha alors sur des morceaux de parpaing qui jonchaient le sol. Il alerta par là même Francart qui ne dit rien et laissa passer Grunswald dans le couloir attenant au bureau. Il se cacha dans la pénombre de la porte ouverte et attendit que Grunswald atteignit le fond du couloir. Ce faisant, il sortit d’un bond et pointa son arme et sa lampe de poche sur Grunswald qui déjà retourné tira le premier. Son genou gauche explosa et il s’écroula sur le sol. Grunswald courut vers sa voiture et démarra en faisant rugir son V.6. Francart brisa la vitre d’une fenêtre et tira un seul coup dans la tête de Grunswald : Martin Leroy avait causé involontairement la mort de la « gorge profonde » comme on dit chez les journalistes d’investigation. Les pneus dégonflés l’avaient bloqué dans sa fuite. Le moteur tournait encore à fond de balle lorsque Francart prévint son équipe de garde. Il pleura alors dans la nuit de février entouré du voisinage en robe de chambre et pantoufles ?