samedi 5 novembre 2011

708 : vendredi 4 novembre 2011

Peu de risque qu’un jour Léon n’achète un houka d’occase…


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Fathia pouffe sous la table. Autour d'elle les plis de tissus ondulent jusqu'au sol, c'est à peine si elle devine les ombres courant à pas de loup autour de la pièce. À côté, les adultes dansent, chantent, se perdent dans un brouhaha de fête. Il ne faut surtout pas se faire prendre. Elle se roule en boule, immobile, ses cheveux frisés tapissent le sol alors que ses yeux tentent de deviner l'extérieur par la fente entre le tissus et le parquet. C'est une partie de cache-cache. Celui qui s'y colle arrive enfin vers elle et soulève la nappe, le cri rieur et les mots triomphants : à ton tour !


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Un rêve horrible ! Mes yeux, mes pauvres yeux ! Pas une douleur, non ! Je n’étais pas non plus aveugle. Pire ! Le pire qu’il pouvait leur arriver : je vois des carreaux, de petits carreaux, comme ceux à travers desquels certains peintres regardent des parties du réel jugées belles à reproduire. Je vois des carreaux, fins comme le grillage autour du paradis – Tamel se réveille – Maman ! Je veux aller en enfer !


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Mon nom est Picris Clément, cinquante-deux ans, et je l'ai bien connu. Ce n'est pas parce qu'il était mon plus proche voisin, mais pour d'autres raisons. Ici voisin c'est cinq kilomètres alors. C'est un berger mais pas comme les autres. Vous savez, à force, il y en a de moins en moins, les critères de comparaison s'amenuisent, n'empêche. Taiseux comme les autres, il avait des trouées en plus. Son carnet, son carnet. Toujours à griffonner des machins dans un carnet, un genre de liasse tout rabioté, dans une belle peau cirée de cuir, étonnant pour un berger cette peau — sûrement de la vache, et c'était Celle qui lui avait offert. Il portait ses paperolles dans sa biasse, mais parfois rien, des journaux, des feuilles jaunies d'on ne sait quelle matière, et même ses mains. Je l'ai vu une fois griffonner sur un arbre, pour ne pas perdre cela qui l'avait traversé. Mais il le cachait, il cachait ça, le faisait en cachette. C'est un renard pour écrire, ça n'interférait pas avec nous, avec la vie, avec le travail, les bêtes, les fromages. C'était son monde à lui. Moi je l'avais vu faire, à force, son petit manège, on passait des jours et des nuits ensemble. Je ne sais pas s'il avait peur que la chose se dénature ou pourrisse à la lumière du jour ou s'il craignait qu'on lui jette des pierres parce qu'il repoussait le silence dans des zones où on n'avait pas accès. On n'a pas grand via ici vous savez : la montagne, et c'est du temps accumulé ; tout le travail des bêtes et de la ferme, et c'est du temps reculé. Le temps qu'il reste on peut le contempler, ou l'user sur des pierres. Lui, c'était creuser son petit caveau de silence. Celle ? Une femme qui s'est installée dans la région, il y a longtemps déjà. Avec un accent français. Nous étonnait, nous approchait, n'avait pas craint comme d'autres de partager un peu d'elle à nos griffes. On voyait pas beaucoup de femme ça non. Elle était pas comme d'habitude. Elle était seule. Pas d'homme, pas d'enfant. On savait pas trop ce qu'elle faisait, elle avait hérité dit-on de la ferme du Rehaut. Les autres femmes, elles avaient quitté. S'étaient enfuies, ou même jamais venues. La femme ici c'est la rivière ou la montagne, et c'est toujours du temps vous savez. Moi c'est le temps qui me plait. J'ai une montre et je m'en sers. Y'avait un type, sur l'Albe, il avait trois montres. On l'appelait Trois-Montres. J'aime ça. J'aime savoir qu'en même temps que je vous parle, mes bêtes agnellent, ou le blaireau se planque, ou même que de l'autre côté du monde, il y a des villes, avec des femmes belles en tailleur/talons, qui entrent dans des grands magasins, ou qu'ailleurs encore il fait nuit, et qu'ailleurs encore quelqu'un meurt, qu'aillleurs encore quelqu'un meurt, et qu'ailleurs encore deux personnes font l'amour dans un vrai lit, avec des matelas, des couvertures et draps, des édredons et tout et tout. Oui, Celle. Une femme qui s'était accrochée à lui, et même quand pas là, on sentait sa présence. Elle ne l'avait pas changé, on peut pas dire ça, mais le voilà qui d'inquiet et c'est les yeux ouverts, il est devenu préoccupé et le front plissé des rides. Une femme c'est toujours un départ. Un départ ça inquiète. Farigoule ne bougeait pas beaucoup — hors les centaines de lieues qu'on fait à pied. On se demande, parfois, même la nuit, perchés qu'on est sous nos étoiles, on se demande parfois si le monde se soucie de nous. On se dit que rien, rien n'aura lieu quand on disparaîtra. On a trop d'espace autour. Toute cette étendue, toute cette forêt, ça fait silence, ça fait tampon, ça fait coton, et nous, noyés là-dedans. Pourquoi il a bougé, alors, et traverser ça, pour elle, p't-être bien, pour elle, vassavoir.


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pirouettes sur vélo en devançant les cinq saisons/ or, y a-t-il de l'espace pour la pousse de l’arbre/ place pour les oiseaux sur les branches/ place pour l’écureuil dans le saut de la cime/ place pour les racines rampantes dans l'humus/ place pour les bourgeonnements des nids ? Le cycliste était indubitablement en danseuse et même si la pente s’aplatissait plus tard, la trace de l'inclinaison échauffait ses mollets. Autrefois le ruisseau murmurant était le vélodrome des saumons, dans l’explicitude cyclique _ or cependant y avait-il ici une fréquence dans le courant/ une fréquence mouvante où la noirceur des futaies s’éclaircissait jusqu’à la persistance rétinienne/ dans cette traversée incompatible avec le tour de roue/ mais c’est seulement quand lui-même se mit à tracer/ le petit vélo dans sa tête à tourner/ que ses pensées prirent racines dans l'air et devinrent ramures/ absorbant les contours (pneumatiques et rayons compris), sans le dring dring et creusant la crevaison/ en avant/ en avant/ en troisième vitesse/ dans la danse mécanique/ le processus mécanique du grincement/ quand le déclic de la chaîne - dans la roue du vent, dans la roue du feuillage, une feuille de route s’envole/ embardée, dans la roue de la brise... Changement de braquet.