samedi 31 décembre 2011

760 : vendredi 30 décembre 2011

Comme elle avait disparu, Farigoule Bastard a dû dévaler vers le hameau des Grièches. Non que le détour lui plut. Mais on connaît trop bien le destin des bêtes un peu plus flasques que ne sont les pierres dans ces gorges. Le matin du troisième jour, plus de traces, et pourtant les nœuds identiques. Disparus. Bonne bête cette mule, mais sujette à ses frayeurs subites, a pu finir mal son trajet. Pour chez nous, autant que nous concerne, autant que nous pointe, une bête vaut une bête et une bête c’est une vie — on est dessus comme on est dedans, pas de tortilles. Je n’ai pas les moyens d’avoir deux cochons. Regarde mes pannes, mes godasses, ce ne sont plus des brodequins, la semelle se décolle comme pour avancer seules et les fils que j’ai beau repriser font des dents inquiétantes. Regardes mes pannes, le jour et la nuit passent au travers, ça me protège à peine de l’air. Alors pour nous une bête de somme ou une bête de viande c’est kif, c’est de l’or. Du tabac. De la liqueur de citron. De la liqueur au citron, pas sûr qu’ils tiennent ça aux Grièches. Le chemin est toujours plus défoncé, les moteurs c’est trop hargneux avec la pierre. Le noir tombe fort dans ce biau. Heureusement le vent a calé. Et lorsqu’ils lui ont ouvert, c’est la couenne plongée dans le feu qu’on sentait, un grand barbu en peau de bête qui a dit Farigoule, quel vent ? — Pas grand via, ma mulesse a filé. Gare si je la retrouve. — Gare si on la trouve avant. Pas plus que la semaine dernière, une branque a affolé ma grège. Une dizaine a glissé au précipice, un cadeau pour les vautours ; et eux l’ont chopé deux, heureusement pas de grabuge. — Si tu la croises, tu sauras à qui elle a affaire. — Et là-haut, qu’est-ce a dit ? » Le temps de la parole sur la porte close a réchauffé le cœur et le ventre de Farigoule. Le Tone — le maître-lieu — l’accueille « à la cène ». C’est justement prêt, et porté par une jeune femme, enroulée sous un foulard qui lui dissimule deux bons tiers du visage. Lorsqu’elle lève les yeux, c’est Farigoule qui est prêt à rôtir et être dépecé par toutes les corneilles de l’histoire. Un peu par défi, un peu par vergogne, il se hisse pêle-mêle à la discussion, et on connaît qu’il échoue à l’attention. Le Tone a bien saisi de quoi il retourne et sourit dans un coin de sa bouche. L’autre bégaie et transpire. La fille du Tone est rentrée dans ses cuisines, et on ne la verra plus. Farigoule Bastard a fait traîner la séance du café moins pour le citron, qui n’apparaît pas, que pour voir débarrasser les hirondelles — qui ne résignent pas plus. Alors tout ce temps rendu élastique par le feu se contracte d’un poing comme Farigoule se lève, mi-âpre mi-amer, soulagé et colère, et il est convenu qu’il restera dans l’étable où il y a un peu d’espace à son corps devenu large d’effort. Il partira à l’aube, et n’aura plus qu’une idée en tête. Redescendre les Grièches pour à nouveau brûler sa peau à ses yeux.


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Peu de chances qu’un jour Léon Parsi parlât.


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Au-dessus de la foule indifférente Clémence aperçoit des projectiles, une rafale d'une dizaine de canettes qui déchirent l'espace et finissent leur trajectoire sur la scène. À peine concernés le chanteur et le guitariste font un petit saut de côté, tout en continuant de jouer. La jeune femme se retourne vers Johnny : - il faut stopper le show, maintenant. L'autre lui jette un oeil narquois : - non, no, non. -Mais, Johnny, on peut pas continuer comme ça. Du fond de la tente, un nuage blanc s'étire au- dessus du public et progresse lentement vers le groupe, déclenchant sur son passage toues sèches et cris de protestation. - putain, les gaz, Johnny, faut qu'ils arrêtent de jouer, tout de suite, ça déraille, va leur dire. - pas question, t'as voulu qu'on joue, on continue. C'est juste un concert. Y a de l'ambiance, baby. Visage écarlate, regard noir, Clémence saisit le casque de motard à visière accroché à sa ceinture, rejoint la chaine de militants en ligne droite, du même geste, ils baissent en coeur la visière de leur casque au moment où le nuage blanc de lacrymogène atteint la scène comme un drap que l'on tire. Elle essaye de s'aligner à côté de ses camarades soudés. Elle n'arrive pas à prolonger leur ligne, toujours un léger décalage. D'un geste brusque elle met son casque, l'attache serré. En tant que responsable, c'est elle les yeux de la sécurité. Pour la première fois qu'elle ne rabat pas la visière transparente et protectrice. Regarde fixement, sidérée, l'épaisse brume qui arrive à un mètre de son visage nu. Clignant des paupières, poings serrés elle commence à tousser avant que la blancheur puante ne l'engloutisse. Clémence crie de toutes ses forces pour couvrir la musique et sa peur : - Charge, charge. On charge !