jeudi 31 mars 2011

503 : mercredi 30 mars 2011

Pour de multiples raisons qu’il serait difficile de développer ici, eu égard aux contraintes formelles que nous nous sommes arbitrairement mais non moins impérativement imposés, jamais Léon n’imagina devenir le héros d’une nouvelle en trois lignes.


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Parfois Corinne rêve qu'elle est dans les montagnes et qu'elle peut escalader des pans entiers toute seule, ongles dans le roc, yeux dans les failles, poumons dans l'air enivrants des cimes. Elle s'échappe ainsi quelques minutes le visage tendu vers le ventilateur, le temps d'une évasion sereine, avant de reprendre le train train ronronnant des mails et des process.


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Et les pigeons, ailes flapies, becs décatis, migraient vers la Porte Saint-Martin: fiente éhontée colonisant les pavés, bittes et chaînes annexées, trottoirs entrepris.


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Sans-doute aurait-il mieux valu que je ne le rencontre pas. Mais il était là, en face de moi, sur le trottoir, dans cette nuit mouillée. Il s’est retourné au moment où je sortais, ne sachant où me diriger. Une soirée à jeter dans le caniveau, qui vous met les nerfs à fleur de peau, qui vous dégoûte à la fois de vous-même et des autres. J’étais vide, incapable de penser, ivre de fatigue, totalement défaite, moche, perdue et je restais là, sous la pluie, à regarder cette silhouette inconnue. Il m’a fixée puis a fait quelques pas dans ma direction. A-t-il senti combien j’étais abattue ? Je ne me souviens plus de ce qu’il a dit mais je l’ai suivi et nous avons marché côte à côte longtemps, jusqu’au fleuve. La pluie s’était arrêtée. Sa voix était grave et douce. Il fumait beaucoup. Les mots qu’il prononçait m’apaisaient. Je grelottais. Nous nous sommes assis au bord du fleuve, à même le sol. Il a ôté sa longue veste, l’a mise sur mes épaules. Il n’a plus rien dit. Le ciel s’était éclairci, quelques étoiles timides apparaissaient. Il s’est mis à fredonner des airs que je connaissais par cœur. Comment a-t-il su ? Tout à coup, j’étais troublée. Je me suis appuyée contre lui, il sentait le tabac et le chien mouillé. Nous avons passé le reste de la nuit ainsi, à jouer avec les mots, à observer le ciel, à rire aussi. J’ai dû m’endormir un peu, il a veillé sur moi. Aux premières lueurs de l’aube, il m’a relevée et nous sommes partis, ma main dans la sienne, jusqu’au café de la gare. Il m’a offert un thé et un petit sablé croustillant que nous avons partagé. Je l’ai accompagné à son train. J’aurais voulu connaître son nom, savoir où il allait : il a lu tout ça dans mes yeux. Il m’a serrée dans ses bras, de ses grandes mains a recoiffé mes cheveux, a posé un doigt sur mes lèvres, m’a chuchoté à l’oreille « Bonne chance, petite souris ! » puis est monté dans le train. Je ne sais combien de temps s’est écoulé avant que je me décide à quitter la gare. Je suis repassée par le fleuve, il faisait beau, j’avais fait un beau rêve. Je ne l’ai jamais revu. Je ne l’ai pas cherché non plus. Mais lorsque je ne vais pas bien, son visage m’apparaît, son sourire aussi… Je fredonne toute seule dans la rue. C’était il y a longtemps, je n’ai pas perdu mon rêve, je replonge dedans de temps en temps. Je suis presque vieille maintenant mais je me sens encore petite souris prête à grignoter la nuit.

mercredi 30 mars 2011

502 : mardi 29 mars 2011

Décidé d’arrêter les corn flakes.

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C’était, sans préméditation, nettoyer son bureau. Jeter tous les vieux post-it, tous les vieux schémas griffonnés sur A4, les trois vieux cahiers (ne garder que celui courant), les stylos trop vus (aller aux fournitures les remplacer et finalement prendre un cahier neuf, ranger le courant dans le tiroir), pousser le clavier, la souris, les bacs à dossiers et nettoyer le plan de travail avec un chiffon imprégné, puis deux, puis trois, un quatrième pour les deux écrans. Dépoussiérer le clavier avec la bombe de gaz dépoussiérant. Souffler, se sentir bien, ouvrir la fenêtre, laisser entre l’air, la lumière, et le ronron de la ville. Regarder l’openspace et voir deux collègues, que nous venions d’inspirer, se lancer eux aussi dans ce nettoyage printanier et sourire au temps, pour eux, pour nous, comme gagné sur la peine, par ces quelques gestes bienfaisants.


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Quand elle n'en pouvait plus d'essayer de faire de la cuisine sur sa petite plaque électrique illégale, dans leur chambre, Jeanne s'arrêtait, sur la place devant le fleuve, à quelques rues de là, devant la vitrine d'un installateur de cuisine, sobrement et richement sophistiqué, à l'unisson du quartier ; elle s'émerveillait devant les grands plans de travail, la façon dont ils semblaient être également trucs à cuire, s'interrogeait sur l'utilité de certains appareils, se réfugiait dans des petits paniers et poteries si délicieusement rustique. Jean la surprit un jour. Il la regarda, un rien navré. Il posa sa main sur son épaule. Elle se retourna et avec un petit sourire : « il faudrait d'abord que j'apprenne à cuisiner » — « ma foi oui, mais tu n'en aurais pas besoin, il y aurait une précieuse personne pour cela — moi ce que je préfère c'est le reste du reflet, les arbres et l'eau." - « nous aurions une maison dans les bois, toute ouverte, et ferions la cuisine avec les oiseaux ». Il lui prit la main. Ils partirent. « Ce serait formidable s'il pleuvait ou neigeait ta cuisine aux oiseaux. »


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La boîte fait 40cm sur 50cm et une hauteur de 30 environ. Elle est grise, il y a deux poignées sur les côtés et un couvercle. C'est important le couvercle, Anna va pouvoir arpenter les couloirs pour la dernière fois, jusqu'à la sortie, sans que ses ex-collaborateurs puissent assouvir leur curiosité passive. Anna s'en va. Elle leur manquera une demi-journée, puis une autre intérimaire prendra sa place. L'entreprise continuera à ronronner, les process Kafkaïen se succèderont les uns aux autres, les hommes passent, rien ne change. Anna remplit sa boîte calmement, elle a déjà des choses à faire, son esprit la devance dans les endroits à visiter. Elle part sans dire au revoir, pas besoin, elle laisse derrière une armée prête à faire entendre sa voix, des grains de sable dans la machine trop bien huilée : et si les huileurs retiennent leur geste, alors quoi? Place à la révolte des intérimaires.

mardi 29 mars 2011

501 : lundi 28 mars 2011

Léon ne parvenait pas à imaginer que le premier qui eut l’idée de dresser une clôture autour d’un lopin de terre qu’il déclara être sa propriété exclusive ait été foncièrement bon.


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C’était partir plus tard sans s’en apercevoir, s’être fait avoir par le changement d’heure, avoir potentiellement économisé de l’énergie nucléaire et avoir certainement été plus productif, dans un mouvement d’inconscience professionnelle.


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Il arrose ses fleurs tous les matins, face à la rue et saluant les mamans qui emmènent leurs enfants à l'école. Il est là en fin de journée aussi, ramassant des feuilles, taillant ses rosiers. La rue le trouve gentil, un peu assommant. Lorsqu'il salue, ça va, mais s'il commence à parler alors on n'est jamais certain de partir rapidement. Personne n'est jamais entré chez lui. Personne n'a entendu l'écho du vide se cognant aux murs, le ronron du compteur qui ne compte pas grand-chose, vu ses pièces vides et son frigo aux victuailles inconséquentes.

lundi 28 mars 2011

500 : dimanche 27 mars 2011

Souvent Léon se demandait qui du gaucher ou de l’homme de droite était le plus contrarié.


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Acouphène appuie ses semelles sur la terre élastique, l’élastomère se colle à l’herbe, avec un son creux, intéressant. Tout en enclenchant son enregistreur, il actionne la manivelle de la fontaine, qui se met à tourner avec un bruit mat. L’eau monte dans la colonne, puis s’écoule dans le déversoir. Très vite, le déversoir s’engorge, et l’eau rebondit sur la flaque. Le son se propage, puis tinte contre la colonne. C’est un son léger à mixer avec le bruit mat de la manivelle. Cela va s’appeler « Vague écrêtée à la capsule ». Un son imprécis, sur un tempo lent. Étiré, de l’eau sur du métal, dilué, et qui tinte, c’est l’eau, le métal, vague, écrêtée, capsule, vague… Les robinets mélangent, vague bière, cidre vague, écrêté, métal, dilué, le rythme prend, le rythme lent, c'est là.


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Il pensait que la vie était un jeu, qu’il pourrait continuer ainsi, à s’amuser de tout. Il voulait rester dans la légèreté. Les catastrophes et les drames ne le concernaient pas. Il ne comprenait pas cette propension de l’être humain à la réflexion, à l’analyse, ce goût pour le sérieux, le questionnement. Il ne doutait jamais. Il n’espérait rien. Pour lui, la vie était un bref passage dont il fallait profiter. Il était charmant, toujours de bonne humeur, aimant rendre service, sans attache. Il se disait peuplé de rires et, de fait, on appréciait sa compagnie, tant il savait être drôle ! Il remarquait le moindre détail, il tissait sa toile de petits rien, et, disait-il, se délectait des mille petites choses que personne ne remarquait. « Je m’émerveille de tout et je ne sais rien » : telle était sa devise. Il avait un sens aigu de l’observation, croyait à la suprématie du regard sur la pensée. Il était le seul à remarquer les changements dans la ville : la nouvelle peinture d’une façade, les arbres taillés dans le parc, un nouveau banc devant l’école, un trottoir refait…jusqu’à la couleur des stores d’un nouvel immeuble. Tout cela le ravissait, comme s’il participait à tous ces changements. Sa saison favorite était le printemps : il trouvait que tout avait un air neuf, que les femmes dans la rue rajeunissaient, que les yeux des messieurs pétillaient. Il nous racontait les nouveaux bourgeons, le vert du gazon, les massifs de fleurs colorés, les jambes nues des lycéennes, les ventres ronds des femmes enceintes, les allées et venues des jardiniers. Il imitait parfaitement le chant des oiseaux. Il décrivait la douce caresse du soleil et comment il en profitait tous les midis. C’était un être étrange, une sorte de funambule, on le repérait à sa démarche aérienne, on aurait dit qu’il effleurait le sol tant il semblait léger. Un jour, une explosion lui a mangé ses yeux. Il nous manque, terriblement, surtout son rire, sa joie de vivre qui effaçait nos soucis. Maintenant, nos soirées sont fades, nous ne rions plus.


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Ton cœur s'envole loin de toi. Heureuse et inquiète, tu sens son ivresse en plénitude et tu as peur de ne pouvoir contrôler les vents joyeux qui le soulèvent. Peut-être n'y aura-t-il jamais de chute, simplement cette légèreté grave qui danse au plus profond de toi. La raison te dit pourtant de faire attention mais il est trop tard, tu sais que si la brise retombe cela te sera brutal, douloureux, tu ne parviens même pas à en anticiper l'intensité. Tu fermes les yeux, sourire aux lèvres et cœur au vent : tu voles.

dimanche 27 mars 2011

499 : samedi 26 mars 2011

Pourtant peu enclin aux réflexions sociologiques ou politiques, Léon se demanda néanmoins pourquoi, lors du premier tour des cantonales 2011, aucun commentateur n’avait qualifié les abstentionnistes de pêcheurs à la ligne, et ce alors même que la pêche à la truite était ouverte, ainsi qu’en attestaient depuis deux semaines les multiples reportages, au demeurant fort intéressants, diffusés lors des différents journaux télévisés.


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La radio à fond déferle dans le véhicule. Les basses vibrent le volant et rythment les cahots de la route. Elle peine à garder les yeux ouverts. Plein phares dans l'aube naissante, clim au maximum qui inonde sa peau d'un air glacial, essuies-glaces qui parent inutilement au temps sec mais la font sursauter à chaque passage. La nuit fut trop courte et la route trop longue. Elle est au bout de ce qu'elle peut parcourir, il lui faut trouver un fossé pour y reposer son véhicule et son corps. Elle pousse un chemin de terre, coupe le contact, les phares, elle s'enroule dans la laine douce et s'anéantie de sommeil. Une heure. Deux peut-être, avant de continuer. Elle est en retard là où personne ne l'attend.


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Un camaïeu bleu un rien bricolé, et des sourires. Des olives variées, des minis saucissons pimentés et des souvenirs. Du Gigondas. Des sorties de table pour ramener un livre ou une photo. Un petit cadeau oublié. Des rires. Des mots. Des coudes sur la table, sans avachissement. Des phrases. Était-il bien utile de mettre fin à ces petits bonheurs, ces raboutages en retrouvailles, en amenant d'autres nourritures ? Nous avons fini par nous y résoudre, sans grande envie, et finalement ne l'avons pas regretté, cela a nourri la conversation.

samedi 26 mars 2011

498 : vendredi 25 mars 2011

Noté dans le courrier d’une lectrice : Je me permets de me tourner vers vous afin de savoir, si, par le plus grand des hasards, le personnage de Léon ne vous aurait pas été inspiré par cet étudiant (voir photo ci-jointe) auquel mon père, alors pharmacien, avait loué une petite pièce au second étage de notre maison.


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Il y a comme une odeur de liberté dans les couloirs, l'apéro du vendredi sème ses couleurs anisées, les gens rient, s'oublient, trainent au soleil. Les téléphones font vainement entendre leurs cris stridents, nous sommes dehors, de l'autre côté des portes closes, prêts à courir encore et encore le weekend jusqu'à lundi.


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Retour au point zéro, estocade Ceux qui, en passant par la moraine avec des grelots, cheminaient vers le vieux monde en éclaireurs, ceux-là eurent de la veine. Foin de routes riantes et de plaine verdoyantes, c'est sur un large fleuve qui traverse tout du nord au sud qu'ils voguèrent. Trois mois au moins à flotter dessus en lâchant régulièrement du lest. Des hublots, ils ne distinguaient même pas les rives quand la brume faisait son apparition. L'impression d'être sorti du temps, happés dans des moments flous comme des estompes, pirouettes et cacophonies fades inclues. Presque pas d'ambiance, sur les murs couraient des colonies d'insectes à douze pattes, ce qui ne modifia pas le sens de leur histoire dont je me demande toujours où elle va. Un midi où le soleil poudroya plus que raison, des cristaux cliquetèrent à l'unisson avant de se briser, cling ! Des oiseaux noirs s’envolèrent croasser ailleurs, pfff... Cette occasion, ils la saisirent pour prendre la belle d'escampette. Sur le pas de ma porte, je ne me fais plus de mouron. Quand les longitudes auront été balayées, que les poules auront des crocs, poussant toujours plus à l'est et un peu par hasard, ils retrouveront leurs pénates. Car, c'est dans le sens de la rotation, que l'élan est plus leste.


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Elle devint très facilement Sacha Matoue, bien que son entourage l’ignorât totalement. Les consonances félines de ce pseudonyme la rassuraient, lui ressemblaient. Car c’était tout ce à quoi elle aspirait : se blottir en boule dans le creu d’une couette, recevoir la caresse d’une main, s’étirer sans fin, limiter son expression au grognement, au feulement, au cri. Elle n’avait pas eu vraiment à chercher cette nouvelle identité, elle s’était presque imposée. Elle s’était souvenue du nom d’une ancienne voisine et d’une amie qui cherchait un prénom original pour son enfant. Il y avait bien quinze ans qui séparaient sa rencontre avec la première de l’amitié qu’elle avait nouée avec la seconde. Le hasard fît qu’elle pensât à elles le même jour. C’était comme deux fils qu’elle aurait connectés ensemble pour fermer un circuit et allumer en elle cette petite diode bleutée. Basse énergie, basse consommation. Mais lumière quand même et poésie de Lampyre. Le matin, en se réveillant après une nuit difficile, elle exhortait doucement Sacha à se lever. Quand on la taquinait un peu trop, elle pensait spontanément : “ils ne savent pas ce que les Matoue ont dans le ventre”. Du reste, elle aurait été bien en peine de le révéler. Ce secret - y compris pour elle-même - la rendait plus importante, tout simplement plus consistante. Son comportement n’en subît pas de changement remarquable, du moins dans un premier temps. Peut-être était-elle légèrement plus distante, mais ses proches composaient déjà depuis longtemps avec ses absences et ses rêveries. Ils ne perçurent rien de nouveau. Pour eux, elle restait Delphine Meurizé. Elle continua de répondre à ses nom et prénom d’origine. Dans le miroir, la solitude et le silence, elle s’adressait pourtant quotidiennement à Sacha.

vendredi 25 mars 2011

497 : jeudi 24 mars 2011

Jamais Léon ne se demanda si le terme de webmaster impliquait ou non une référence à la dialectique hégélienne.


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C’était se tromper d’étage et sortir de l’ascenseur en un lieu presque identique à celui, connu, du quotidien, et ressentir un léger trouble et, au bout de quelques pas, comprendre notre erreur. Mais avancer encore un peu jusqu’à cette porte ouverte pour tenter de deviner où nous étions. Et là, voir une salle aux murs nus éclairée du blanc tremblotant des néons, des fenêtres sans lumière, une grande table de réunion dix places avec cinq moniteur-clavier-souris-tour, et trois jeunes en costume-chemise-cravate, au regard tiré vers le halo de l’écran, un quatrième feuilletant un magazine (01 ou Programmez) et le silence, le calme, l’atmosphère de cuve de cette pièce. Aucun regard échangé, peut-être des têtes se tourneraient-elles tout à l’heure quand l’ascenseur nous emporterait à notre étage. C’était donc repartir, laisser en paix et oublier les intercontrats.


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Impitoyable envers les veuves et les orphelines, la fabrique de paragraphes les chasse et tourne la page.


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Nous étions un peu fatigués, pas à bout de forces, non, mais agréablement las, et puis nous avions légèrement faim, ou il était l'heure d'avoir faim. C'était là, jute à ce moment, la façade banalement aimable, la porte comme un trou, avec un rideau de perles, et la table, devant, avec sa nappe à carreau, entre deux chaises de jardin d'un vert clair, repeint. Tu as pris une chaise en me regardant, j'ai hoché la tête en m'asseyant. Tu en as fait autant. Tu as dit « bonjour », très fort, vers la porte. Nous avons attendu. Sur la table, sur cette nappe qui disait repas, il y avait ce pot de cyclamen blanc, si grand qu'il cachait ton buste, qu'il prenait toute la place. L'air vibrait, la calade devant, que nous venions de quitter, jouait de la couleur de chacun de ses cailloux dans le soleil, mais nous étions bien, dans l'ombre de la maison. Nous attendions toujours. Tout de même ce silence, et ce pot de fleur encombrant.... J'ai demandé « tu crois ? » Tu t'es levé. Le rideau de perles a cliqueté en retombant derrière toi. J'ai entendu ton pas, une petite toux, plus rien, puis de nouveau, au bout d'un moment, ton pas. La cascade du rideau de nouveau, et ton air un peu perplexe, souriant, très légèrement inquiet peut-être. Tu as dit qu'il n'y avait personne, trois tables, un grand comptoir de bas avec un évier derrière, et des bouteilles, mais dessous, et puis une porte fermée, peut-être vers une cuisine – en avançant, en face, une porte fenêtre sur un jardin, un fil et du linge, de la terre, un peu d'herbe courageuse et pelée, un citronnier, le mur d'une autre maison, mais personne. Et, en te renversant en arrière, des fenêtres mortes à l'étage. Tu as dit « je ne comprends pas – viens on s'en va ». Un peu plus loin nous avons trouvé des pains bagnats. J'ai mordu dans le mien. Je m'en suis « mis partout » comme toujours. La bouche pleine de délices. Et à la seconde bouchée, j'en ai eu assez, comme toujours encore. J'ai cherché une corbeille, ai renoncé, l'ai posé sur un muret de pierres avec un petit goût de culpabilité, et j'ai attendu que tu finisses le tien.


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Il est face à elle, seuls 50 centimètres les séparent, un petit demi-mètre aussi grand qu'un désert au sein duquel se cache un oasis de promesses. Il ne sait comment franchir cette distance, comment répondre à l'appel de ses yeux, à l'invitation muette de ses lèvres... Il faudrait pouvoir écarter les particules les plus élémentaires, oser briser le mur invisible qui sépare leurs corps. Elle reste silencieuse, une rougeur envahi peu à peu ses traits alors qu'il combat son indécision, un tremblement s'empare d'elle... Il ose... Ému par le frémissement qu'il perçoit en elle, il s'élance avec fougue et douceur... alors qu'elle se plie soudainement en deux dans le plus disgracieux des éternuements.

jeudi 24 mars 2011

496 : mercredi 23 mars 2011

Quand, le matin, il posait sur sa table de cuisine ses corn flakes Auchan, et que son regard, encore embrumé de sommeil, s'attardait sur le paquet de céréales où figurait une photo représentant la famille française idéale, soit une blonde souriante aux cheveux mi-longs, traits réguliers sans rien qui dépasse ou n’attire vraiment, un type châtain aux cheveux courts mais pas trop, l’air avenant dans un demi sourire, et que l’on devine cadre profitant d’un week-end bien mérité, et, bien entendu, les deux inévitables gosses, un gars une fille à qui ils ne manquent pas une seule dent bien qu’ils n’aient pas encore dépassé la dizaine, blondinets enjoués et se tenant droit, touche d’élan au milieu du couple serein et fier de sa progéniture, immanquablement Léon, renvoyé à la solitude et au désœuvrement béant de son célibat, sentait surgir dans les tréfonds de son être un indéfinissable sentiment de tristesse et d’abandon.


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C’était croire entendre un hurlement lointain et observer l’impassible espace ouvert sur les mêmes murs fermés et se dire qu’on avait, probablement, rêvé.


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Il ne sait jamais quelle charmante idiotie va sortir de sa bouche, et c'est bien ce qui lui plaisait quand elle avait 20 ans, une peau lisse et des seins rebondis. Aujourd'hui elle en a 45, ils font l'amour toutes les 2 semaines et il se prend à rêver d'une femme moins jolie mais dont il aurait le plaisir de la conversation.


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Et là tu n'auras d'autre choix que de continuer à chercher - te souvenir, trouver, inventer - un moyen d'y échapper à ce lieu sans nom ce terrain désolé. Du regard tu balayeras l'espace jusqu'à poser ton attention sur ce grand amas de pierres et de planches de bois, que l'on ne voit pas si on ne se concentre pas. De là tu suivras l'ombre portée, tu marcheras les yeux fermés parcourant de mémoire en longeant les anfractuosités du sol, en te fiant d'instinct aux senteurs dans l'atmosphère. Lorsque tu rouvriras les yeux, de minuscules perles de nacre scintilleront dans la terre noire. Le signe que tu attends. C'est à ce moment-là que tu sauras que tu es arrivé. Alors tu vivras une soudaine chute de tension, et puis, tu peineras à dormir, exténué, à l'écoute des vents lointains. Tu sauras oublier où tu te trouves ce que tu fais, de loin tu sauras retrouver en toi... Mais déjà ici on ne sait plus... ébloui ici la lumière l'aveugle. Patient, immobile, les yeux clos, il plisse le haut de son visage, il grimace, fronce les sourcils. Les fossettes se creusent, les muscles du cou ressortent imperceptibles, avec parfois ce léger sourire nerveux. Mais ce n'est rien. Stridentes les fréquences sourdent au loin. Les sirènes le perturbent à peine. Il s'enfonce, doucement en soi. S'enfonce dans son attention sa concentration. Un jeu de patience.

mercredi 23 mars 2011

495 : mardi 22 mars 2011

Léon fut peiné d’apprendre que la révolution ne serait pas télévisée.

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C’était ouvrir plusieurs projets, passés ou en cours, ouvrir des fichiers au hasard et traîner dans le code des autres, lire leurs manières, leurs tics, leurs astuces, leurs élans, leurs faiblesses, leurs erreurs pour mieux oublier nos propres errances, notre propre poutre, nos aveuglements, parfois, et ne pas avancer, aujourd’hui.


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Elle part sans savoir. Prête à offrir une confiance appréhensive, à tenter de détendre son corps endolori, à accepter des mains sur elle qu'elle espère apaisantes mais qui peuvent autant être source de mal. Elle a essayé tant de choses... Même l'acceptation, l'accueil de la douleur comme sienne. C'est ainsi que je suis, voilà qui je suis. Derrière les voiles d'apparat, les sourires, le maintient social, se terre une femme en souffrance dont le corps se tord sous une torture quotidienne assumée dans des larmes invisibles et tristes. Il n'y a plus d'amertume, plus de révolte, elle a du se séparer de ce manteau de guerrière pour exister dans la résignation. Elle ne pense plus à l'espoir d'un mieux être, elle essaie tout simplement de coexister avec sa part d'ombre et de souffrance, avec ce silence inexistant recouvert de ses cris qu'elle enfouit le plus loin possible en elle et qui n'osent résonner vers l'extérieur. Peut-être que cette tentative l'aidera. Peut-être rentrera-t-elle chez elle soulagée et sereine. Elle n'ose y croire - la déception serait trop pénible, elle se rajouterait à son muret de petites pierres noires, elle ralentirait son parcourt difficile vers l'avant. Elle est si fatiguée... Avancer, construire malgré tout, cela devient difficile. Elle s'arc-boute contre la porte. Bonjour, je viens pour un massage Shiatsu...

mardi 22 mars 2011

494 : lundi 21 mars 2011

Relevé dans le courrier des lecteurs : « Nous donnerez-vous bientôt l’explication du fait que Félix Leclerc soit mort précisément le jour où Léon fêtait ses 36 ans ? »

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Ils étaient partis. Elle débarrassait, lentement, avec des arrêts pour tenter de retrouver des moments de la soirée. Elle était fatiguée, tension retombée, et le plaisir qui avait suivi, quand elle avait cru sentir que tout se passait bien, ce mélange de gens, les rares connus... — et elle qui avait si peu l'habitude de... — ce plaisir qui restait là, mais apaisé, s'évanouissait doucement. Elle était dans le plaisir de toucher, de manier ces pauvres trésors qu'elle avait réunis, assez pauvres et divers pour que l'ensemble soit sans apprêt, mais trésors, au moins pour elle, pour que ce soit un don inaperçu. Les assiettes de provenances différentes, unies par les oiseaux, et ce bleu et ce jaune qui se retrouvent de région en région — l'argenterie, et là elle était fière parce qu'elle aimait les rubans noués qui garnissaient ce modèle qu'elle avait imposé, pendant des années, à ceux qui voulaient lui faire un cadeau, et chaque fourchette, chaque cuillère aurait pu être un sourire, un visage, un moment, si en fait elles n'étaient pas toutes semblables — le simple paréo qui avait servi de nappe — les couteaux d'argent chargés, mais pas trop, qui étaient son arrière grand-mère d'autant plus chérie qu'elle ne l'avait quasiment pas connue — et ce qui s'était dit ce soir là, et la façon dont des sympathies semblaient s'être dessinées. Elle a fini par les verres, fait couler une première eau, entrepris la vaisselle en évitant de faire trop de bruit à cause des voisins, mais en chantonnant, faux, entre ses dents.


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C’était l’évidence de la date, le cliché de la saison, la banalité de la météo, l’incertitude du lendemain.


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Ses paupières sont closes, elle reste en boule sous les draps métisses frais et rugueux. Le jour peine à percer les rideaux, le sommeil tarde à la quitter. Elle entend sa maison se vider de ses bruits, la voiture dehors qui démarre, enfin, elle se déplie, jambes et bras loin d'elle et savoure le calme voluptueux de sa solitude.

lundi 21 mars 2011

493 : dimanche 20 mars 2011

Croisé Spade dans le local aux poubelles : sacrément porté sur la bouteille, l’Amerloque !

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Il se détourne du trottoir pour marcher sur la place. Elle est encombrée de structures métalliques qui se décrochent dans les bourrasques. Acouphène cherche un bruit d’eau. Il y a une fontaine sur la place. Elle est cachée sous les arbres, dans un recoin d’herbe. C’est une colonne de fonte munie d’une manivelle pour amorcer l’eau. La fontaine a été utilisée pendant le marché, l’herbe est détrempée tout autour.

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Parfois elle pleure sans savoir pourquoi, la fatigue, un film triste, un dessert raté ou quelque chose d'indéfinissable qui l'imprègne et qui doit sortir. Les larmes coulent et avec elles l'amertume, elle se laisse aller sachant qu'ensuite un manteau paisible viendra la recouvrir de légèreté.

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Manifestement soulagé de ne plus avoir à faire le méchant, comme s'il s'était enfin résolu, après avoir longtemps lutté, à aller à rebours de ce qu'on exigeait de lui, il s'assit sans façon à la petite table en Formica et s'enquit de ma lecture. "Ah, Saint-Paul... Flamboyant, mais, que ça reste entre nous: je l'ai toujours trouvé suspect."

dimanche 20 mars 2011

492 : samedi 19 mars 2011

Léon se souvint soudain des autocollants jaunes qui fleurissaient sur les voitures de son enfance où, tantôt en français, tantôt en allemand, de doux rêveurs barbus et chevelus clamaient leur refus de l’énergie nucléaire, étalant ainsi au grand jour la preuve de leur absence totale de sens pratique et la prédominance dans leur mode de représentation du monde d’un esprit intrinsèquement réactionnaire (ce qui n’était pas le moindre des paradoxes concernant cette génération autoproclamée progressiste voire révolutionnaire qui, cependant, refusait cependant d’adhérer à l’inéluctable marche du progrès scientifique et technologique).


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Regarder le jour se dessaisir de sa lumière derrière les arbres, ces rochers tombés là on ne sait comment, vestiges de volcans plus vieux que ceux d’Auvergne, le ciel d’un noir bientôt velouté, les étranges constellations de l’hémisphère qui ne m’a pas vu naître, les dieux descendant, entrant en nous, annonçant l’instant d’extrême pudeur où les amants se dénudent comme pour la première fois avant que le plaisir ne s’en empare, prenant possession de nos corps pour que, le temps d’un temps qui ne se peut ni ne se doit mesurer, l’Univers et nous même soyons enfin ce que nous n’aurions jamais dû cesser d’être...


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Le vin tourne dans son verre et envoie son reflet rouge sur sa peau... Elle lève les yeux, sourie, s'illumine d'une plaisanterie. Sa conversation est légère, sa cuisine excellente, ses gestes sont mesurés. Parfois elle éclate de rire, déployant sa gorge en arrière vivement et sans calcul. Le dîner bat son plein, les convives sont charmés, conquis, ils se disent que Georges son mari à bien de la chance, qu'ils ont l'air heureux tous les deux. Personne ne remarque ses manches un peu trop longue par cette chaleur, les ombres sous ses yeux couverts de fond de teint. Parfois Georges frôle sa main, son bras, dans un geste à l'apparence tendre et amoureuse... J'ai l'impression d'être la seule à voir le tressaillement de son corps, la panique dans ses yeux, la nausée de sa vie. J'ai glissé les clés de mon appartement Breton dans son sac, un billet aller simple, quelques euros. Je vais vous laisser, bonsoir, merci pour cette soirée... J'espère qu'aucun orage ne viendra troubler l'après fête et qu'elle pourra partir.

samedi 19 mars 2011

491 : vendredi 18 mars 2011

Léon, pour la énième fois, relut les quelques mots inscrits sur la carte de visite tout en hochant la tête d’un air dépité: Spade travaillait donc pour Charles…

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Retour au point zéro, la suite Bien que est soit finalement plus loin que ce qu'on songe, ils ont tracé dans sa direction sans que je sache où ils voulaient en venir et le temps a coulé. Sous le ciel, rien de nouveau. Ce ne fut pas une promenade de santé mais un éprouvant voyage, ils n’avaient même pas de plomb dans le ciboulot, sur les hauts plateaux un vent orageux les démangeait, ce qui ne changea rien à leur improbable épopée. Quelques uns ont couru plusieurs lièvres de concert, d’autres se sont tout bêtement égarés. Dans la jungle, l'un d'eux fut capturé par une cruelle tribu sans concessions. Écorché vif, il fut prit de gastro et les sauvages s'écrièrent d'une seule voix: quel manque de pot ! Hormis ces quelques cas, rares comme de minuscules grains échappés d'un sablier, tout suivit son court le plus normalement du monde: ils traversèrent certains pays en proie aux moussons, de temps en temps les nuages disparaissaient et un soleil se levait, étincelait, cognait... Tantôt des routes à perte de vue, tantôt des déserts aux sables émouvants qu'ils traversèrent de leurs foulées légères... Un voyage harassant, somme toute, parce que dans l'effort l'horizon seul ne suffit pas...


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Je regardais à côté de moi le plat de pyrex et le reste de gâteau au chocolat. Je regardais mon assiette en carton, les quelques miettes qu'avait laissé le morceau, guère plus grand, que je m'étais servi et la ravissante cuillère en argent. Je regardais la nappe multicolore. J'écoutais Pierre qui s'était levé et jouait une partita de Bach. J'ai levé les yeux. J'ai fait le tour des visages. Nous sourions. Et pour une fois j'ai cru que le bien-être que nous éprouvions tous, assemblée hétéroclite, était sans arrière pensée. Les rêves s'entrecroisaient, sans se reconnaître, avec un respect courtois.


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Il est d’usage qu’à l’occasion de la tenue du Salon du livre de Paris, le personnel de la fabrique de paragraphes jouisse d’une demi-journée de congé non décomptée des cinq semaines ouvrables auxquelles il a droit, ni de ses éventuels jours de RTT, aux fins de visiter le salon. C’est un avantage acquis de longue date sur lequel il ne saurait être question de revenir sans déclencher un mouvement social d’ampleur au sein de la fabrique, même si, comme dans le cas des employés de banque libérés les veilles de jours de fête suffisamment tôt pour avoir le temps d’aller à confesse, nul n’est dupe quant à l’emploi effectif de cette demi-journée finalement fixée, à l’issue d’un harcèlement durable de la direction par les délégués du personnel, au vendredi après-midi. Aucun contrôle de présence sur place n’étant effectué (comme on l’avait cependant imaginé au moment de la mise en place du système, au temps du Grand Palais), gageons qu’en cette 31e édition, nombre d’ouvriers seront allés à la pêche et nombre d’ouvrières auront pris de l’avance sur leurs travaux ménagers et rituels approvisionnements du samedi. Les plus vernis auront gagné, un jour plus tôt et en échappant aux embouteillages à la sortie de Paris, leur baraque à la cambrousse – comme ils disent. Qui les en blâmerait ?


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Elle descend en tourbillon, ses pieds nus volent d'une marche à l'autre. Tu les entends marteler le sol pour marquer son envol plus bas, plus vite, tu vois à peine les pans blancs de sa délicieuse robe de toile et la chair rose de ses jambes. Elle laisse derrière elle les effluves de son parfum sucré ainsi que son rire léger qui t'entoure, t'enlace dans la plaisanterie complice qu'elle te joue. Tu as hâtes d'atteindre le premier étage, puis le rez de chaussée pour enfin la rattraper et gouter sa main, sa peau, son cou. Tout à coup, elle surgit devant toi. Bouh! Vos rires s'emmêlent, vos mains se trouvent, et tout à coup vous êtes silencieux, invisibles, dans l'ombre de la cage d'escalier. Seul le vent timide de l'été ose s'aventurer jusqu'à vous par une fenêtre ouverte.


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Il est vrai que je fuis en permanence, depuis toujours: ma façon de sans cesse regarder ailleurs, de ne jamais m’installer complètement, de m’inventer en perpétuelle transition. Ça ne m’empêche pas d’être casanier, voire de m’enterrer, bien au contraire. Car c’est la même chose: ne pas bouger jusqu’à s’effacer. Être, par l’esprit, sans cesse ailleurs, c’est par la chair n’être nulle part.


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Elle commença à y réfléchir méthodiquement. Bien sûr changer de nom changerait sa vie et qui elle était. Sinon pourquoi le faire ? À l’évidence, elle renierait son père. Soit. Mieux valait ne pas trop penser au mal que cela pourrait lui faire à lui, s’il l’apprenait. Quel nom prendre pour le remplacer ? Celui de sa mère était plus ordinaire. Est-ce qu’elle ne le regretterait pas ? Comme un tatouage ou une opération de chirurgie esthétique qui en appelleraient d’autres ou qui tourneraient mal, si son nouveau patronyme ne lui seyait pas ? Est-ce que ce ne serait pas ouvrir la porte à d’autres changements ? Entamer une course sans fin. Changer de prénom, changer de boulot, changer d’adresses (postale et numérique)… Il fallait produire une copie de son casier judiciaire. Il suffisait d’en faire la demande en ligne. A quoi cela ressemblait-il ? Un morceau de papier aussi insipide qu’un acte de naissance. A moins que… pourrait-il révéler un délit qu’elle ne se souviendrait pas avoir commis ? ou qu’elle aurait jusqu’ici voulu oublier. Lentement sa raison vacillait. Il était urgent de renaître autre. Mais il lui manquait un motif légitime. Elle n’était pas la fille d’Hitler, son nom n’avait pas de consonance étrangère difficile à prononcer, personne n’allait l’adopter… Elle se donna malgré tout une nouvelle identité qu’elle était seule à connaître. Dans son for intérieur elle troqua son nom et son prénom contre une autre paire qui devait lui porter chance.

vendredi 18 mars 2011

490 : jeudi 17 mars 2011

Que l’on imagine difficilement Léon se promenant avec un rat sur l’épaule constitue-t-il une preuve du conformisme ambiant ?

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Autour de lui, de l'herbe broutée par des vaches dans des champs ondulant. Des jonquilles bordent le chemin, les primevères naissantes émettent un parfum sucré se mêlant au vent salé venant de la mer à côté. Le ciel vibre du printemps à venir, les mouettes chantent et se poursuivent gaiement. De tout ceci, il ne voit rien : il est trop occupé à regarder des photos de la région sur son téléphone.


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Ellipses, éclipses. Trajectoires au hasard. Ils s'enfoncent dans l'horizon de plus en plus profond. Perdus, peut-être, à l'affût. Recherchant un refuge. Leur vue se trouble là tour à tour. Et pourtant ils veillent. Et surveillent leur fatigue. Machinal : brisés, bruits du souffle, symphonies éphémères. La buée sur les vitres face aux yeux. Incertains, ensembles aléatoires, sans définition... Nous ne voyons pas les eaux tourbillonnantes autour de nous.


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Arrêt sur image Une ville s’éveille. Un volet s’ouvre, une tête apparaît, puis un bras. C’est une femme âgée, toute fripée. Elle se penche, ses petits yeux furètent partout, puis d’une voix grêle, elle appelle son chat. Il n’est pas très loin, le coquin, il l’entend, s’étire et d’un pas nonchalant, se dirige vers l’entrée de sa maison. Je m’éloigne doucement. Des pas sur le trottoir, un peu lents, hésitants, un vieil homme passe, derrière lui, un petit chien trottine. Plus loin, une porte claque. Je m’arrête devant : une merveilleuse odeur de café chaud titille mes narines. En face, un homme pressé, encombré de dossiers, cherche maladroitement ses clefs de voiture. Il me voit et m’offre un sourire en forme de grimace. Le camion des poubelles passe et m’empêche de lui rendre son sourire. Je me colle contre le mur, écoute les sons annonciateurs d’une nouvelle journée. Un bébé pleure en haut de l’immeuble, une jeune voix tente de le calmer. Des voitures passent, un vélo freine tout à coup, là, tout près, deux personnes se saluent et entament une conversation animée. A ma gauche, je reconnais le terrible couinement de la grille poussée par le marchand de journaux. Et aussitôt les voix tonitruantes des habitués. Un peu plus loin, une femme chantonne tout en frottant énergiquement de son balai brosse le pas de sa porte. Je reconnais le tintement de la sonnette de la boulangerie : une maman en sort, traînant par la main deux gamins dévorant une brioche. Une cavalcade, quelques collégiens détalent, soucieux d’attraper leur bus. Leurs rires résonnent longtemps à mes oreilles. Devant le bar, quelques jeunes gens martèlent le sol tout en fumant leur première cigarette. Les rues se peuplent, les « bonjour », « bonne journée », « à ce soir » fusent, ce fourmillement de vie, tel un orchestre qui s’accorde, me transporte de joie.

jeudi 17 mars 2011

489 : mecredi 16 mars 2011

Léon, en matière de voitures, préférait les allemandes, les seules, disait-il, qui le faisaient rêver.

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C'était voir, sentir, entendre, dans la rame bondée métro tout ce qui pouvait nous contaminer, toux, éternuement, haleine acide, mains sales, barre de maintien moins éclatante à cet endroit, tâche humide au sol, corps des autres trop près, trop collés, chaleur, trop de sueur, postillons ; c'était sortir deux stations avant en toussant soi-même d'irritation, penser à ces parfois quelques touristes souriants qui se moquaient à voix haute de la gueule de dix pieds des parisiens et leur donner soudain raison et avoir des envies de grand air de prairie et d'arbres en fleurs et de silence et de personne autour dans les montagnes au son lointain de cloche des vaches.

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Il s’est immobilisé au bout de la rue, las de toutes ses préoccupations, à bout de souffle, conscient subitement d’être passé à côté de l’essentiel. Il a baissé la tête et regardé ses pieds. Jusqu’à sentir le sol, jusqu’à s’y enraciner. Alors il a fermé les yeux. Il s’est empli de la sensation de son corps qui devenait lourd, qui descendait de plus en plus profond, qui emportait, avec la violence d’un torrent, tous ses soucis, ses pensées, ses angoisses. Petit à petit, une étrange paix s’est installée en lui. Il a relevé la tête, ouvert les yeux, s’est remis à marcher d’un pas léger, un beau sourire aux lèvres. Depuis ce jour, il a coutume de reproduire cet exercice si simple qui le rend si heureux.
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Elle est assise à moitié sur son siège, elle manque de tomber à chaque cahot et pourtant elle reste ainsi. Comme si bouger était impossible, comme si ses indécisions devaient prendre existence, ce malaise quotidien, chemins de souffrances invisibles et de choix paralysants.

mercredi 16 mars 2011

488 : mardi 15 mars 2011

Relevé dans le courrier des lecteurs : « Songez-vous à proposer un jour prochain une version papier des aventures de Léon ? »

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C’était au téléphone tout le jour, trop longtemps, combiné pas adapté calé contre l’épaule et le cou cassé et l’oreille en feu c’était tenter de comprendre en manquant tout ce que le téléphone ne faisait pas passer, c’était échouer à venir à bout de ces corrections, échouer en direct, échouer au pixel près, au dernier moment, trop tard, trop inutiles, trop complexes, pourquoi accepter, pourquoi ne pas jouer son rôle de conseil, refuser, repousser, améliorer mieux ; au lieu de ça être là au téléphone sous le flux de paroles invisibles directement dans la tête comme divines pensées, accepter, faire, faire mal, échouer, reprendre, échouer pire.


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Elle s'assied trois fois devant son ordinateur. Commence un mail, vérifie son facebook, son twitter, va sur le site du Figaro... Se relève sans n'avoir rien terminé ni envoyé. Devant sa fenêtre, un dirigeable, envoyé par Jules Verne, qui mesure le taux de radiation. Le soleil s'y perd un peu, la ballon ressemble à un nuage ciselé par l'homme. C'est perturbant et distrayant. Elle sait qu'elle devrait faire quelque chose, qu'elle a oublié, c'est important, c'est habituel... C'est quoi ?

mardi 15 mars 2011

487 : lundi 14 mars 2011

C’est seulement en lisant la presse que Léon apprit la disparition d’Albertine.

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Zineb, je m'appelle Zineb. Je suis en médecine. Je veux devenir pédiatre. Généraliste ou infirmière, mon père n'aurait jamais voulu. J'aime les enfants, c'est sûr, seulement, j'ai choisi la pédiatrie parce que c'est un cursus très long. Car une fois le diplôme en poche, je dois me marier. Et je ne suis pas pressée. Les études, c'est ce qu'a réussi à obtenir ma mère. Que Dieu la bénisse. Heureusement que mon père ne voit pas se qui se passe en fac : alcool, drogue, sexe. Ma vie est assez grise, j'ai peu d'amis, je ne fais pas partie du délire étudiant. Ma seule distraction, c'est la chanson d'Urbain chaque matin. Hier, il m'a joué Rape me de Nirvana. J'ai fait mon ingénue à l'écoute des paroles, mais j'ai trouvé l'idée séduisante. Mon Dieu, si mon père m'entendait. Je leur ai toujours caché mes petits copains. Mes parents me croient encore pure, s'ils savaient. Le drap exhibé après la nuit de noces, faudra éviter... Urbain m'accueille tout sourire, bien qu'un peu tendu, il expédie une chanson de Neil Young pour me jouer sa nouveauté. Je dois deviner l'auteur, c'est notre jeu. Ça commence en bossa, c'est en français, puis le chant et l'harmonie changent, je ne connais pas, une chanson d'amour, je dirais Brel sans ce début en bossa, bizarre. Peut-être un jeune chanteur. À la fin de son morceau, j’avoue mon ignorance, il est sur le point de m’éclairer lorsqu’un étrange convoi arrive.


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C’était soleil, alors descendre, sortir de l’immeuble et, avec quelques collègues, s’installer en terrasse pour le café du matin, goûter à la douceur du temps pris, bataille de gagnée et, incidemment, trouver la solution d’un problème technique, venue car réchauffée, peut-être, au soleil.


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Tu te réveilles après la tempête et tu ne sais plus exactement où tu es. L'eau du ciel s'est mêlé à la mer, le vent a secoué ton embarcation. Là, au moment précis où tu sors de l'inconscience, un calme étrange teinté de bleu et de gris, un brouillard planant sur les eaux accueille ton regard. Le ciel d'un noir palissant sombre dans l'aube timide, reflétant tes yeux qui prennent la mesure des dégâts. Tes instruments, toute l'électronique, plus rien de fonctionne. Le sel a blanchi tes mains et tes vêtements, tout est trempé et tu grelottes, dépliant tant bien que mal une couverture de survie et des vêtements secs de ton placard étanche. Tu es seul au milieu de l'eau, sans le repère des étoiles, tes instruments ne fonctionnent plus et tu dérives au gré du courant et des vents. Surtout, tu es en vie.

lundi 14 mars 2011

486 : dimanche 13 mars 2011

Réfléchi à ce que m’a dit la serveuse du Bleu Moon bar sur ce que l’on croit hasard et qui n’en est pas ; trouvé un exemple troublant : l’affaire Dominici a débuté le jour de la saint Dominique…


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Elle est encombrée de fatigue, ses yeux peinent à rester ouverts. Elle continue néanmoins à rouler droit devant elle, agrippée au volant comme à une bouée, le dos voûté et penché en avant comme pour mieux voir la route. Les arbres s'inclinent au-dessus de sa voiture et la protège de la pluie et du vent. Le vent malmène des branches, craquelle des troncs et mélange le sol à l'air, soulevant poussière, terre, graviers. Allez, allez... presque arrivée... Sa gorge est sèche, sa voix éteinte, elle se sent sale des heures passées à foncer la route. Elle songe au thé chaud qui l'attend, au bain reposant, à la sécurité des murs en granits. Elle doit atteindre son refuge avant que la tempête ne se déchaîne, sinon... Sinon l'être aimé risque de l'attendre vainement, lumière vacillante, dîner refroidissant, avec pour seule compagnie la colère des cieux grinçant le toit.


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Le soir ne tombe pas encore, comme on dit, mais le jour va vers lui. La tiédeur de l'air se nuance d'un peu d'humidité. Nous restons assis sous l'auvent, en regardant la lumière qui défaille légèrement. Dans ma tasse le thé est froid. Sous le coq matelassé la théière se meurt.


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Compilation Aquacoustique : les femmes conviées dans les alcôves feront entendre leur vibration ultime. Acouphène porte la main à son oreille pour atténuer le sifflement. La voix des femmes, suraiguë, noiera le chant des cachalots... Elles voudront savoir. Comment s’appelle le son ? Il est sorti bientôt ? Les femmes sauront que le son est prototype. Elles sauront qu’il ne va pas durer, même s’il est bon. Le son qui tient, ça fait trop XXe siècle. Acouphène leur répondra en remplissant les pintes des hommes. Ils boiront et ils l'apprécieront...

dimanche 13 mars 2011

485 : samedi 12 mars 2011

Peu attiré par la littérature, et ce dès son plus jeune âge, Léon, statistiquement, avait toujours eu plus de chances de devenir plagiste que plagiaire.


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À la fabrique de paragraphes c'est toujours le lock out.

samedi 12 mars 2011

484 : vendredi 11 mars 2011

« Mais Léon, puisque je vous dis que c’est dans la veste de Charles que j’ai découvert cette carte de visite au nom de Spade! »


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Retour au point zéro, début Je n’ai pas su quoi leur dire quand la question est tombée : où l'est, le vieux monde ? Jusque-là ils étaient certains que le vieux monde se situait à Copacabana. Aujourd'hui des nouvelles d'eux m'arrivent de très très loin. Avant ils vivaient tous tassés dans des trous agglutinés les uns sur les autres sans comprendre pourquoi. Est est tellement éloigné du palier de ma porte... Leurs émotions comprimées avaient soif de voyage. Où l'est, le vieux monde ? Après que j’ai hésité, fais le détour de la question, que j’ai séché sur pieds, hop, le chat a croqué ma langue. Ce fut la cause de leur départ, avant mon silence ils n'étaient pas vagabonds. Ils se sont mis en jambes. Zéro heure, un jour, dix semaines, cent mois avant d’atteindre Milan. Une force inquiète comme un vent orageux les a dénichés et entraînés sans bruit derrière les frontières, au-delà des no man’s land et des océans en quelque sorte, animés du seul espoir d'atteindre est. Est avait d’abord été une possibilité obsolète, est était rempli de promesse d'aubes... En un instant est est devenu leur unique objectif. Leurs yeux s'étiraient au fur et à mesure qu'ils cheminaient dans la direction du soleil matinal. Est serait finalement plus loin qu'on ne se l'imagine couramment. L'atteindre, macache, mais ils n'y arrivent pas ! Est se déplace constamment à mesure qu'ils progressent. Mais, est-il concret dans le fond, moi aussi je commence à m'interroger. Il parait que ouest, c'est kif-kif bourricot, la même promesse de vains mouvements, de parcours sans bornes, d’épopée fiasco. Jamais on n’y arrive. Quel désenchantement, quel choc ! Alors que nord et sud sont beaucoup plus cernables, des points fixes, on peut y aller pour de vrai, et s'essuyer carrément les moon boots dessus.


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7. Le crayon de Monsieur Pasdeloup Monsieur Pasdeloup est maître d’école à Dijon dans le quartier de la Manutention. C’est la fin des années cinquante. Il porte une blouse grise ceinturée. De sa poche de poitrine (cf. le Crayon de mon grand-père) dépasse le capuchon d’un stylo plume Waterman, reconnaissable au W sur la barrette, et un reste de crayon HB vert à bout noir. Il marche souvent dans l’espace entre les pupitres, les mains dans les poches de sa blouse. Il porte, aux pieds des pantoufles, de type Charentaise, et sur le nez de grosses lunettes aux verres à double foyer et aux montures épaisses en imitation écaille claire. Comme son nom l’indique, Monsieur Pasdeloup se déplace sans bruit, à pas de loup. On ne l’entend jamais arriver. Il se plante derrière un élève et dès que celui-ci à le malheur de commettre une faute – n’importe laquelle, elles se valent toutes pour l’instituteur – il lui écrase les deux joues entre les deux battoirs qui lui tiennent lieu de mains. C’est une sale expérience. On a les joues et les oreilles rouges et violemment cuisantes. Autant par la douleur que par la blessure d’amour propre. Personne ne ricane jamais, sauf son fils qui est dans cette classe et qui se bidonne – il est gros et gras avec de ridicules cheveux frisés coupés ras sur les tempes et qui forment une touffe en cône sur le dessus du crâne. Bien entendu, il échappe à ce traitement particulièrement imbécile. L’année suivante – nous sommes au début des années soixante –, je vais au lycée. Le fils Pasdeloup aussi. Un soir, je le rattrape au coin de chez lui, entre la rue Pasteur et la rue de Tivoli, et lui pète la gueule, autant pour ses ricanements que pour les baffes de son père. Le lendemain le père Pasdeloup est venu se plaindre à mon père. Je me suis pris une sacrée flopée de torgnoles en rentrant le soir. On m’a envoyé me coucher sans dîner. Sous le drap et la courtepointe, à la lumière de ma lampe de poche, j’ai écrit dans mon cahier secret – Hercule bandant son arc sur la couverture bleue – avec le reste de crayon que j’avais piqué, sur son bureau, au père Pasdeloup – il n’avait qu’à pas le laisser traîner – quelques semaines avant la sortie du CM2 : “ Un jour, je me vengerai et je quitterai cette maison et tout le monde sera bien triste. ” Je lisais les Aventures du Petit Nicolas dans Pilote à cette époque. Encore aujourd’hui, je lui mettrais bien un autre bon bourre-pif si je le croisais le fils Pasdeloup.


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C’était la coupure de courant, tout l’étage, le silence soudain des souffleries tues, l’ordinateur vaincu, pour un temps, et le travail avec, tout le monde vite debout, sourires, éclats de rire, murmure des conversations, la machine café arrêtée elle aussi, pas grave, on marche, le courant revient, on tarde, on espère une nouvelle coupure, mais rien.


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L'ombre s'éprend du ciel en perte de lumière, bientôt une nuit sans lune, bientôt des heures de veille. Les voisins peu à peu allument feux et lampes, les rues de leur côté étreignent le silence. Seul le cœur d'une maison reste aveugle à l'ennui, les enfants rient et dansent, les adultes boivent et mangent. Dans le secret des murs résonne une joie étrange, ici c'est le printemps quelle qu'en soit la raison.


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Elle avait porté fièrement son nom les 17 premières années de sa vie. Sa famille lui semblait spéciale et même exemplaire. A 18 ans, elle n’éprouvait plus ce sentiment d’appartenance mais considérait son nom comme l’un des nombreux éléments constitutifs de son identité. Il n’y avait pas à en être fière, ni même à en avoir honte, c’était une qualité comme une autre, comme la forme de son nez ou sa susceptibilité, son goût pour le fromage ou son manque de volonté. Bientôt ce ne fut qu’un nom qu’elle conservait par féminisme, en changer ne lui présageait rien de bon. Et puis un jour, ce fut un nom qui ne lui disait plus rien. Ceux qui le portaient étaient loin, certains grâce à ses efforts, d’autres malgré elle. Elle continuait d’en apprécier la sonorité mais il n’avait plus de sens. Elle fut soulagée d’être une femme et de ne pas avoir à le transmettre. Elle se demanda si elle voulait en changer. C’était possible. Cela changerait-il sa vie et qui elle était ?